Le principe de totalité : Différence entre versions
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| date de publication originale = 1963 | | date de publication originale = 1963 |
Version actuelle datée du 17 mars 2011 à 14:10
Philosophie politique | |
Auteur : | Jean Madiran |
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Source : | Le principe de totalité, Nouvelles Éditions latines, coll. « Itinéraires », Paris, 1963. 95 p. |
Date de publication originale : | 1963 |
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Difficulté de lecture : | ♦♦♦ Difficile |
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Sommaire
INTRODUCTION
Sans nous interdire, comme on le verra, de raisonner et de juger, et de conclure comme nous l’entendons, nous avons voulu principalement et d’abord mettre commodément à la portée du lecteur un certain nombre de textes fondamentaux propres à nourrir et orienter une méditation du principe de totalité.
Il pourra se faire qu’aucune attention studieuse à ces textes fondamentaux ici rapprochés les uns des autres, le lecteur aboutisse à des considérations ou des conclusions beaucoup plus amples et profondes que les nôtres: tel est précisément notre vœu.
ÉNONCÉ DU PRINCIPE
Le principe de totalité est énoncé sous une forme substantiellement identique et invariable depuis plus de vingt-quatre siècles. Une telle permanence rien d’étonnant: ce principe « découle de l’essence des notions et des choses et doit par là avoir valeur absolue » (Pie XII in Discours aux médecins neurologues, 52).
Le principe de totalité s’énonce ainsi:
« La partie existe pour le tout, et par conséquent le bien de la partie reste subordonné au bien de l’ensemble; le tout est déterminant pour la partie et peut en disposer dans son intérêt ». (Pie XII in Discours aux médecins neurologues, 52).
« Le principe de totalité lui-même n’affirme rien que ceci: là où se vérifie la relation de tout à partie, dans la mesure exacte où elle se vérifie, la partie est subordonnée au tout, celui-ci peut, dans son intérêt propre, disposer de la partie ». (Pie XII in Discours aux médecins neurologues, 52).
C’est ce que disait Aristote:
« On parle de l’objet de la propriété dans le même sens que de la partie: la partie n’est pas seulement partie d’une autre chose, mais encore elle appartient entièrement à une autre chose; il en est de même pour un objet de propriété ». (Aristote, Polit., I, IV, 5).
Ce texte d’Aristote est celui auquel se réfère directement saint Thomas quand il fait usage du principe de totalité. Et il en fait un usage fréquent dans toutes sortes de raisonnements:
« L’être de la partie est pour l’être du tout ». (Sum. contra Gent., III, 17).
« Une partie, en tant que telle, appartient au tout. ». (Sum. Theol., II-II, 64, 5).
« La partie est quelque chose du tout. C’est pourquoi tout bien de la partie est à ordonner au bien du tout ». (Sum. Theol., II-II, 58, 5).
« Le bien particulier est ordonné au bien du tout comme à sa fin: comme l’imparfait est ordonné au parfait ». (Sum. contra Gent., III, 17).
« Il est manifeste que toutes les parties sont ordonnées à la perfection du tout: le tout n’est pas pour les parties, mais les parties pour le tout. » (Sum. contra Gent., III, 112).
« Puisque le bien du tout est meilleur que le bien des parties... » (Sum. contra Gent., II, 44).
« Il est manifeste que le bien de la partie est pour le bien du tout. » (Sum. Theol., I-II, 109,3).
« La bonté d’une partie s’apprécie en fonction du tout. C’est pourquoi saint Augustin dit que toute partie est difforme quand elle ne convient pas au tout (...). Et le tout ne peut être bien constitué qu’avec des parties qui lui soient proportionnées. » (Sum. Theol., I-II, 92, 1 ad3).
« Chaque partie aime naturellement le bien commun davantage que son bien propre particulier. Cela se manifeste pratiquement: chaque partie a en effet une inclination principale pour l’action commune en vue de l’utilité du tout ». (Sum. Theol., II-II, 26, 3).
« Le bien et le meilleur ne sont pas considérés de la même manière dans le tout et dans les parties. Dans le tout, le bien est cette intégrité qui ressort de l’ordre et de la disposition des parties entre elles ». (Sum. contra Gent.,III, 94).
« Toute partie, en ce qu’elle est, appartient au tout. C’est pourquoi la nature elle-même porte dommage à une partie pour sauver le tout ». (Sum. Theol., I-II, 96,4).
« Il est naturel que la partie s’expose pour la conservation du tout: ainsi, la main s’expose au coup, sans qu’il soit besoin de délibérer pour la conservation du corps tout entier ». ((Sum. Theol., I, 60, 5).
« Toute partie est ordonnée au tout, comme l’imparfait au parfait. Et c’est pourquoi toute partie est naturellement en vue du tout. S’il est nécessaire au salut du corps humain tout entier de couper un membre, par exemple parce qu’il est infecté et infecterait les autres, on le fait à juste titre ». (Sum. Theol., II-II, 64, 2).
« Le bien du tout l’emporte sur celui de la partie. Un gouvernement prudent néglige quelque défaut de bonté dans la partie, en vue d’augmenter la bonté du tout ». (Sum. contra Gent.,III, 71).
Exemples parmi d’autres. Saint Thomas fait un usage assuré du principe de totalité qui, à ses yeux, découle manifestement, selon le mot de Pie XII, de « l’essence des choses » et par là possède une « valeur absolue ».
Du principe de totalité à la primauté du bien commun.
La primauté du bien commun sur le bien particulier est une conséquence immédiate du principe de totalité, ainsi que l’énonce saint Thomas:
« Le bien particulier est ordonné au bien commun comme à sa fin: car l’être de la partie est pour l’être du tout. D’où il suit que le bien de la nation est plus divin que le bien d’un seul homme ». (Sum. contra Gent., III, 17).
Le principe de la primauté du bien commun est lui aussi très fréquemment invoqué par saint Thomas dans toutes sortes de raisonnements souvent en faisant référence d’Aristote qui déclare évident que le bien commun de la nation ou cité est plus beau et plus divin que le bien d’un seul (Ethic.,I,1):
« Il est manifeste que tous ceux qui appartiennent à une communauté sont avec elle dans le même rapport que les parties avec le tout ». (Sum. Theol., II-II, 58,5).
« Le bien universel l’emporte sur tout bien particulier, de même que le bien d’une nation est meilleur que le bien d’un seul. La bonté et la perfection du tout l’emportent en effet sur la bonté et la perfection de la partie ». (Sum. contra Gent., I, 41).
« Une partie, en tant que telle, appartient au tout. Or un homme est une partie de la communauté: et ainsi ce qu’il est appartient à la communauté. D’où il ressort que par le suicide, on commet une injustice contre la communauté ainsi que le montre Aristote ». (Sum. Theol., II-II, 64,5).
« Le bien de l’ordre universel est plus noble que celui d’une partie de l’univers, puisque les parties sont ordonnées, comme à une fin, au bien de l’ordre qui est réalisé dans le tout ».(Sum. contra Gent., I, 70).
« Celui qui cherche le bien commun du peuple recherche aussi, par voie de conséquence, son bien, pour deux raisons.Premièrement: parce que le bien propre ne peut exister sans le bien commun de la famille et de la cité. C’est pourquoi Valère Maxime dit des anciens Romains qu’ils « préféraient être pauvres dans un empire riche que riches dans un empire pauvre ».Secondement: puisque l’homme est une partie de la famille et de la cité, il faut qu’il considère son bien par rapport à ce qui est prudent pour le bien du peuple; en effet la bonne disposition d’une partie s’entend selon son rapport au tout. Comme dit saint Augustin, toute partie est difforme qui ne convient pas à son tout ». (Sum. Theol., II-II, 47, 10 ad2).
« Il est meilleur qu’un bien donné à quelqu’un soit un bien commun à beaucoup, plutôt que d’être un bien propre: car un bien commun est toujours plus divin que le bien d’un seul ». (Sum. contra Gent., III, 69).
« Puisque l’homme individuel est une partie du peuple, tout homme, en ce qu’il est et ce qu’il a, appartient au peuple, de même que toute partie, en ce qu’elle est, appartient au tout ». (Sum. Theol., I-II, 96,4).
« Ce qui est le plus grand bien dans les choses créées, c’est le bien de l’ordre universel, qui est le plus parfait, comme dit Aristote, avec qui l’Écriture est en consonance, Gen., I: Dieu vit ce qu’il avait fait, et tout était très bien, valde bona, alors que de ses œuvres une à une il est dit simplement: erant bona. Le bien de l’ordre des choses causées par Dieu est ce qui est principalement voulu et causé par Dieu ». (Sum. contra Gent., III, 64).
« De même que rien n’est solidement établi pour la raison spéculative si ce n’est par réduction aux premiers principes indémontrables, de même rien n’est solidement établi pour la raison pratique si ce n’est par ordination à la fin dernière, qui est le bien commun ». (Sum. Theol., I-II, 90, 2).
« Ce qu’il y a de meilleur dans tous les êtres créés, c’est l’ordre de l’univers, en quoi consiste le bien de l’univers: ainsi, dans les choses humaines, le bien de la nation est plus divin que le bien d’un seul ». (Sum. contra Gent., II, 42).
« Tout homme est partie de la cité: il est donc impossible qu’un homme soit bon s’il n’est pas bien proportionné au bien commun ». (Sum. Theol., I-II, 92, 1, ad3).
« Le bien commun de beaucoup est plus divin que le bien d’un seul. C’est pourquoi, pour le bien commun d’une communauté spirituelle ou temporelle, il est vertueux de risquer sa vie ». (Sum. Theol., II-II, 31, 3, ad2).
« Il faut veiller au salut de la cité, par lequel sont empêchés beaucoup de morts et des maux innombrables au temporel et au spirituel, bien plus encore qu’au salut corporel d’un seul homme ». (Sum. Theol., II-II, 40, 4).
« Ce qui concerne une personne individuelle est quelque chose de petit par rapport à ce qui concerne les choses divines ou les choses communes ». (Sum. Theol., II-II, 134; I, ad3).
« Comme dit Aristote, le bien du peuple est plus divin que le bien d’un seul. Donc, une vertu est meilleure dans la mesure où elle concerne davantage le bien du peuple. Or la justice et la force regardent davantage que la tempérance le bien du peuple ». (Sum. Theol., II-II, 141, 8).
« Le salut du peuple doit être préféré à la paix de quelques hommes particuliers. Quand quelques-uns, par leur perversité, font obstacle au salut du peuple, le prédicateur ou docteur ne doit pas craindre de les offenser afin de pourvoir au salut du peuple ». (Sum. Theol., II-II, 42, 2).
« De même que l’homme est partie d’une famille, de même la famille est partie d’une cité: la cité est la communauté parfaite, comme dit Aristote. C’est pourquoi, de même que le bien d’un seul homme n’est pas la fin dernière, mais est ordonné au bien commun, de même le bien d’une famille est ordonné au bien de la cité, qui est la communauté parfaite ». (Sum. Theol., II-II, 90, 3, ad3).
APPLICATION ERRONÉE DU PRINCIPE
Depuis plus de vingt-quatre siècles également, il arrive que l’on fasse du principe de totalité une application erronée. En voici un exemple, déjà chez Aristote, qui n’est d’ailleurs pas le premier:
« Puisqu’il y a une fin unique pour l’État tout entier, il est manifeste que l’éducation doit nécessairement être une et identique pour tous, et que le soin de l’assurer relève de la communauté et non de l’initiative privée, contrairement ce qui se passe à notre époque où chacun veille à l’éducation de ses propres enfants en particulier et leur dispense un enseignement d’après ses idées personnelles, comme il l’entend. Mais il est bon que les choses qui intéressent la communauté tout entière fassent aussi l’objet d’un exercice en commun. Il n’est même pas exact de penser qu’un citoyen s’appartient à lui-même: en réalité, tous appartiennent à l’État, car chaque citoyen est une partie de l’État, et le soin de chaque partie est naturellement oriente vers le soin du tout. A cet égard les Lacédémoniens ne sauraient mériter que des éloges, car ils prennent le plus grand souci de l’éducation des enfants et font de cette éducation une affaire d’intérêt public ». (Aristote, Polit., VIII,1).
Nous nous trouvons donc en présence d’un principe qui, connu et utilisé depuis plus de vingt-quatre siècles, demeure insuffisamment élucidé, sinon quant à sa substance même qui « découle de l’essence des notions et des choses et doit par là avoir valeur absolue », du moins sous le rapport de son application au bien commun dans les choses humaines.
De ce bonum commune, Pie XII déclarait en 1952 qu’« il est hors de doute qu’un tel bien commun existe », mais qu’« on ne peut non plus contester qu’il appelle et justifie des recherches ultérieures » (Pie XII, loc.cit.). Il a fait lui-même le point de l’état de la question:
« L’homme dans son être personnel n’est pas ordonné en fin de compte à l’utilité de la société mais, au contraire, la communauté est là pour l’homme. La communauté est le grand moyen voulu par Dieu pour régler les échanges où se complètent les besoins réciproques, pour aider chacun à développer complètement sa personnalité selon ses aptitudes individuelles et sociales. La communauté considérée comme un tout n’est pas une unité physique qui subsiste en soi, et ses membres individuels n’en sont pas des parties intégrantes. L’organisme physique des êtres vivants, des plantes, des animaux ou de l’homme possède en tant que tout une unité qui subsiste en soi; chacun des membres, par exemple la main, le pied, le cœur, l’œil est une partie intégrante, destinée par tout son être à s’insérer dans l’ensemble de l’organisme: hors de l’organisme, il n’a, par sa nature propre, aucun sens, aucune finalité; il est entièrement absorbé par la totalité de l’organisme auquel il se relie.
Il en va tout autrement dans la communauté morale et dans chaque organisme de caractère purement moral. Le tout n’a pas ici d’unité qui subsiste en soi, mais une simple unité de finalité et d’action. Dans la communauté, les individus ne sont que (Ne sont que s’entend ici: ils ne vont pas jusqu’à être des parties intégrantes, absorbées par le tout) collaborateurs et instruments pour la réalisation du but communautaire (Voir dans le même sens Pie XII, Discours du 12 Novembre 1944 aux médecins: « La société n’est pas un être physique dont les parties seraient des individus, mais une simple communauté de fin et d’action; à ce titre, elle peut exiger de ceux qui la composent et sont appelés ses membres, tous les services qu’exige le véritable bien commun »).
Que s'ensuit-il pour l’organisme physique ? Le maître et l’usufruitier de cet organisme, qui possède une unité subsistante, peut disposer directement et immédiatement des parties intégrantes, les membres et les organes, dans le cadre de leur finalité naturelle; il peut intervenir également, aussi souvent et dans la mesure où le bien de l’ensemble le demande, pour en paralyser, détruire, mutiler, séparer les membres. Mais par contre, quand le tout ne possède qu’une unité de finalité et d’action, son chef, c’est-à-dire dans le cas présent l’autorité publique, détient sans doute une autorité directe et le droit de poser des exigences à l’activité des parties, mais en aucun cas il ne peut disposer directement de son être physique. Aussi toute atteinte directe à son essence constitue un abus de compétence de l’autorité (…).
Même quand il s’agit de l’exécution d’un condamné à mort, l’État ne dispose pas du droit de l’individu à la vie. Il est réservé alors au pouvoir public de priver le condamné du bien de la vie en expiation de sa faute, après que, par son crime, il s’est déjà dépossédé de son droit à la vie (...).
Respect au principe de totalité en soi ! Cependant, afin de pouvoir l’appliquer correctement, il faut toujours expliquer d’abord certains présupposés. Le présupposé fondamental est de mettre au clair la question de fait: les objets auxquels le principe est appliqué sont-ils dans le rapport de tout à partie ? Un deuxième présupposé: mettre au clair la nature, l’extension et l’étroitesse de ce rapport. Se place-t-il sur le plan de l’essence, ou seulement sur celui de l’action, ou sur les deux ? S’applique-t-il à la partie sous un aspect déterminé ou sous tous ses rapports ? Et dans le champ où il s’applique absorbe-t-il entièrement la partie ou lui laisse-t-il encore une finalité limitée, une indépendance limitée ? La réponse à ces questions ne peut jamais être inférée du principe de totalité lui-même; cela ressemblerait à un cercle vicieux. Elle doit se tirer d’autres faits et d’autres connaissances (...). Trop souvent, hélas, quand on invoque le principe de totalité, on laisse de côté ces considérations: non seulement dans le domaine de l’étude théorique et le champ d’application du droit, de la sociologie, de la physique, de la biologie et de la médecine, mais aussi en logique, psychologie et métaphysique ». (Pie XII, loc. cit.).
L’application du principe de totalité par analogie avec le corps humain est également très ancienne en philosophie et en théologie. Nous l’avons trouvée plus haut dans saint Thomas (Textes cités plus haut, Sum. Theol., I, 60, 5 & II-II, 64, 2). Elle est dans saint Paul au sujet du Corps mystique, et mentionnée dans Quadragesimo anno à propos du corps social:
« Si donc l’on reconstitue, comme il a été dit, les membres du corps social, si l’on restitue à l’activité économique et sociale son principe régulateur, alors on pourra dire en quelque manière de ce corps social ce que l’Apôtre dit du Corps mystique du Christ (Eph., IV, 16): Tout le corps, uni et consolidé par toutes les jointures qui le desservent, selon l’activité proportionnée chaque partie, opère sa croissance organique et s’édifie dans la charité ». (§ 97).
« Une vraie coopération de tous au bien commun ne s’établira que lorsque tous auront l’intime conviction d’être les membres d’une seule grande famille et les enfants d’un même Père céleste, et même de ne former dans le Christ qu’un seul corps, où ils sont, chacun pour sa part, membres les uns des autres (Rom., XII, 5), en sorte que si l’un souffre, tous souffrent avec lui (I Cor., XII, 26) ». (§ 148).
La comparaison avec le corps physique de l’homme n’est pas fausse. Mais elle a des limites. Pie XII les a indiquées à deux reprises, en deux textes qui se répondent et se complètent: d’une part dans son enseignement cité plus haut sur le principe de totalité, d’autre part, plus anciennement, dans son Encyclique Mystici Corporis. Dans celle-ci, à propos de la nécessité, « à cause d’erreurs actuelles », de « distinguer » le Corps mystique de « n’importe quel corps naturel, soit physique, soit moral », il avait déjà précisé:
« Tandis que dans un corps naturel le principe d’unité unit les parties de telle sorte que chacune manque entièrement de ce que l’on appelle subsistance propre, dans le Corps mystique au contraire la force de leur conjonction mutuelle, bien qu’intime, relie les membres entre eux de manière à laisser chacun jouir absolument de sa propre personnalité. En outre, si nous regardons le rapport mutuel entre le tout et chacun de ses membres, dans n’importe quel corps physique vivant, chacun des membres, en définitive, est uniquement destiné au bien de tout l’organisme; toute société humaine au contraire, pour peu qu’on fasse attention à la fin dernière de son utilité, est ordonnée en définitive au profit de tous et de chacun des membres, car ils sont des personnes. C’est pourquoi, comme le Fils du Père éternel est descendu du Ciel pour le salut éternel de nous tous, ainsi il a fondé ce Corps qu’est L'Église et Il l’a enrichi de l’Esprit divin pour donner aux âmes immortelles les moyens d’atteindre leur bonheur, selon ces mots de l’Apôtre: « Tout est à vous; mais vous, vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu »(I Cor., III, 23; Pie XI, Divini Redemptoris, A.A.S. 1937, p. 80). Car si L'Église est ordonnée au bien des fidèles, elle est destinée aussi à la gloire de Dieu et de Celui qu’Il a envoyé, Jésus-Christ.
Si nous comparons le Corps mystique avec ce qu’on appelle corps moral, il faut alors remarquer que la différence est grande, et même d’importance et de gravité extrêmes. Dans le corps moral, en effet, il n’y a pas d’autres principes d’unité que la fin commune et, au moyen de l’autorité sociale, la commune poursuite de cette même fin; dans le Corps mystique dont nous parlons, au contraire, à cette commune poursuite s’ajoute un autre principe intérieur qui, existant vraiment dans tout l’organisme aussi bien que dans chacune de ses parties, et y exerçant son activité, est d’une telle excellence que par lui-même il l’emporte sans aucune mesure sur tous les biens d’unité qui font la cohésion d’un corps physique ou social. Ce principe n’est pas d’ordre naturel, mais surnaturel, bien mieux, c’est en lui-même quelque chose d’absolument infini et incréé, à savoir l’Esprit de Dieu qui, selon saint Thomas (De Verit., 29, 4), un et unique, remplit toute l'Église et en fait l’unité.
L’insistance la plus visible et la plus fréquente de saint Thomas est dans le sens d’une affirmation du principe de totalité, d’une affirmation de la primauté du bien commun. Son accent principal est en somme contre l’égoïsme, contre l’orgueil, contre l’individualisme; c’est aussi l’accent principal du Magistère de l'Église jusqu’à Pie XI. Cela n’a rien d’étonnant si l’on se souvient que le péché originel est équivalemment un acte d’individualisme: vouloir se donner à soi-même sa loi (Voir notre ouvrage On ne se moque pas de Dieu, N.E.L. 1957, pp.66-67). L’accent grandissant du Magistère de l'Église depuis un quart de siècle est contre le totalitarisme. Pendant des siècles, l’insistance principale était de rappeler et de faire comprendre aux hommes qu’ils forment en quelque manière un Corps, et que la vie sociale est une corporation (c’est-à-dire l’acte de corporer). Depuis quelques années l’insistance principale est de distinguer davantage en quel sens et selon quelles limites. L’ordination de la partie au tout, dans le corps social et dans le Corps mystique, se comprend par analogie avec l’ordination des membres au corps humain. Mais cette ordination n’est pas exactement la même dans le cas des membres d’un corps physique et dans le cas des membres du corps social ou des membres du Corps mystique.
La doctrine énoncée par Pie XII, si elle est plus insistante et plus précise à cet égard, n’est pourtant pas nouvelle. Elle s’enracine substantiellement, et même explicitement et littéralement, dans la philosophie chrétienne traditionnelle sous quatre aspects:
1.-- La distinction du bien commun intrinsèque, ou immanent, et du bien commun extrinsèque, ou séparé.
2.-- La distinction entre les divers touts, et la hiérarchie des biens communs.
3.-- La distinction entre un tout ayant une unité substantielle et un tout ayant une unité accidentelle.
4.-- La distinction des genres, et spécialement de l’ordre des choses humaines et de l’ordre des choses divines.
Examinons ces quatre séries de distinctions.
QUATRE DISTINCTIONS
1. -- Bien commun intrinsèque et bien commun extrinsèque.
Cette première distinction trouve son origine en un texte d’Aristote souvent allégué par saint Thomas:
« De laquelle des deux manières que voici la nature du Tout possède le Bien et le Souverain Bien: est-ce comme quelque chose de séparé, existant en soi et par soi ? Est-ce comme l’ordre même du Tout ? Ne serait-ce pas plutôt des deux manières à la fois, comme dans une armée ? En effet, le bien de l’armée est dans son ordre, et le général qui la commande est aussi son bien, et même à un plus haut degré, car ce n’est pas le général qui existe en raison de l’ordre, mais c’est l’ordre qui existe grâce au général ».(Métaphys., XII (lambda)).
Saint Thomas commente à cet endroit:
« Le bien et la fin de l’univers s’entendent de deux manières: un bien séparé, qui est premier moteur (...); et, parce que toutes les choses qui ont une seule fin doivent y tendre en ordre, il faut qu’il y ait un ordre dans les parties de l’univers; ainsi l’univers a un bien séparé, et le bien de son ordre propre. Comme dans une armée: le bien de l’armée réside dans l’ordre lui-même de l’armée, et dans le général qui la commande: mais davantage dans le général que dans l’ordre, parce que la fin la meilleure est celle qui réside dans la bonté des choses qui sont ordonnées à la fin. Or l’ordre de l’armée est pour le bien du général, c’est-à-dire la volonté d’obtenir la victoire. L’inverse n’est pas vrai, le bien du général n’est pas pour le bien de l’ordre. Et parce que la raison des choses ordonnées à une fin se prend de leur fin, il est nécessaire que l’ordre de l’armée soit non seulement en vue du général, mais encore causé par le général (...). Ainsi le bien séparé, qui est le premier moteur, est un meilleur bien que le bien de l’ordre qui est immanent à l’univers. L’ordre tout entier de l’univers est pour le premier moteur... Il faut donc que le premier moteur soit la cause de tout l’ordre de l’univers ».
A maintes reprises, cette distinction est ultérieurement utilisée ou développée par saint Thomas:
« Aristote explique que le bien d’une multitude, par exemple une armée, est double. Le premier réside en elle: l’ordre de l’armée. L’autre est séparé d’elle: le bien du chef. Ce dernier est meilleur, car c’est à lui que l’autre est ordonné. La grâce gratuitement donnée est ordonnée au bien commun de l'Église, qui est l’ordre de l'Église; mais la grâce qui rend agréable à Dieu est ordonnée au bien commun séparé qui est Dieu. (Sum. Theol., I-II, 111, 5, ad1).
« La fin de l’univers est un bien existant en lui, à savoir l’ordre de l’univers lui-même: mais ce bien n’est pas la fin ultime, il est ordonné à un bien extrinsèque comme fin dernière, de même que l’ordre de l’armée est ordonné au chef. (Sum. Theol., I, 103, 2, ad3).
« Il existe deux sortes d’ordre dans les choses. L’un relie entre elles les parties de l’univers, l’autre relie tout l’univers à un bien qui est en dehors de l’univers. Le premier est ordonné au second comme à sa fin, de même que l ordre mutuel des parties d’une armée est en vue de l’ordination de toute l’armée à son chef. » (Sum. Theol., I-II, 5, 6, obj1).
« Le bien de la multitude est plus grand que le bien d’un seul individu de cette multitude; de même, ce bien commun est moindre que le bien extérieur auquel la multitude est ordonnée: de la même façon que le bien de l’ordre de l’armée est inférieur au bien du chef. Semblablement, le bien de l’unité de l'Église, auquel s’oppose le schisme, est inférieur au bien de la vérité divine, auquel s’oppose l’infidélité ». (Sum. Theol., II-II, 39, 2, ad2).
« Quand des choses sont ordonnées à une fin, elles tombent sous la juridiction de celui auquel convient principalement cette fin, ainsi qu’il apparaît dans une armée: toutes les parties de l’armée, et leurs opérations, sont ordonnées au bien du chef, qui est la victoire, comme à une fin dernière; et pour cette raison, il revient au chef de gouverner toute l’armée ». (Sum. contra Gent., III, 64).
« Si un tout n’est pas une fin dernière, mais est ordonné à une fin ultérieure, la fin dernière de la partie n’est pas le tout lui-même, mais quelque chose d’autre. L’universalité des créatures, à laquelle l’homme se rapporte comme la partie au tout, n’est pas fin dernière, mais elle est ordonnée à Dieu comme fin dernière. D’où il apparaît que le bien de l’univers n’est pas la fin dernière de l’homme; mais c’est Dieu lui-même ».( Sum. Theol., I-II, 2, 8, ad2).
« Le bien de l’univers est la raison pour laquelle Dieu veut chaque bien particulier au sein de l’univers (...). Dieu veut que l’homme ait une raison pour qu’il soit homme; il veut que l’homme existe pour l’achèvement de l’univers; il veut le bien de l’univers par convenance envers sa propre bonté ». (Sum. contra Gent., I, 86).
« Dans chaque effet, ce qui est la fin dernière est ce qui est proprement voulu par l’agent principal: de même que l’ordre de l’armée, voulu par le chef. Or ce qui est le meilleur dans les choses, c’est le bien de l’ordre de l’univers. Donc l’ordre de l’univers est proprement voulu par Dieu, et ne provient pas, par accident, de la succession des agents ». (Sum. Theol., I, 15, 2).
La distinction entre le bien commun intrinsèque et le bien commun extrinsèque apporte ainsi une première précision, qui est une première limite, à l’application du principe de totalité: un tout (créé) n’a pas en lui sa fin ultime, il est ordonné à autre chose que lui-même. Les parties n’ont donc pas dans le tout leur fin ultime, mais elles sont ordonnées à la fin dernière du tout auquel elles appartiennent.
Ce qui nous conduit à discerner une hiérarchie de touts, et de biens communs spécifiquement distincts.
2. -- Hiérarchie des biens communs.
Autrement dit, les divers touts ne se distinguent pas seulement par leur plus ou moins grande étendue, mais par leur nature.
Cette distinction trouve elle aussi son origine dans Aristote, à la première page de la Politique:
« Toute cité est une sorte de communauté, et toute communauté est constituée en vue d’un certain bien (car c’est en vue d’accomplir ce qui leur apparaît comme un bien que les hommes agissent toujours); il est donc évident que toutes les communautés visent un certain bien et que le bien souverain entre tous est la fin de la communauté qui est souveraine entre toutes et inclut toutes les autres: la cité ou communauté politique.Ceux qui s’imaginent qu’homme politique, roi, chef de famille, maître d’esclaves sont identiques, se trompent. Ils ne voient entre eux qu’une différence de plus ou de moins et non d’espèce: si l’on exerce l’autorité sur un petit nombre, on est un maître; si ce nombre est plus grand, un chef de famille; s’il est encore plus grand, un homme politique ou un roi, comme s’il n’y avait aucune différence entre une grande famille et une petite cité... Or ce n’est pas vrai ». (Polit. I, 1).
Saint Thomas adopte et applique cette doctrine:
« Le bien commun de la cité et le bien singulier d’une personne diffèrent non seulement selon la quantité, mais selon une différence formelle: différentes en effet sont la raison de bien commun et la raison de bien singulier, comme sont différentes la raison de tout et celle de partie. Et c’est pourquoi Aristote affirme: ils n’ont pas raison, ceux qui disent que la cité, la famille, et autres choses semblables, diffèrent seulement selon la quantité et non selon l’espèce ». (Sum. Theol., II-II, 58, 7, ad2).
« De même que l’homme est partie d’une famille, de même la famille est partie d’une cité: la cité est la communauté parfaite, comme dit Aristote. C’est pourquoi, de même que le bien d’un homme n’est pas la fin dernière, mais est ordonné au bien commun, de même le bien d’une famille est ordonné au bien d’une cité, qui est la communauté parfaite. Donc celui qui gouverne une famille peut faire quelques préceptes et statuts: mais ils n’ont pas proprement raison de loi ». (Sum. Theol., I-II, 90, 3, ad3).
« Comme le dit Aristote, certains ont affirmé que la prudence ne s’étend pas au bien commun mais seulement au bien propre. Ils estimaient que l’homme ne doit rechercher que son bien propre. Mais cela s’oppose à la charité qui « non quærit quæ sua sunt: ne cherche pas son intérêt particulier » (I Cor., XIII, 5). Et saint Paul dit de lui-même: « Je ne cherche pas ce qui m’est utile, mais ce qui est utile à beaucoup afin qu’ils soient sauvés » (I Cor. X, 33). Cela s’oppose aussi à la droite raison, qui estime que le bien commun est meilleur que le bien d’un seul... (Sum. Theol., II-II, 47, 10).
« Sur toutes les vertus l’emportent celles qui ordonnent au bien divin. Le bien divin l’emporte sur tout bien humain; et dans les biens humains, le bien commun l’emporte sur le bien privé ». (Sum. Theol., 117, 6).
« Chaque partie aime naturellement le bien commun du tout davantage que son bien propre (...). Cela apparaît dans les vertus politiques, selon lesquelles les citoyens, pour le bien commun, supportent des dommages dans leurs biens et dans leur personne. Cela se vérifie beaucoup plus dans l’amitié de charité, qui est fondée sur la communication des dons de la grâce. Aussi la charité oblige l’homme à aimer Dieu davantage que soi-même, car Dieu est le bien commun de tous: la béatitude est en Dieu comme en la commune source de tous ceux qui veulent participer à la béatitude ». (Sum. Theol., 26, 3).
« La génération humaine est ordonnée à de multiples fins: la perpétuité de l’espèce; la perpétuité d’un certain bien politique, perpétuité d’un peuple dans une certaine cité; elle est ordonnée encore à la perpétuité de l'Église, qui est le rassemblement des fidèles ». (Sum. contra Gent., IV, 78).
« Dieu est lui-même le bien suprême et commun de tout l’univers ». (Sum. Theol., III, 46, 2, ad3).
« En Dieu, la substance divine est identique au bien commun. Tous ceux qui voient l’essence divine sont d’un même mouvement d’amour mus vers elle, à la fois en tant que cette essence est distincte des autres réalités et en tant qu’elle est un bien commun. Et puisque Dieu, en tant que bien commun, est naturellement aimé de tous les êtres, il est impossible de le voir dans son essence sans l’aimer. Mais ceux qui ne le voient pas dans son essence le connaissent par des effets particuliers qui peuvent contrarier leur volonté. En ce sens on dit qu’ils ont de la haine pour Dieu: toutefois, en tant que Dieu est le bien commun de tous les êtres, chacun l’aime naturellement plus que soi-même ». (Sum. Theol., I, 60, 5, ad5).
« La fin de toute créature raisonnable est de parvenir à la béatitude, qui ne peut exister que dans le royaume de Dieu. Ce royaume n’est rien d’autre que la société ordonnée de ceux qui jouissent de la vision de Dieu ». (Sum. contra Gent., IV, 50).
« Objection. -- L’Eucharistie n’est pas le sacrement le plus élevé. Car le bien commun est plus élevé que le bien d’un seul. Le mariage est ordonné au bien commun de l’espèce humaine par voie de génération; l’Eucharistie est ordonnée au bien propre de celui qui la reçoit. Réponse.--Le mariage est ordonné au bien commun selon l’ordre des corps. Mais le bien commun de toute l'Église est substantiellement contenu dans l’Eucharistie elle-même ». (Sum. Theol., III, 65, 3, ad1).
On aperçoit mieux maintenant de quelle manière saint Thomas parle le plus souvent de la partie et du tout, du bien propre et du bien commun. Il en parle formellement, « selon l’essence des notions et des choses ». Quand il invoque le cas où un membre est sacrifié à la survie de l’ensemble du corps humain, il n’entend point enseigner par là qu’un chirurgien aura toujours raison, médicalement et moralement, d’amputer un membre: il suppose réalisé le cas où le chirurgien a moralement et médicalement raison (sur ce point, voir entre autres: Pie XII, Discours du 8 Octobre 1953 aux médecins neurologues), et il allègue cet exemple pour faciliter l’intelligence du principe de totalité. Quand, à la suite d’Aristote, il raisonne sur l’armée et sur son chef, il n’a en vue de donner aucun enseignement de stratégie ou de morale militaire: cet exemple s’entend toutes conditions éventuellement pré-requises étant supposées réalisées. Or il en est de même quand il parle du bien commun de la cité; non pas toujours cette fois, car il lui arrive de raisonner directement sur ce bien commun, par exemple à propos de la justice générale, ou encore dans le De Regno ; mais le plus souvent, il raisonne de tout autre chose que de morale politique; il allègue la primauté du bien commun dans la cité comme un exemple, comme une comparaison, comme une analogie; il ne s’occupe donc pas de préciser les limites de l’empire du bien commun temporel sur les personnes particulières; il invoque le cas simple, et immédiatement intelligible, où le bien particulier doit s’incliner devant le bien commun, pour faire entendre quelle est en soi la primauté d’un bien commun en tant que commun.
Selon l’essence des notions et des choses, il existe un rapport de la partie au tout, un rapport du bien particulier au bien commun. Saint Thoma8 nomme le plus souvent le bien commun en tant que tel, c’est-à-dire en tant que commun à plusieurs, et il désigne, à titre d’exemple analogique, un bien commun déterminé. Le plus parlant est le bien commun temporel de la communauté politique c’est le plus connu, le plus visible, pour cette raison notamment que c’est celui pour lequel il arrive le plus fréquemment et le plus spectaculairement que l’on doive consentir au sacrifice de la vie; sacrifice, au demeurant, que l’autorité publique exige; qu’elle honore, en outre, tout particulièrement. Il est donc naturel que l’exemple le plus immédiatement perceptible et le plus ordinairement invoqué de primauté du bien commun soit la primauté du bien commun temporel de la communauté politique. C’est à lui que l’on pense d’abord quand on dit: le bien commun. Dans les documents pontificaux depuis Léon XIII. le bien commun, sans autre précision, désigne habituellement celui-là.
Il peut y avoir là une source d’ambiguïté. D’une part, saint Thomas n’a que peu traité du bien commun temporel de la communauté politique. D’autre part, l’habitude prise ultérieurement de l’appeler le bien commun tend à faire oublier: 1) qu’il n’est pas le seul bien commun temporel; 2) que tout bien commun n’est pas nécessairement temporel.
Pour parler exactement, il conviendrait donc, quand on parle du « bien commun », de préciser: le bien de qui, commun en quoi, et sous quel rapport; et de dire « le bien commun » tout court seulement quand on raisonne formellement sur la nature d’un bien en tant qu’il est commun à plusieurs.
3. -- Unité substantielle et unité accidentelle.
Une autre distinction énoncée par Pie XII s’enracine également dans la philosophie traditionnelle: la distinction entre un tout substantiel et un tout accidentel.
Observons d’abord que la relation des parties entre elles et la relation des parties au tout ne sont pas les mêmes pour toutes les parties:
« Quand plusieurs êtres sont coordonnés en vue d’une fin, ceux qui ne peuvent par eux-mêmes atteindre cette fin sont subordonnés à ceux qui l’atteignent en s’y ordonnant eux-mêmes. Ainsi la fin de l’armée est la victoire, et ce sont les soldats qui la remportent par leur propre combat. Les combattants sont donc recrutés pour eux-mêmes, tandis que d’autres, dans les magasins et les services du matériel, ne sont appelés dans l’armée qu’en vue de servir les combattants.
Dieu est la fin de l’univers. Seule une nature intellectuelle peut l’atteindre en lui-même par la connaissance et par l’amour. En conséquence seule la nature intellectuelle est voulue pour elle-même dans l’univers; et les autres le sont pour elle.
Dans un tout, les parties principales sont voulues pour elles-mêmes; les autres pour le service des premières. Or parmi les éléments de l’univers, les plus nobles sont les créatures intellectuelles, qui se rapprochent le plus de la ressemblance divine. Elles sont créées pour elles-mêmes par la providence divine, et les autres à cause d’elles.
Il est manifeste que les parties sont ordonnées à la perfection du tout: le tout n’est pas pour les parties, mais les parties pour le tout. Les natures intellectuelles ont une plus grande affinité que les autres avec le tout: car chaque substance intellectuelle est d’une certaine manière toutes choses, dans la mesure où son intelligence embrasse l’être tout entier; tandis que les autres substances n’ont de l’être qu’une participation limitée. Il est donc normal que Dieu les ait disposées en vue des substances intellectuelles (…).
Le cours de la nature veut que la substance intellectuelle use des autres êtres pour son propre compte, soit pour la perfection de son intelligence qui contemple en eux la vérité, soit pour l’exercice de sa puissance et l’exécution de ce qu’elle a conçu (...). Il est donc manifeste que la Providence a ordonné tous les êtres aux substances intellectuelles (...).
Les êtres qui demeurent sont voulus par Dieu pour eux-mêmes; ceux qui passent sont voulus non pour eux-mêmes, mais pour autre chose. Les substances intellectuelles, parce qu’elles sont incorruptibles, appartiennent à la première catégorie. De plus elles sont immuables sauf dans leurs choix. Les substances intellectuelles sont donc gouvernées quasi pour elles-mêmes; et les autres substances sont gouvernées pour les substances intellectuelles.
Le fait que toutes les parties de l’univers soient ordonnées à la perfection de l’ensemble ne contredit pas ce qui précède; toutes les parties sont ordonnées à la perfection de l’ensemble en ce que l’une est au service de l’autre (…). Il n’y a pas de contradiction à dire que les autres natures sont pour les substances intellectuelles et sont pour la perfection de l’univers: si en effet venaient à manquer les choses que requiert la perfection des substances intellectuelles l’univers ne serait pas complet (…).
Quand nous disons que les substances intellectuelle sont ordonnées à elles-mêmes par la providence divine, nous n’entendons pas qu’elles ne soient ultérieurement référées à Dieu et à la création de l’univers. On dit qu’elles sont pour elles-mêmes et les autres pour elles, en ce sens que les biens qui leur sont départis par la divine providence ne leur sont pas donnés pour l’utilité d’un autre, tandis que ce qui est donné aux autres natures est pour l’usage des natures intellectuelles, par ordination divine ». (Sum. contra Gent., III, 112).
A cet ample exposé on peut joindre cette remarque:
« Les hommes ne sont pas incorruptibles seulement selon leur essence commune, mais encore selon la forme propre à chacun d’eux, c’est-à-dire l’âme rationnelle. Il est manifeste que la providence de Dieu s’attache principalement aux choses qui demeurent perpétuellement: à l’égard de choses qui passent, la providence de Dieu s’exerce en ce qu’elle les ordonne à celles qui demeurent. Donc la providence de Dieu se comporte à l’égard de chaque homme singulier comme à l’égard des genres et des espèces des choses corruptibles ». (Sum. Theol., I, 113, 2).
Revenons au Contra Gentiles:
« Seule la créature raisonnable est dirigée par Dieu, dans son activité, non seulement selon ce qui convient à l’espèce, mais encore selon ce qui convient à l’individu (...). La créature raisonnable relève de la divine providence comme gouvernée et digne d’attention pour elle-même et non pas seulement pour l’espèce (...).
La divine Providence impose aux êtres dont l’activité déborde l’inclination de l’espèce, une règle d’agir autre que celle propre à cette espèce. Chez la créature raisonnable, il y a beaucoup d’activités que n’explique pas l’inclination de l’espèce. Le signe en est que ces activités ne se ressemblent pas en tous, et qu’elles varient avec les divers individus. La créature raisonnable doit donc être dirigée par Dieu dans son agir non seulement d’après la loi de l’espèce, mais encore d’après la loi propre à l’individu (...). La créature raisonnable (...) peut connaître d’une certaine manière le plan de la Providence. En conséquence elle peut elle-même être une providence pour les autres et les gouverner: ce qui ne saurait être le fait des autres créatures qui participent à la Providence uniquement parce qu’elles lui sont soumises. Or du fait que quelqu’un a la faculté de gouverner, il peut diriger ses affaires personnelles (...). La créature raisonnable se gouverne elle-même dans son agir propre et de plus elle gouverne les autres ». (Sum. contra Gent., III, 113).
Voici maintenant la distinction proprement dite entre le tout substantiel et le tout accidentel:
« Le tout qui est formé politiquement par un peuple ou par une famille, n’a qu’une unité d’ordre: il n’est pas purement et simplement un; C’est pourquoi la partie de ce tout peut avoir une opération qui ne soit pas l’opération du tout: de même que le soldat, au sein de l’armée, a une opération qui n’est pas celle de l’armée tout entière. Toutefois le tout lui-même a une opération qui n’est pas l’opération propre de l’une des parties, mais celle du tout: le combat de l’armée tout entière ». (Comm. in Ethic., I, 1, 5).
L’enfant qui donne une gifle et s’écrie aussitôt: « C’est pas moi, c’est ma main » , sait très bien qu’il invoque un sophisme. Il a conscience d’être un tout substantiel. Sa main n’a aucune « opération », c’est-à-dire aucune action, qui soit autonome et ne l’engage pas lui-même. En revanche un tout social, composé de personnes, une armée, une famille, une nation, n’a pas d’unité substantielle mais seulement une unité de cause finale:
« Les actions ne se réalisent que dans des faits particuliers: mais ces faits particuliers peuvent être rapportés au bien commun, non par une communauté de genre ou d’espèce mais par une communauté de cause finale, selon que le bien commun est dit fin commune ». (Sum. Theol., I-II, 90, 2, ad2).
« Les substantifs désignent des substances les adjectifs désignent des accidents inhérents à un sujet. La substance a l’être par soi, et de même elle a par soi l’unité ou la pluralité (...). L’accident a l’être dans un sujet, et de même reçoit du sujet son unité ou sa pluralité (...). Dans les créatures on ne trouve pas de forme unique en plusieurs suppôts, sauf dans le cas d’une unité d’ordre, comme la forme d’une pluralité ordonnée. Les mots qui désignent une telle forme s’attribuent à plusieurs au singulier quand ils sont des noms (substantifs), et au pluriel quand ils sont des adjectifs. Nous disons en effet que plusieurs hommes font un collège, une armée, un peuple; tandis qu’on dit que plusieurs hommes sont collégiaux ». (Sum. Theol., I, 39, 3).
« On peut réaliser l’unité dans la diversité (unum ex multis): 1. -- seulement par l’ordre, -- une cité avec une pluralité de familles; une armée avec une multitude de soldats; 2.-- ou bien par ordre et composition à la fois: une maison faite de divers éléments et de l’assemblage des murs. -- Mais ces deux manières ne peuvent aboutir à une nature unique à partir de plusieurs. Les choses qui n’ont pour forme que l’ordre et la composition ne sont pas des choses naturelles, dont l’unité puisse être appelée une unité de nature… » (Sum. contra Gent., IV, 35).
L’homme n’est donc pas une partie naturelle de la cité, comme la main est une partie naturelle du corps humain; la main s’expose pour le salut du corps sans délibération ni volonté autonomes; l’homme au contraire, c’est librement, sous sa responsabilité, et en se déterminant lui-même, qu’il s’expose pour le salut de la cité:
« La partie s’expose naturellement pour la conservation du tout: de même que la main s’expose au coup, sans délibération, pour préserver le corps tout entier. Et comme la raison imite la nature, nous retrouvons la même inclination dans les vertus politiques: le citoyen vertueux s’expose au danger de mort pour le salut de la cité tout entière; si l’homme était partie naturelle de la cité, cette inclination serait naturelle en lui ». (Sum. Theol., I, 60, 5).
Par suite, il faut entendre ce que l’on dit, quand on dit que la société humaine est un fait de nature, ou que l’homme est naturellement social. Cela signifie que « la nature de l’homme veut qu’il soit un animal social et politique, vivant en collectivité » (De Regno, I, 1) mais ne nie point que « chaque homme, par sa nature même, possède innée en lui la lumière de la raison qui dirige ses actes vers sa fin » (Ibid.). Le corps social ne dirige pas l’homme comme le corps humain dirige la main: c’est l’homme qui a la charge de se diriger lui-même conformément à sa nature.
Exemple d’une application du principe de totalité faite sans tenir compte de ces distinctions:
« Tout l’univers est plus parfait que ses parties, parmi lesquelles il y a la nature humaine. Donc tout l’univers était plus digne d’être assumé par le Christ que la nature humaine ».
Réponse:
« La perfection de l’univers n’est pas la perfection d’une personne ou d’un suppôt unique; c’est une perfection d’ordre et d’harmonie; la plupart des êtres qui composent cet ordre ne sont pas dignes d’assomption. Seule la nature humaine peut être assumée par le Christ ». (Sum. Theol., III, 4, 1, ad4).
Nous faisons philosophiquement la même réponse au totalitarisme. Mais saint Thomas n’ayant pas eu, à notre connaissance, à réfuter une objection totalitaire au niveau de la science sociale, c’est au niveau de la théologie, et pour répondre à une objection concernant l’assomption de la nature humaine par le Christ dans l’Incarnation, qu’il allègue la distinction qui nous est si précieuse aujourd’hui au niveau politique ou même cosmo-biologique. On pourrait peut-être tirer de là quelques considérations sur l’histoire des idées, et sur l’histoire de L'Église.
Mettant en œuvre la même distinction philosophique, nous distinguons énergiquement la « personne morale », qui n’est pas une personne, de la « personne physique », qui est la personne humaine: « La personne, substance individuelle d’une nature raisonnable, peut se dire de la société civile par métaphore seulement, et non par analogie » (Charles De Koninck, De la primauté du bien commun, Éditions Fides, Montréal, 1943, p.75). « Puisque la personne morale n’est pas proprement une substance individuelle, on ne peut pas lui appliquer la définition: rationalis naturæ substantiæ individua. La personne morale est essentiellement commune, telle la personne du chef en qualité de chef, ou la personnalité commune qu’est une société. Le terme de personne que nous rencontrons dans les deux cas -- personne physique, personne morale -- n’est ni univoque, ni analogue, mais proprement équivoque. Le juriste qui ne se préoccupe pas formellement des natures peut les réunir dans le quasi genre: « sujet de droit ». Notons en passant l’importante distinction à faire entre « sujet de droit » et « fondement du droit » que les modernes tendent à confondre. Le droit se définit par la loi et la loi par le bien commun ». (Ibid., pp.18-183).
4. -- La distinction des genres.
Le bien commun en tant que tel est supérieur au bien privé en tant que tel. Mais n’importe quel bien commun n’est pas forcément supérieur à n’importe quel bien particulier. La primauté d’un bien commun vaut à l’intérieur d’un même genre. Le bien commun de toute une fourmilière n’est pas meilleur que le bien propre d’un seul homme. Observons ici encore que saint Thomas n’a pas eu à l’établir en face d’objections totalitaires (qu’il s’agisse de totalitarisme social ou de totalitarisme cosmo-biologique), mais à propos d’objections théologiques.
Objection:
« Le bien commun est meilleur que le bien privé, comme le dit Aristote. Or le mariage est ordonné au bien commun. La virginité est ordonnée au bien particulier. La virginité n’est donc pas supérieure à la charité conjugale ».
Réponse de saint Thomas:
« Le bien commun est meilleur que le bien privé s’ils appartiennent au même genre. Mais il peut arriver que le bien privé soit meilleur en raison de son genre supérieur. Et de cette manière la virginité dédiée à Dieu l’emporte sur la fécondité de la chair ». (Sum. Theol., II-II, 152, 4).
Autre exemple. On dit:
« La justification de l’impie est ordonnée au bien particulier d’un homme individuel. Mais le bien de l’univers est plus grand que le bien d’un seul homme, comme le dit Aristote. Donc la création du ciel et de la terre est une œuvre plus parfaite que la justification de l’impie ».
Réponse:
« Le bien de l’univers est plus grand que le bien d’un seul individu si l’un et l’autre sont pris à l’intérieur d’un même genre. Mais le bien de la grâce d’un seul est plus grand que le bien de l’univers naturel tout entier ». (Sum. Theol., I-II, 113, 9).
Mais voici tout de même quelque chose qui ressemble, si l’on veut, à l’objection totalitaire:
« Le vœu de continence peut faire obstacle à un bien meilleur: le bien commun, dit Aristote, est plus divin que le bien d’un seul. La continence d’une personne peut faire obstacle au bien de tout un peuple, par exemple quand un mariage entre personnes ayant fait vœu de continence peut procurer la paix à la patrie ».
Réponse de saint Thomas:
« Aux périls des choses humaines, il faut obvier par des choses humaines: et non pas en faisant tourner les choses divines à un usage humain. Ceux qui ont fait profession religieuse sont morts au monde et vivent en Dieu. On ne doit pas les rappeler à la vie humaine quoi qu’il arrive ». (Sum. Theol., II-II, 88, 11).
EN QUOI CONSISTE LE BIEN COMMUN
Toute application du principe de totalité (et de son corollaire concernant la primauté du bien commun) doit tenir compte des distinctions qui viennent d’être énoncées. Le principe de ces distinctions se trouve, comme on l’a montré, chez saint Thomas, et la doctrine de Pie XII en est le prolongement normal.
Quand Pie XII remarque que le bien commun « appelle et justifie des recherches ultérieures », il s’agit, croyons-nous, non pas de l’essence des notions et des choses, -- de l’essence du bien commun en tant que bien qui est commun à plusieurs, -- mais de l’analyse des divers touts et des divers biens communs dans lesquels l’existence humaine est plus ou moins engagée.
Il y a bien commun temporel, ou spirituel, intrinsèque ou extrinsèque, pour une multiplicité de touts se situant à différents niveaux: la famille, la commune, la paroisse, l’Eglise locale (ou diocèse); l’entreprise, la profession, l’inter-profession; l’économie nationale; la vie nationale; la patrie, l’État; l’<span style="background-color: navy; color: white;" />Église nationale; la famille des nations, avec la société des États, inorganique ou organique (« La société des États est inorganique lorsque les États ne reconnaissent pas avoir réciproquement des obligations négatives. Elle est organique lorsque ceux-ci s’imposent le devoir de s’associer pour coopérer en permanence en vue d’obtenir un degré de civilisation inaccessible à chacun en particulier » (Marcel Clément)); L’<span style="background-color: navy; color: white;" />Église universelle. D’autres encore: un Ordre religieux; une école; une Université; une Académie; un hôpital; la santé publique d’un pays; et cetera.
Quand on a parlé du « bien commun », ce fut le plus souvent du bien commun temporel de la société politique, et sous le rapport des devoirs de l’individu envers ce bien commun et envers l’autorité publique qui en est chargée. « Le bien commun, but suprême qui donne son origine à la société humaine », dit Léon XIII (Encycl. Au milieu des sollicitudes, 16 février 1892): « Le bien commun de la société l’emporte sur tout autre intérêt; car il est le principe créateur, il est l’élément conservateur de la société humaine; d’où il suit que tout vrai citoyen doit le vouloir et le procurer à tout prix ». (Encycl. Notre consolation, 3 mai 1892). Mais ce devoir n’abolit pas un devoir plus élevé:
« Si la loi naturelle nous ordonne d’aimer spécialement et de défendre le pays où nous sommes nés et venus au jour, au point que le bon citoyen n’hésite pas à affronter la mort pour sa patrie, à plus forte raison les chrétiens doivent-ils toujours être animés de pareils sentiments à l’égard de l <span style="background-color: navy; color: white;" />Église (...). Il faut donc aimer la patrie à qui nous devons de jouir de cette vie mortelle; mais il est nécessaire d’avoir un amour supérieur pour L’<span style="background-color: navy; color: white;" />Église, à qui nous sommes redevables de la vie immortelle de l’âme, parce qu’il est juste de préférer les biens de l’âme aux biens du corps, et que les devoirs envers Dieu ont un caractère beaucoup plus sacré que les devoir envers les hommes. Au reste, si nous voulons juger selon la vérité, nous comprendrons que l’amour surnaturel de L’<span style="background-color: navy; color: white;" />Église et l’amour naturel de la patrie sont deux amours issus du même éternel principe, car Dieu est l’auteur et la cause de l’un et de l’autre. D’où il suit que l’un de ces devoirs ne peut entrer en conflit avec l’autre ». (Encycl.Sapientiæ christianæ, 10 janvier 1890).
Cependant Léon XIII avait esquissé une application inversée, si l’on peut dire, du principe de totalité; le rapport des parties au tout inclut les devoirs des parties envers le tout, mais aussi les devoirs du tout envers les parties:
« Puisque, écrit saint Thomas (Sum. Theol., II-II, 61, 1, ad 2) la partie et le tout sont en quelque manière une même chose, ce qui appartient au tout est en quelque manière à chaque partie. C’est pourquoi, parmi les graves et nombreux devoirs des gouvernements qui veulent pourvoir comme il convient au bien public, vient au premier rang celui qui consiste à avoir soin également de toutes les classes de citoyens, en observant rigoureusement les lois de la justice dite distributive ». (Encycl. Rerum novarum, 16 mai 1891).
La phrase citée de saint Thomas est tirée de l’article où il établit la distinction entre la justice commutative et la justice distributive: celle-ci a pour fonction de faire participer au bien commun de la société les individus qui sont membres de la société. L’enseignement traditionnel a moins porté son insistance sur cet aspect « distributif » du principe de totalité, et cela se comprend. La faute première de l’homme est de REFUSER D’ÊTRE PARTIE D’UN TOUT; c’est le non serviam. La révolte contre Dieu et contre le plan de Dieu est individuelle, elle est la révolte de la partie contre le tout. Ultérieurement cette révolte s’organise collectivement, en construisant de faux touts, tyranniques et aliénateurs, -- faux touts politico-économiques ou cosmo-biologiques. Dans ce second temps, il faudra insister davantage sur les droits de la personne. Mais bien évidemment il ne s’agit pas, contre les totalitarismes politico-économiques et cosmo-biologiques, de ramener la personne à un état de révolte individuelle: il s’agit de la ramener à sa véritable ordination aux véritables touts.
Avant les totalitarismes modernes, l’insistance majeure de l’enseignement traditionnel s’est donc portée davantage sur la primauté du bien commun que sur le point de savoir en quoi consiste le bien commun temporel d’une société politique. Ou du moins, l’on s’est contenté de formules générales: « Il suffit au bien de la communauté que les sujets soient vertueux en ce qu’ils obéissent aux ordres des chefs ». (Sum. Theol., I-II, 92, 1 ad3); « celui qui gouverne la cité a pour but, dans son activité, la paix, qui consiste en la concorde ordonnée des citoyens ». (Sum. contra Gent., III, 146). Et encore: « Le bien et le salut des hommes en société est la conservation de cette unité qu’on appelle la paix; qu’elle disparaisse et l’utilité de la vie sociale disparaît; bien plus, la société désunie devient insupportable à soi-même ». (De Regno, I, 2).
Bien commun temporel intrinsèque de la communauté politique: « La fin de la multitude rassemblée en société est de vivre selon la vertu. En effet, les hommes se réunissent pour mener en commun une vie bonne, but que ne peut atteindre l’homme isolé. Or la vie bonne, c’est la vie selon la vertu. Vivre selon la vertu, telle est donc la fin de la société humaine ». (De Regno, I, 14).
Bien commun spirituel extrinsèque de la communauté politique: « Puisque l’homme, en vivant selon la vertu, est ordonné à une fin ultérieure qui consiste en la jouissance de Dieu, il faut que la société humaine ait une fin identique à la fin personnelle de l’homme: la fin dernière de la société n’est donc pas la vie vertueuse mais, par cette vie vertueuse, de parvenir à la jouissance de Dieu ». (De Regno, I, 14).
Éléments principaux du bien commun temporel intrinsèque de la communauté politique :
« C’est au bien de la multitude que sont ordonnés, comme à leur fin, tous les biens particuliers que l’homme travaille à acquérir: fortune, bénéfices, santé, éloquence ou science (...). Le (pouvoir temporel) doit porter son effort principal sur la manière dont la multitude qui lui est soumise mènera une vie bonne. Cet effort consiste en trois points :
- instaurer la vie bonne dans la multitude ;
- après l’avoir établie, la conserver ;
- non seulement la conserver, mais la faire progresser.
Pour qu’un homme mène une vie bonne, deux conditions sont requises:
- l’une, qui est la principale, c’est d’agir selon la vertu;
- l’autre est secondaire et comme instrumentale: c’est la suffisance des biens corporels dont l’usage est nécessaire à la pratique de la vertu.
Mais alors que l’unité même de l’homme est produite par la nature, l’unité de la multitude, que l’on nomme paix, doit être procurée par les soins du (pouvoir temporel). Trois conditions sont requises pour instituer la vie bonne de la multitude:
a) qu’elle soit établie dans l’ordre et la paix ;
b) qu’étant unie par le lien de la paix, elle soit dirigée à bien agir: car de même qu’il serait impossible à l’homme de bien agir si toutes ses parties n’étaient préalablement unifiées, de même il serait impossible qu’agisse bien une société humaine à qui, en raison de luttes intestines, manquerait l’unité de la paix;
c) que, par sa bonne administration, le (pouvoir temporel) fournisse en quantité suffisante les choses nécessaires à la vie bonne ». (De Regno, I, 15).
On peut trouver que ce sont là des généralités. Généralités précieuses, généralités impératives, -- mais qui appellent et qui peuvent inspirer une analyse plus détaillée.
Léon XIII disait aussi:
« La nature n’a pas institué la société pour que l’homme la prenne elle-même pour but. mais pour qu’il trouve en elle et par elle les secours propres à le conduire à la perfection ». (Encycl., Sapientiæ christianæ, 10 janvier 1890).
Avec Pie XI, le Magistère s’est appliqué à cerner de plus près en quoi consiste le bien commun temporel:
« Le bien commun d’ordre temporel consiste dans la paix et la sécurité dont les familles et les citoyens jouissent dans l’exercice de leurs droits et en même temps dans le plus grand bien-être spirituel et matériel possible en cette vie, grâce à l’union et à la coordination des efforts de tous ». (Encycl. Divini illius magistri, 31 décembre 1929).
Un tel énoncé est en continuité avec « la paix qui consiste en la concorde ordonnée de tous les citoyens », mais tend déjà à en expliciter davantage le contenu.
Dans la même ligne:
« Le véritable bien commun est déterminé et reconnu, en dernière analyse, par la nature de l’homme, qui équilibre harmonieusement droits personnels et obligations sociales, et par le but de la société, déterminé lui aussi par cette même nature humaine ». (Encycl. Mit brennender Sorge, 14 mars 1937).
Avec Pie XI, les formules deviennent plus précises encore :
« Sauvegarder le domaine intangible des droits de la personne humaine et lui faciliter l’accomplissement de ses devoirs, doit être le rôle essentiel de tout pouvoir public. N’est-ce pas là ce que comporte le sens authentique de ce bien commun que l’État est appelé à promouvoir ? » (Mess. du 1er juin 1941).
« Toute l’activité politique de l’État est ordonnée à la réalisation durable du bien commun, c’est-à-dire des conditions extérieures nécessaires à l’ensemble des citoyens pour le développement de leurs qualités, de leurs fonctions, de leur vie matérielle, individuelle et religieuse » (Mess. Noël 1942).
« L’ordre moral requiert que le bien commun, c’est-à-dire une condition de vie digne, assurée et pacifique pour toutes les classes du peuple, soit maintenu comme norme constante ». (Alloc. à l’Action catholique, 29 avril 1945).
« Le bien commun, c’est-à-dire l’établissement de conditions publiques normales et stables, telles qu’aux individus aussi bien qu’aux familles il ne soit pas difficile de mener une vie digne, régulière, heureuse selon la loi de Dieu : le bien commun est la fin et la règle de l’État et de ses organes ». (Alloc. au patriarcat romain, 8 janvier 1947).
On aboutit, du moins en apparence et littéralement, à une sorte de retournement complet.
Au départ, l’individu est pour la société comme la partie est pour le tout. Ensuite on remarque que cette finalité n’est ni ultime, ni intégrale: l’ordination de la partie individuelle au tout social a des limites. Puis on en arrive à dire que « la société est pour la personne », c’est-à-dire apparemment le tout pour la partie. L’application du principe de totalité semble alors non point précisée ou limitée, mais entièrement suspendue.
Voyons cela.
LA CITÉ EST POUR L’HOMME
C’est la formule de l’Encyclique Divini Redemptoris qui est probablement la plus connue:
« Civitas homini, non homo civitati existit: la cité est pour l’homme, et non l’homme pour la cité ».
Mais les affirmations analogues du Magistère ne manquent pas: « L’homme dans son être personnel n’est pas ordonné en fin de compte à l’utilité de la société, mais au contraire la communauté est là pour l’homme » (Pie XII, Discours du 14 septembre 1952). « ... Tomber dans l’erreur d’affirmer que la fin propre de l’homme sur la terre est la société, que la société est à elle-même sa propre fin, que l’homme n’a pas d’autre vie qui l’attende après celle qui se termine ici-bas ». (Pie XII, Mess. du 1er juin 1941). « Sans doute l’homme est, par sa nature, destiné à vivre en société mais, ainsi que l’enseigne la seule raison, la société est faite pour l’homme et non l’homme pour la société ». (Pie XII, Discours du 12 novembre 1944). « Toute société humaine, pour peu qu’on fasse attention à la fin dernière de son utilité, est ordonnée en définitive au profit de tous et de chacun des membres, car ils sont des personnes ». (Pie XII, Encycl. Mystici Corporis). C’est ce que disait Léon XIII déjà cité: « La nature n’a pas institué la société pour que l’homme la prenne elle-même pour but, mais pour qu’il trouve en elle et par elle les secours propres à le conduire à la perfection ».(Léon XIII, Encycl. Sapientiæ christianæ).
Citons maintenant dans son contexte le passage de Divini Redemptoris, c’est le § 29:
« Dieu a voulu destiner l’homme à la vie dans une communauté politique : il est certain que la nature humaine le requiert. La société, selon le dessein du Créateur, est une protection naturelle dont tout citoyen peut et doit se servir pour atteindre sa fin; car la communauté politique est faite pour l’homme, et non pas l’homme pour la communauté politique Ceci ne doit pas être entendu à la manière des libéraux qui, en raison de leur doctrine individualiste, mettent la communauté au service de profits sans mesure pour les hommes pris isolément: il faut comprendre bien plutôt que tous les hommes, du fait qu’ils sont organiquement associés, peuvent sur la terre, par une collaboration mutuelle, atteindre une véritable prospérité; il faut comprendre encore que, dans la vie sociale, les dons naturels de chacun, d’ordre privé et d’ordre public, s’épanouissent et se fortifient: ces dons naturels dépassent l’intérêt personnel du moment; dans l’organisation politique, ils manifestent la perfection de Dieu. Cette manifestation est impossible si les hommes restent isolés les uns des autres. Elle est elle aussi ordonnée a l’homme: reconnaissant cette image de la perfection de Dieu. il la reçoit et la fait remonter vers le Créateur par la louange et l’adoration car c’est seulement l’homme, et non point aucune communauté humaine, qui est doué de raison, de volonté, de libre-arbitre ». (Pie XII, Divini Redemptoris, § 29).
Mais, ainsi que l’a fait remarquer Charles De Koninck, dire que la cité est pour l’homme, ce n’est nullement dire que le biencommun de la cité est pour le bien privé de l’homme:
« La cité existe pour l’homme. Cela doit s’entendre de deux manières.Premièrement la cité, quand nous l’envisageons comme organisation en vue du bien commun, doit être entièrement soumise à ce bien en tant qu’il est commun. Envisagée sous ce rapport, elle n’a d’autre raison d’être que le bien commun. Or ce bien commun lui-même est pour les membres de la société; non pas pour leur bien privé comme tel; il est pour les membres en tant que commun. Et, comme il s’agit d’un bien commun de natures raisonnables, il doit être conforme à la raison, il doit regarder les natures raisonnables en tant qu’elles sont raisonnables. La cité n’est pas, ou ne peut pas être, un « pour soi » figé et refermé sur soi, opposé comme un singulier à d’autres singuliers: son bien doit être identiquement le bien de ses membres. Si le bien commun était le bien de la cité en tant que celle-ci est, sous un rapport accidentel, une sorte d’individu, il serait du coup un bien particulier, et proprement étranger aux membres de la société il faudrait même accorder à l’organisation, ainsi ravie à ses membres, intelligence et volonté. La cité serait alors comme un tyran anonyme qui s’assujettit l’homme. L’homme serait pour la cité. Ce bien ne serait ni un bien commun ni le bien de natures raisonnables. L’homme serait soumis à un bien étranger.Deuxièmement, la cité, comme le bien commun de la cité, est pour l’homme en tant que celui-ci comprend des formalités qui l’ordonnent à des biens communs supérieurs, formalités qui sont, dans l’homme, supérieures à celle qui l’ordonne au bien commun de la cité. Or l’identité du sujet de ces diverses formalités peut prêter à confusion. Le bien privé et le bien commun sont l’un et l’autre biens de l’homme. Et pourtant, tout bien de l’homme n’est pas bien de l’homme purement homme. Le bien de l’homme purement homme, d’après le sens que lui accorde saint Thomas (Q.D. de Virt., 10, ad 4, et Comm. in III Ethic., 14, 537-538), n’est autre chose que le bien qui lui convient en raison de l’individu. Le bien commun ne peut jamais être subordonné à cet homme purement homme. La formalité « homme purement homme » ne peut pas être identifiée à la formalité « citoyen », comme elle ne peut l’être au sujet « homme ». Dès lors, quand nous disons un bien commun subordonné à l’homme, ce ne peut être qu’en raison d’une formalité qui regarde un bien commun supérieur. Seul le bien commun le plus parfait ne peut être subordonné à l’homme ». (De la primauté du bien commun, pp.68-70).
La cité est pour l’homme non pas en qualité de « tout » qui serait « pour » l’une de ses parties: ce serait la négation du principe de totalité. La cité est pour l’homme en ce que l’homme est PARTIE D UN AUTRE TOUT, un tout supérieur au tout de la cité.
La cité pour l’homme serait une transgression du principe de totalité si l’homme était seulement une partie de la cité: s’il était ordonné à la cité selon tout lui-même et tout ce qui est sien. Ce que nie saint Thomas. Cf. Sum. theol., I-II, 21, 4, ad 3: « Homo non ordinatur ad communitatem politicam secundum se totum et secundum omnia sua (...). Sed totum quod homo est, et quod potest et habet, ordinandum est ad Deum ». Comme le montrent le contexte et l’objet de l’article (qui est d’établir que tous les actes humains ont raison de mérite ou de démérite devant Dieu), saint Thomas n’entend nullement professer ou suggérer par là que la société politique serait ordonnée à la personne singulière prise comme telle. Cf. le commentaire de Charles De Koninck: « Saint Thomas veut dire seulement que l’homme n’est pas ordonné à la seule société politique. Il n’est pas selon tout lui-même partie de la Société politique, puisque le bien commun de celle-ci n’est qu’un bien commun subordonné. L’homme est ordonné à cette société en tant que citoyen seulement. Bien que l’homme, l’individu, le membre de la famille, le citoyen civil, le citoyen céleste, etc., soient le même sujet, ils sont formellement différents (...). Non seulement ces formalités sont distinctes, mais elles sont subordonnées les unes aux autres selon l’ordre même des biens. Or c’est l’ordre des biens, causes finales et premières, et non pas l’homme purement homme, qui est principe de l’ordre de ces formalités d’un même sujet (...). L’homme ne peut pas s’ordonner au seul bien de la société politique; il doit s’ordonner au bien du tout parfaitement universel, auquel tout bien commun inférieur doit être expressément ordonné. Le bien commun de la société politique doit être expressément ordonné à Dieu, tant par le citoyen-chef que par le citoyen-partie, chacun à sa manière. Ce bien commun demande, lui-même, cette ordination ». (Charles De Koninck, De la primauté du bien commun, pp. 66-67.)
L’homme est ordonné à Dieu, c’est-à-dire à un tout supérieur au tout de la cité, à un tout que saint Thomas appelle: « Ecclesia, quæ in fidelium collectione consistit: L’<span style="background-color: navy; color: white;" />Église, qui est le rassemblement des fidèles » (Sum. contra Gent., IV, 78), ou encore le Royaume de Dieu, qui est « ordinata societas eorum qui divina visione fruuntur: la société ordonnée de ceux qui jouissent de la vision béatifique » (Ibid., 50). Dieu est « ipse supremum et commune bonum totius universi », le bien commun suprême de tout l’univers (Sum. Theol., III, 46, 2, ad3), le but de la vie humaine et de la société: « Finis humanæ vitæ et Societatis est Deus » (Ibid., I-II, 100, 6).
On peut objecter que la vision béatifique ne serait pas moindre s’il n’y avait qu’un seul homme à en jouir; qu’elle est, du coté de l’âme humaine, un acte personnel et solitaire; qu’elle est la plus secrète, la plus divine solitude avec Dieu. Et donc que ce n’est pas un bien commun, mais la personne individuelle et singulière, capable d’une si grande chose, qui est en tant que telle et pour cela supérieure au bien commun de la cité. Voici comment s’exprime Maritain (Jacques Maritain, La personne et le bien commun, Desclée de Brouwer 1947, pp.19-20):
« … Pour saint Thomas la béatitude, qui consiste formellement dans la vision, ressortit à l’intellect spéculatif, non à l’intellect pratique. Ce dernier a pour objet et un bien pratique, un bien à faire, qui, si élevé qu’il puisse être, est inférieur à la vérité à connaître et au Bien lui-même subsistant. C’est pourquoi la ressemblance avec Dieu est moindre dans l’intellect pratique que dans l’intellect spéculatif. « La ressemblance de l’intellect pratique avec Dieu existe selon la proportionnalité, en ce sens que l’intellect pratique a de l’objet qu’il connaît (et qu’il produit dans l’être) une relation semblable à celle que Dieu a de l’objet de sa science (créatrice). Mais l’assimilation de l’intellect spéculatif à Dieu existe selon l’union ou l’information (intentionnelle): ce qui est une assimilation beaucoup plus parfaite, quæ est multa major assimilatio » (S. theol., I-II, 3, 5, ad1). Or cette similitude beaucoup plus parfaite avec Dieu, qui est propre à l’intellect spéculatif, s’accomplit par un acte personnel et solitaire de l’intellect de chacun.Et le bien et la fin de l’intellect spéculatif sont de soi supérieurs au bien et à la fin de l’intellect pratique, supérieurs donc à tout bien commun créé, si éminent soit-il, car l’objet le plus élevé de l’intellect pratique est un bien commun à réaliser (S. theol., II-II, 47, 2 et I1). « Par l’intellect pratique, écrit saint Thomas, quelqu’un dirige vers la fin soi-même et les autres, comme il apparaît dans celui qui gouverne la multitude. Mais par le fait qu’un homme contemple, il se dirige seul vers la fin de la Contemplation. Et la fin elle-même de l’intellect spéculatif préémine autant sur le bien de l’intellect pratique que la prise de possession personnelle de cette fin spéculative, singularis assecutio ejus, transcende l’accomplissement commun du bien de l’intellect pratique, excedit communem assecutionem boni intellectus practici. C’est pourquoi la béatitude la plus parfaite consiste dans l’intellect spéculatif ». (3 Sent., d. 35, 1, 4, sol. 3 ad 2; 4 Sent., 1, 1, sol. 3 ad 1).
Mais on observera que ce dernier texte du Commentaire des Sentences ne paraît pas correctement cité. Le passage que Maritain traduit partiellement répond à l’objection que voici:
« Il semble que la béatitude consiste dans l’acte de l’intellect pratique plutôt que dans l’acte de l’intellect spéculatif. Plus un bien est commun, plus il est divin, comme on le voit dans Aristote. Or le bien de l’intellect spéculatif est propre à celui qui contemple, tandis que le bien de l’intellect pratique peut être commun beaucoup ». (4 Sent., 49, 1, 1, 3, objection 1).
Saint Thomas répond, -- et nous soulignons ce à quoi Maritain ne semble pas avoir arrêté son attention:
« Le bien auquel s’unit, par la connaissance, l’intellect spéculatif EST DAVANTAGE UN BIEN COMMUN (bonum... est communius bono cui...) que le bien auquel s’unit l’intellect pratique: en ceci que l’intellect spéculatif est davantage séparé du particulier que l’intellect pratique, car la connaissance de l’intellect pratique trouve son achèvement dans l’action, qui se réalise dans les choses particulières. Il y a toutefois ceci de vrai (dans l’objection): l’obtention de la fin à laquelle parvient l’intellect spéculatif est propre à celui qui l’atteint, tandis que l’obtention de la fin que vise l’intellect pratique peut être à la fois propre et commune, en tant que par l’intellect pratique on dirige vers la fin et soi-même et les autres, comme on le voit en celui qui dirige un groupe. Mais par le fait qu’un homme contemple, il se dirige seul vers la fin de la contemplation. La fin elle-même de l’intellect spéculatif est supérieure au bien de l’intellect pratique dans toute la mesure où son obtention singulière dépasse l’obtention commune du bien de l’intellect pratique. Et c’est pourquoi la plus parfaite béatitude consiste dans l’intellect spéculatif ». (4 Sent., 49,1, 1, 3 ad 1).
La réponse se comprend par rapport à l’objection. L’objection allègue que le bien commun est supérieur au bien particulier et que, donc, le bien commun de l’intellect pratique est supérieur au bien particulier de l’intellect spéculatif. Par suite la béatitude la plus parfaite paraît être celle de l’intellect pratique.
Saint Thomas ne répond pas que le bien singulier, atteint solitairement, de l’intellect spéculatif, est supérieur au bien commun de l’intellect pratique.
Saint Thomas répond fondamentalement que le bien atteint par l’intellect spéculatif est davantage un bien commun que celui de l’intellect pratique. Il concède que ce bien commun est atteint de manière singulière, ou solitaire: mais ce qui est atteint, quoiquesolitairement, est un bien supérieur. C’est sur la nature supérieurement commune du bien atteint, et non sur une supériorité de la voie solitaire par laquelle on l’atteint, que se fonde la supériorité de la contemplation sur l’action. Que l’opération de la contemplation soit une opération solitaire ne change pas en bien particulier le bien commun qui est atteint par cette opération. Analogiquement le soldat qui sacrifie sa vie pour la patrie ne la sacrifie pas moins à un bien commun parce que d’aventure son sacrifice est un acte solitaire et isolé.
S’il subsistait un doute, il ne serait que de se reporter aux huit raisons, tirées d’Aristote et de l’Écriture, que saint Thomas donne de la supériorité de la vie contemplative sur la vie active (Sum. Theol., II-II, 182, 1). Il n’y allègue à aucun moment une prétendue supériorité de l’acte solitaire en tant que solitaire.
Une objection en quelque sorte voisine et parallèle refuse de considérer la hiérarchie des touts et des biens communs dans laquelle l’existence humaine est engagée:
« Ce que le thomisme a le plus à cœur, son propos le plus essentiel est de garantir qu’aucune interférence ne rompe le contact personnel de toutes les créatures intellectuelles avec Dieu, et leur subordination personnelle à Dieu. Tout le reste -- l’univers tout entier et toute institution sociale -- doit en définitive servir à cette fin-là; toutes choses doivent nourrir et fortifier et protéger la conversation de l’âme, de chaque âme, avec Dieu. Il est typiquement grec et païen d’interposer l’univers entre Dieu et les créatures intellectuelles ». (Cité par Maritain,op. cit., pp.11 et 12).
Mais pourquoi donc faudrait-il que la considération de l’univers, de son ordre, de sa finalité apparaisse comme quelque chose quiS’INTERPOSE entre Dieu et la créature intellectuelle; comme un écran, donc, ou un obstacle ? Croire à la consistance de l’ordre naturel n’est pas une attitude mentale qui de soi empêche de faire sa prière quotidienne; ni de tendre à « prier sans cesse », qui est la conversation personnelle de l’âme avec Dieu.
Il est sans doute « typiquement grec » d’avoir aperçu par la raison l’ordre du monde, sa finalité, sa consistance et celle de la loi naturelle. Dire que l’univers où nous vivons est un royaume d’ombres vaines est une excellente métaphore, et très parlante, dans le langage de la spiritualité, mais serait une définition ontologique fort inexacte. Invoquer le paganisme et ses idolâtries -- toujours plus ou moins existentiellement mélangé, certes, à la pensée grecque -- est ici sans portée philosophique: le remède à l’idolâtrie de la nature n’est pas dans la négation de la nature; car la négation de la nature conduit subtilement à l’idolâtrie de la personne. Le barbare est celui qui méconnaît la consistance de l’ordre naturel: il y a des barbares païens, il y a des barbares chrétiens.
L’ordre naturel n’est pas anéanti par la vision chrétienne, ni par la conversation personnelle de l’âme avec Dieu. La grâce invite non point à écarter ou ignorer l’ordre naturel, mais à le restaurer dans son intégrité atteinte par le péché. Une animosité systématique contre ce qui est « typiquement grec » n’est pas bonne conseillère en philosophie naturelle; car ce que la pensée grecque a donné « typiquement » au monde, ce n’est point son particularisme ethnique, c’est au contraire la notion de l’universel; l’universalité consistante et stable de la raison et de la loi naturelle.
L’ordre naturel est d’ailleurs le seul lieu, la seule base de rencontre et de coopération charitables des chrétiens avec les incroyants, Pie XII en marquait la valeur:
« L’ordre et l’harmonie divins dans le monde doivent être le principal point d’appui de l’action non seulement des chrétiens, mais de tous les hommes de bonne volonté en vue du bien commun; leur conservation et leur développement doivent être la loi suprême qui préside aux grandes rencontres entre les hommes ». (Message de Noël 1957. L’ensemble du Message est sur ce sujet).
Les finalités intermédiaires sont précisément des intermédiaires et non des obstacles à écarter. Il ne convient ni de s’y arrêter, ni de les ignorer; il convient de les référer à Dieu. Comment savoir si la « conversation personnelle » de l’âme avec Dieu n’est pas une illusion où l’âme se trompe elle-même, se complaît en elle-même et finalement devient à elle-même sa propre idole ? Seul le critère donné par Dieu permet d’éprouver s’il s’agit d’une réalité ou d’une illusion: celui qui prétend aimer Dieu et qui n’aime pas ses frères, est-il dit dans l’Écriture, celui-là est un menteur. Pareillement celui qui croit atteindre la Fin dernière en se débarrassant de la charge des fins intermédiaires, pensant ainsi aller plus vite et plus droit, celui-là est un chimérique, et il n’est pires chimères que celles qui jettent leurs sortilèges sur la vie spirituelle. Sans doute il existe des voies mystiques extraordinaires, comportant un dépouillement plus ou moins radical des soucis humains mais ce n’est pas la voie commune; et dans ces voies extraordinaires elles-mêmes, si l’on en croit le témoignage et la vie des saints qui les suivirent, subsistèrent, selon leur état, des fins intermédiaires.
On peut là-dessus méditer le contenu et la portée de la doctrine de saint Thomas affirmant que ce n’est pas la foi seule qui fait des martyrs, mais aussi la justice et toutes les vertus:
« ... La foi comporte non seulement la croyance du cœur, mais aussi la profession extérieure. Cette profession extérieure se fait non seulement par les paroles par lesquelles on confesse la foi, mais encore par les actes qui la manifestent, selon le mot de saint Jacques: « Je te montrerai ma foi par mes œuvres ». De même saint Paul: « Ils prétendent en paroles connaître Dieu, ils le renient par leurs actes ». C’est pourquoi les œuvres de toutes les vertus, selon qu’elles sont référées à Dieu, sont comme autant de professions de la foi par laquelle il nous est révélé que Dieu attend de nous ces œuvres, et nous en récompense. A ce titre elles peuvent être cause de martyre. C’est pourquoi l’<span style="background-color: navy; color: white;" />Église célèbre le martyre de saint Jean-Baptiste, qui fut mis à mort non point pour avoir refusé de renier la foi, mais pour avoir condamné l’adultère ». (Sum. Theol., II-II, 124, 5).
Au même endroit, Saint Thomas rapporte l’objection:
« Parmi les œuvres des vertus autres que la foi, les meilleures sont celles qui sont ordonnées au bien commun (de la cité): le bien de la cité est meilleur que celui d’un seul. Si donc quelque autre bien était cause du martyre, ce serait surtout le cas de ceux qui meurent pour la défense de la cité. La coutume de L’<span style="background-color: navy; color: white;" />Église ne l’admet pas: elle ne célèbre pas le martyre de ceux qui meurent en une juste guerre ».
Réponse:
« Le bien de la cité est le principal parmi les biens humains. Mais le bien divin, qui est la cause propre du martyre, est supérieur au bien humain. Cependant le bien humain peut être rendu divin (bonum humanum potest effici divinum), s’il est rapporté à Dieu; il peut se faire que le bien humain soit cause du martyre selon qu’il est rapporté à Dieu ». (Sum. Theol., II-II, 124, 5, ad3).
Question d’ordre et de finalité, qui peut se résumer ainsi: « La partie aime le bien du tout selon que ce bien lui convient; cependant elle l’aime non point en rapportant le bien du tout à elle-même, mais plutôt en se rapportant elle-même au bien du tout ». (Sum. Theol., II-II, 26, 3, ad2).
Ces détours ne le sont qu’en apparence. Ils permettent de comprendre que si la cité est pour l’homme, ce n’est point EN TANT QUE l’homme est personne individuelle et que la cité est un bien commun. C’est en tant que ni la cité, ni la personne individuelle ne sont une fin dernière.
Hors de tout contexte doctrinal, la formule: la cité est pour l’homme pourrait être aussi dangereuse, quoique d’une autre manière, que la formule: l’homme est pour la cité. Celle-ci tendrait à absorber le personnel dans le social, c’est-à-dire à réduire en esclavage la personne humaine. Celle-là tendrait à faire de la personne le tout suprême, ayant en soi sa cause et sa fin. -- On peut dire que la cité est ordonnée à l’épanouissement de la personne humaine, à la condition d’apercevoir en même temps que l’épanouissement de la personne humaine n’est pas à lui-même sa règle supérieure et unique. La personne humaine n’est pas telle que tout se rapporterait à elle et qu’elle-même ne se rapporterait à rien. « Tout est à vous, mais vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu ». Dire que LA CITÉ EST POUR LA PERSONNE s’entend dans le contexte doctrinal de l’ordination à Dieu de l’une et de l’autre. La cité n’est pas ordonnée à l’égoïsme, à l’orgueil, à la volonté de puissance de la personne.
L’opposition entre la personne et le bien commun est une fausse opposition: car le bien commun est le bien commun des personnes, ou alors il n’est plus un bien commun. La vraie question est que le bien commun que l’on nous présente comme tel soit véritablement le bien commun. Dès que l’on entend que le bien commun est le bien commun des personnes, on entend inévitablement du même coup, comme l’énonce Pie XII, que c’est un bien principalement moral et comportant avant tout les conditions nécessaires au respect des droits et de la dignité des personnes qui composent la société. La cité n’est pas au service de l’égoïsme ou de l’orgueil personnel, elle est au service de ce bien qui est commun aux personnes qui la composent: coopérer mutuellement à se diriger vers les fins auxquelles elles sont ordonnées, par l’exercice des droits qui y correspondent. Et chaque personne est au service de cette mutuelle coopération: sous ce rapport, dans cet esprit et en ce sens, la personne individuelle est ordonnée et subordonnée à la communauté.
Il n’est pas de bonne méthode d’opposer soit, d’une part, la dignité de la personne à la volonté de puissance de l’État, soit, d’autre part, la dignité et la finalité de l’État à l’égoïsme et à l’orgueil de la personne. On aboutit à exalter unilatéralement soit la toute-puissance d’un État qui n’est plus ordonné au bien commun des personnes (c’est-à-dire qui n’est plus subordonne a la loi naturelle), doit la valeur suprême d’une personne humaine qui n’est plus ordonnée à rien d’autre qu’à elle-même.
Dire que la vraie question est celle-ci: que le bien commun que l’on nous présente comme tel soit véritablement le bien commun des personnes, c’est rappeler que la communauté politique est un tout accidentel et non un tout substantiel. Le bien commun de la communauté politique n’est pas le bien propre d’un tout substantiel, comme dans le cas d’un organisme physique, le corps humain par exemple; il ne se réalise donc point dans l’humiliation, la persécution, l’aliénation des personnes individuelles. Le bien commun temporel est « le bien des touts substantiels que sont les membres de la société », et « il n’est le bien de ces touts substantiels qu’en tant que ceux-ci sont les membres de la société ». (Charles De Koninck, op. cit., p.56). Dans le totalitarisme, ce n’est pas la primauté du bien commun qu’il faut nier: c’est la primauté d’un bien non réellement commun, ou non véritablement bien, qu’il faut mettre en cause.
Ainsi que l’a noté Charles De Koninck (Charles De Koninck, op. cit., p.71), la plupart des objections faites à la primauté du bien commun « jouent sur la transgression des genres, elles exploitent le par accident » : « De ce que quelque bien privé est meilleur que quelque bien commun, comme c’est le cas de la virginité meilleure que le mariage, on conclut que quelque bien privé pris comme bien privé est meilleur que quelque bien commun pris comme bien commun; que le bien privé comme tel peut avoir une éminence qui échappe au bien commun comme tel; qu’on peut dès lors préférer un bien privé à un bien commun parce qu’il est privé. Nier par cette voie tous les premiers principes, quoi de plus facile ? ».
Maintenant nous pouvons situer, mesurer et résumer ce que l’intervention de Pie XII, concernant le principe de totalité, apporte à la mise en valeur des principes traditionnels de la philosophie chrétienne:
1. -- A sa place historique, cette intervention écarte une utilisation devenue unilatérale, voire caricaturale, de la primauté du bien commun. Il n’en était trop souvent question que pour convaincre d’égoïsme ou d’anarchisme les sujets n’obéissant pas à la puissance publique. Or s’il est évident que la primauté du bien commun est le fondement de l’autorité, cette primauté lui assigne aussi sa fin et détermine les conditions et les limites de son exercice
2. -- Dans la même perspective, le bien commun était invoqué souvent comme un bien propre de l’État, -- sa gloire, sa puissance, son prestige, -- auquel les citoyens risquaient de ne participer que d’une manière théorique ou métaphorique. A la limite, ce bien commun tendait à devenir quelque chose qui n’était plus commun et qui n’était même plus un BIEN. En rappelant et appliquant la thèse classique, mais passablement perdue de vue, selon laquelle la communauté politique est un tout accidentel et non un tout substantiel, Pie XII a porté atteinte à ce qui est la racine du totalitarisme moderne. Dans le langage même, les expressions « salut public » et « bien public », dont on peut certes faire un usage correct, avaient tendance à l’emporter sur la notion de « bien commun »: or le « salut public » et le « bien public » peuvent moins malaisément désigner le bien propre de l’autorité publique de l’État, entendus comme incarnations de la communauté politique elle-même entendue comme un tout substantiel; tandis que l’expression « bien commun » suggère d’elle-même la question: commun à qui ? et par là elle appelle la notion traditionnelle d’un bien qui est, en commun, le bien des touts substantiels que sont les personnes composant la société.
3. -- En mettant en relief depuis Pie XI la formule: la cité est pour l’homme, le Magistère de L’<span style="background-color: navy; color: white;" />Église s’est opposé avec éclat à l’application totalitaire du principe de totalité qui s’exprimait par: l’homme est pour la cité. Cependant ces deux formules contraires expriment chacune une vérité et peuvent receler chacune une erreur, selon la perpective, le contexte et 1’esprit où on les prend. Que la formule pontificale: « la cité est pour l’homme » soit susceptible d’être entendue en un sens erroné, c’est Pie XI lui-même qui, au moment où il la prononce, le précise aussitôt. Mais l’avantage de cette formule est de contredire en bloc les totalitarismes modernes de la manière la plus immédiate et la plus parlante.
Entendue dans le contexte de la doctrine naturelle et chrétienne, la formule: la cité est POUR l’homme, jointe à la formule complémentaire: la cité est PAR l’homme, est sans doute ce qui est le plus susceptible de tirer les hommes d’aujourd’hui du somnambulisme par lequel ils pourraient s’abandonner à un « mouvement de l’histoire » conçu comme un déterminisme. La réflexion philosophique doit explorer sous quel rapport la cité est par et pour l’homme, et sous quel rapport l’homme est par et pour la cité; de même qu’il est vrai sous un rapport que l’histoire fait l’homme, et sous un autre que c’est l’homme qui fait l’histoire. De nombreux enseignements pontificaux, spécialement depuis un demi-siècle, aident et orientent la recherche dans ces directions.
4. -- La pensée correcte et l’application exacte du principe de totalité, demandées par Pie XII, requièrent manifestement, contiennent implicitement une doctrine complète de l’homme, de la société, du monde. Par quoi l’on voit que ce qui est essentiel à la pensée philosophique, c’est de retrouver partout le problème de l’un et du multiple.
Saint Thomas paraît au premier regard avoir affirmé, à des moments différents, des choses contraires, puisqu’il énonce:
D’une part: « Puisque l’homme individuel est une partie du peuple, tout homme, en ce qu’il est et ce qu’il a, appartient au peuple, de même que toute partie, en ce qu’elle est, appartient au tout ».(Sum. Theol., I-II, 96, 4). « L’homme tout entier est ordonné comme à sa fin à l’ensemble de la Communauté dont il est une partie ». (Sum. Theol., II-II, 65, 1).
D’autre part: « L’homme n’est pas ordonné à la Communauté politique selon tout lui-même et tout ce qui est sien ». (Sum. Theol., I-II, 21, 4, ad 3. Sur cette « antinomie », voir l’article de R. Jacquin: « Individu et société d’après saint Thomas », Revue des sciences religieuses (Palais universitaire, Strasbourg), numéro d’avril 1961. Cette aporie, inconnue de l’esprit médiéval, s’est, comme nous le disons, présentée à l’esprit moderne (à cause du totalitarisme). Pour la résoudre, les thomistes ont d’abord songé à utiliser la distinction métaphysique entre INDIVIDUALITÉ et PERSONNALITÉ: c’est la position de Schwalm, Leçons de philosophie sociale,partiellement rééditées sous le titre: La société et l’État (Flammarion 1937); position adoptée par Garrigou-Lagrange (La philosophie de l’être et le sens commun, Beauchesne 1909 et Desclée de Brouwer 1947; et La subordination de l’État à la perfection de la personne humaine selon saint Thomas, dans Doctor communis, II-III, 146-159, Acta et commentationes Pont. Academiæ Romanæ S. Thomæ Aqu., Torino 1949). Cette position conduit à admettre, au moins implicitement, que « l’homme est social en tant qu’individu, mais non pas en tant que personne ». La critique de cette position a été faite, d’une manière décisive à nos yeux, par Arthur F. Utz, Ethique sociale, trad. française tome I, Ed. univ., Fribourg 1960; voir son chapitre VI..
Cette « antinomie », ou cette aporie, peut être aisément surmontée à la lumière des élucidations qui précèdent. Mais il faut remarquer que c’est une aporie, ou une « antinomie », pour nous et non pour saint Thomas. La question nous paraît aujourd’hui capitale et décisive (et de fait elle l’est aujourd’hui) de choisir entre les deux affirmations ou de les concilier. Pour saint Thomas, la question ne se posait pas: si elle s’était posée, il l’aurait posée et il l’aurait facilement résolue. L’esprit moderne s’interroge, s’inquiète et même s’embarrasse pour un point de doctrine auquel saint Thomas ne s’est à aucun moment arrêté, bien qu’il en ait énoncé incidemment tout ce qui peut faire difficulté à nos yeux et tout ce qui est nécessaire à une solution.
Dans sa première affirmation ci-dessus (Sum. theol., I-II, 96, 4) il s’occupe d’étudier si les lois que promulguent les hommes obligent en conscience: et il établit qu’une loi juste a le pouvoir, en vertu du principe de totalité, de répartir proportionnellement les charges sociales. Dans l’affirmation parallèle (II-II, 65, 1), il étudie, au point de vue pénal et thérapeutique, dans quel cas il est permis et dans quel cas il est interdit de mutiler un homme.
Dans l’affirmation contraire (I-II, 21, 4, ad 3), il s’occupe d’établir que tout acte s’occupe d’établir que tout acte humain est bon ou mauvais au regard de Dieu.
Pourquoi saint Thomas ne se posait-il pas la question « individu et société » comme nous la posons ? Parce que, croyons-nous, cette question est posée et imposée par le totalitarisme moderne; elle est apparue dans la pensée en même temps qu’apparaissaient les prémisses intellectuelles du totalitarisme. On peut sans doute trouver des racines logiques du totalitarisme dans les œuvres; de tous les temps, dans la République ou les Lois de Platon: erreurs accidentelles, qui furent sans conséquences pratiques et durables, en tous cas sans conséquences universelles. Fragmentairement, à titre de curiosité isolée, on peut découvrir des précédents à tout. Mais le monde totalitaire, ce n’est pas le monde d’hier ou d’avant-hier, c’est une nouveauté actuelle.
LE DESPOTISME TOTALITAIRE
Parlant du tyran, saint Thomas le décrit et le définit de cette manière:
« Si celui qui régit un groupe d’hommes libres les ordonne au bien commun de leur collectivité, son gouvernement est droit et juste. Si au contraire c’est en vue non du bien commun du groupe, mais de son propre bien qu’il ordonne le gouvernement, celui-ci est injuste et déréglé.Le tyran opprime par la puissance au lieu de gouverner par la justice ». (De Regno, I, 1).
« Le chef injuste emploie sa force à opérer le mal de la multitude, dès qu’il ramène le bien commun de celle-ci à son seul bien à lui (...). Le gouvernement devient injuste du fait que son chef dédaigne le bien commun de la multitude pour ne plus chercher que son bien particulier. Plus il s’éloigne du bien commun, plus il est injuste (...). Le tyran recherche son bien privé au mépris d’un bien commun; par suite, il accable de diverses façons ses sujets, selon qu’il est en proie à diverses passions qui lui font convoiter certains biens. Car celui qui est en proie à la cupidité ravit les biens de ses sujets.(...) Et le tyran ne se borne pas à accabler ses sujets dans les choses temporelles: il empêche jusqu’à leurs biens spirituels. Car ceux qui ambitionnent davantage de commander que de se rendre utiles arrêtent tout progrès chez leurs sujets: dans toute supériorité parmi eux, ils redoutent un préjudice à leur domination inique. Les tyrans suspectent les bons plus que les méchants, et toujours la vertu d’autrui leur paraît redoutable.En conséquence, voici à quoi s’efforcent de tels tyrans: à étouffer chez leurs sujets l’éveil de cette grandeur d’âme, fruit de la vertu, qui pourrait les empêcher de supporter leur domination inique: à empêcher entre ces sujets l’affermissement de tout lien d’amitié et la naissance de cette joie qu’engendrent les avantages réciproques de la paix; afin que, de la sorte, toute confiance mutuelle étant détruite, on ne puisse rien tramer contre leur domination (...). Il est naturel en outre que les hommes nourris dans la crainte abaissent leur âme jusqu’à la servilité et deviennent lâches (...). (De Regno, I, 2).
Dans la tyrannie classique, l’autorité et les pouvoirs établis en vue du bien commun sont utilisés par le despote au profit de son bien propre ou de l’idée qu’il s’en fait; c’est-à-dire au profit de sa commodité, de sa fantaisie, de ses passions, de sa volonté de puissance. Le bien commun est mutilé ou confisqué au profit d’une personne particulière. Cette tyrannie classique peut évidemment trouver des juristes et des docteurs à ses ordres, mais elle prête peu à justification doctrinale spontanée. Son mensonge est simple. Elle pense: «Tel est mon bon plaisir », et elle dit (quand elle prend la peine de le dire, ou de le faire dire par ses légistes): « C’est pour votre bien à tous ». Donc elle se couvre le mieux en invoquant, mais à tort et à contresens, une juste doctrine sur le respect dû à l’autorité et le devoir d’obéissance civile.
Le despotisme totalitaire procède d’une autre morale et professe sa doctrine. En ce sens et à ce niveau, il ne ment pas, il énonce ce qu’il pense, ce qu’il veut, ce qu’il fait. Ses discours variables reviennent à dire que la communauté politique est un tout substantiel ayant son bien propre, auquel les membres de la communauté sont absolument subordonnés.
Il existe toute une série de formes intermédiaires qui assurent la transition du despotisme classique au despotisme totalitaire. L’un et l’autre ont en commun, le premier surtout en fait, le second carrément en droit, une conception absolutiste de l’État. Mais la tyrannie classique procède principalement de la faute du despote, qui crée un despotisme à sa mesure; la tyrannie totalitaire procède principalement d’un despotisme idéologique qui crée, met en place (et décore) des despotes qui sont ses instruments.
Le totalitarisme économique applique à la société économique une méthode analogue à celle que le totalitarisme politique applique a la société politique. Son principe fondamental est celui d’une « propriété » dite « publique » de tous les biens de production. Or la propriété dite publique n’est pas une autre forme de propriété, mais la suppression de la propriété. De même que le totalitarisme politique fait du bien commun un bien qui n’est le bien de personne, de même le totalitarisme économique fait des biens de production des biens qui ne sont la propriété de personne. L’essence de la propriété, personnelle ou collective, est par définition d’être privée -- comme l’essence du bien commun est par définition d’être commun; un bien sous régime public est place à proprement parler hors du régime de la propriété: il n’appartient à personne. Il est quelquefois utile ou nécessaire, ou plus exactement inévitable, que certains biens de production soient placés hors du régime de la propriété: quand on n’a trouvé pour eux aucun régime de propriété (individuelle ou collective) privée qui soit compatible avec le bien commun; mais l’étatisation systématique de tous les biens de production équivaut à une suppression universelle de la propriété.
Le totalitarisme est cette fausse application du principe de totalité qui se trouve parfois chez Platon et chez Aristote. Le christianisme y avait coupé court. L’affaiblissement moderne du christianisme y laisse place. Le totalitarisme politique et le totalitarisme économique s’appellent mutuellement. Le premier ne peut liquider les résistances qu’il rencontre qu’en supprimant, par le second, les racines sociales de la liberté. Le second ne peut s’imposer qu’en utilisant les moyens dictatoriaux du premier.
On est toujours de son temps beaucoup plus qu’on ne le croit, et les erreurs des philosophes sont souvent celles de leur temps plutôt que leurs erreurs propres. Aristote sacrifie aux dieux du paganisme et trouve normal l’esclavage. Descartes méprise la scolastique, mais c’est une scolastique décadente bafouée par Rabelais et par Montaigne. Pascal concède beaucoup au scepticisme, mais c’est le scepticisme répandu à son époque parmi les intellectuels et non l’accent original de sa pensée. Comment ne pas voir le monde à travers les perspectives de son temps ? Peut-être le totalitarisme, qui nous semble énorme, ne sera-t-il qu’une brève et sinistre anecdote dans l’histoire de l’humanité. Il nous préoccupe aujourd’hui, et nous paraît constituer un stade nouveau de la civilisation, provoquer une confrontation formidable, appeler une contestation de longue haleine. C’est peut-être une illusion passagère; c’est tout de même la réalité du moment. Le totalitarisme peut disparaître en un instant, on a vu bien d’autres effondrements et bien d’autres mutations.
De telles réflexions affectent donc d’un certain coefficient de relativité, du point de vue historique, notre conclusion que voici.
La grande confrontation moderne est la confrontation avec le totalitarisme. Cette confrontation est nouvelle. L’histoire de l’humanité commence par la révolte de la partie contre le tout, c’est le péché d’Adam, et se continue par l’opposition de la partie à la partie, c’est le péché de Caïn. Puis c’est la longue attente de Dieu, pendant laquelle les païens découvrent progressivement, et non sans erreurs, la loi naturelle, tandis que les Juifs la reçoivent sur le Sinaï. C’est une réorientation de la partie vers le tout: car la loi naturelle, comme toute loi, a pour fin le bien commun (le bien commun naturel le plus général de l’espèce humaine). Au centre de l’histoire de l’humanité, le Christ réconcilie l’homme avec Dieu et les hommes entre eux: il donne aux parties les moyens de retrouver leur place et leurs relations réciproques dans un tout ordonné. La Rédemption est, à cet égard, communion et totalisation. Le refus de la Rédemption fut d’abord refus de la communion et de l’intégration totalisante. Et c’est pourquoi l’insistance principale de la prédication était, à ce niveau, de convaincre les hommes de consentir tout ce qui doit l’être au principe de totalité. L’insistance actuelle est de n’y consentir rien que ce qui doit l’être, et seulement comme cela doit l’être: car au refus de l’intégration totalisante s’est substituée une fausse totalisation, le totalitarisme, politique, économique, cosmo-biologique. Au refus de la communion s’est substituée une fausse communion, le communisme. Au refus de la Rédemption s’est substituée la fausse rédemption d’un humanisme ennemi du Christ, l’humanisme marxiste. Cela n’est plus une simple défaillance, si perverse soit-elle par accident, mais une intrinsèque perversité.