Les communions sans action de grâces : Différence entre versions
De Salve Regina
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Version actuelle datée du 19 février 2012 à 00:21
Spiritualité de la Messe | |
Auteur : | R. P. Réginald Garrigou-Lagrange, O.P. |
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Source : | Revue La vie Spirituelle, 17ème année, tome XLIV, pp.141-149 |
Date de publication originale : | 1935 |
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Difficulté de lecture : | ♦♦ Moyen |
Si scires donum Dei !
Plusieurs âmes intérieures nous ont exprimé la douleur qu’elles ressentent en voyant, en certains endroits, la presque totalité des fidèles quitter l’église avec ensemble aussitôt après la fin de la messe où ils ont communié. Bien plus, c’est une coutume qui tend à se généraliser, même dans bien des pensionnats et collèges catholiques, où, jadis, les élèves qui avaient communié restaient à la chapelle une dizaine de minutes après la messe, prenant l’habitude de faire l’action de grâces, habitude que les meilleurs conservaient ensuite toute la vie.
Alors, pour montrer la nécessité de l’action de grâces, on citait le fait de saint Philippe de Neri faisant accompagner par deux enfants de choeur portant des cierges une dame qui quittait l’église aussitôt après la fin de la messe où elle avait communié. Combien de fois a-t-on raconté cette leçon bien méritée, qui souvent a porté des fruits ! Mais on prend aujourd’hui des habitudes de sans-gêne presque avec tout le monde, avec les supérieurs comme avec les égaux et les inférieurs, et même avec Notre-Seigneur. Si la chose continue, il y aura, comme on l’a dit, beaucoup de communions et peu de vrais communiants. Si des âmes zélées ne s’emploient pas à remonter ce courant, il détruira peu à peu tout esprit de mortification et de vraie et solide piété. Et pourtant Notre-Seigneur, Lui, est toujours le même, et nos devoirs de reconnaissance envers Lui n’ont pas changé.
L’action de grâces n’est-elle pas un devoir, après un bienfait reçu, et ne doit-elle pas être proportionnée au prix du bienfait ? Lorsque nous offrons une chose de quelque valeur à une personne amie, nous sommes légitimement attristés si elle ne se donne pas même la peine de nous en remercier par un mot. La chose est devenue fréquente aujourd’hui. Et s’il y a dans ce sans-gêne, qui touche à l’ingratitude, quelque chose qui nous blesse, que dire de l’ingratitude à l’égard de Notre-Seigneur, dont les bienfaits ont incomparablement plus de prix que les nôtres ?
Jésus lui-même nous le dit lorsque, après la guérison miraculeuse de dix lépreux, un seul vint le remercier. " Et les neuf autres où sont-ils ? " demanda le Sauveur. Ils avaient été miraculeusement guéris et ne vinrent pas même dire : Merci.
Or, à la communion, nous recevons un bienfait très supérieur à la guérison miraculeuse d’une maladie du corps, nous recevons l’Auteur même du salut et un accroissement de la vie de la grâce, qui est le germe de la gloire, ou la vie éternelle commencée ; nous recevons une augmentation de la charité, de la plus haute des vertus, qui vivifie, anime toutes les autres, et qui est le principe même du mérite.
Jésus souvent rendit grâces à son Père pour tous ses bienfaits, en particulier pour celui de l’Incarnation rédemptrice ; de toute son âme il remercia son Père d’en avoir révélé le mystère aux petits. Il remercia sur sa Croix, en disant Consummatum est. Il ne cesse de remercier au saint Sacrifice de la Messe, dont il est le prêtre principal. L’action de grâces est une des quatre fins du sacrifice, toujours unie à l’adoration, à la supplication, à la réparation. Et même après la fin du monde, lorsque la dernière messe sera dite, et qu’il n’y aura plus de sacrifice proprement dit, mais sa consommation, lorsque la supplication et la réparation auront cessé, le culte d’adoration et d’action de grâces durera toujours, et s’exprimera dans le Sanctus, qui sera le chant des élus pendant l’éternité. Aussi comprend-on que bien des âmes intérieures aient à cœur depuis quelque temps de faire célébrer des messes d’action de grâces, en particulier le second vendredi du mois, pour suppléer à l’ingratitude des hommes et de bien des chrétiens, qui ne savent plus guère dire merci, même après les plus grands bienfaits.
S’il est une chose pourtant qui demande une action de grâces spéciale, c’est l’institution de l’Eucharistie, par laquelle Jésus a voulu rester réellement parmi nous, pour continuer d’une façon sacramentelle l’oblation de son sacrifice, et pour nourrir nos âmes, plus et mieux que le meilleur des aliments ne peut nourrir nos corps. Il n’est pas question ici de nous nourrir de la pensée d’un saint, mais de nous nourrir de Jésus Christ, de la plénitude de grâces qui est en sa sainte âme unie personnellement au Verbe et à la Divinité.
Par l’Eucharistie, il se donne à nous, pour nous assimiler à Lui. Le Bienheureux Nicolas de Flüe disait : « Seigneur Jésus, prends-moi à moi et donne-moi à Toi » ; ajoutons : « Seigneur Jésus, donne-Toi à moi, pour que totalement je t’appartienne. » C’est le plus grand don que nous puissions recevoir. Et il ne mériterait pas une action de grâces spéciale ! C’est là le but de la dévotion au Cœur eucharistique.
Combien est blessante l’ingratitude de celui qui ne sait pas dire merci, après la communion, par laquelle Jésus se donne lui-même à nous !
Les fidèles qui quittent l’église presque aussitôt après avoir communié ont-ils donc oublié que la présence réelle subsiste en eux comme les espèces sacramentelles environ un quart d’heure après la communion, et ne peuvent-ils pas tenir compagnie à l’Hôte divin pendant ce court laps de temps ? Comment ne comprennent-ils pas leur irrévérence ? Notre-Seigneur nous appelle, il se donne à nous avec tant d’amour, et nous, nous n’avons rien à lui dire et ne voulons pas l’écouter quelques instants.
Les saints, en particulier sainte Thérèse, Bossuet aimé à le rappeler, nous ont souvent dit que l’action de grâces sacramentelle est pour nous le moment le plus précieux de la vie spirituelle. L’essence du Sacrifice de la Messe est bien dans la double consécration, mais c’est par la communion que nous participons nous-mêmes à ce sacrifice d’une valeur infinie. Il doit y avoir en ce moment un contact de la sainte âme de Jésus, unie personnellement au Verbe, avec la nôtre, une union intime de son intelligence humaine éclairée par la lumière de gloire avec notre intelligence souvent obscurcie, oublieuse de nos grands devoirs, obtuse en quelque sorte à l’égard des choses divines ; il doit y avoir aussi une union non moins profonde de la volonté humaine du Christ, immuablement fixée dans le bien, avec notre volonté chancelante, et enfin une union de sa sensibilité si pure avec la nôtre parfois si troublée. Dans la sensibilité du Sauveur il y a les deux vertus de force et de virginité qui fortifient et virginisent les âmes qui s’approchent de Lui.
Or Jésus ne parle qu’à ceux qui l’écoutent, qu’à ceux qui ne sont pas volontairement distraits. Nous ne devons pas seulement nous reprocher nos distractions directement volontaires, mais celles qui le sont indirectement, par suite de notre négligence à considérer ce que nous devons considérer, à vouloir ce que nous devons vouloir, à faire ce que nous devons faire. Cette négligence est source d’une foule de péchés d’omission, qui passent presque inaperçus à l’examen de conscience, parce qu’ils ne sont rien de positif, mais l’absence de ce qui devrait être. Bien des personnes, qui ne se trouvent pas de péchés parce qu’elles n’ont commis rien de grave, sont pleines de négligences indirectement volontaires et par suite coupables. Ne négligeons pas le devoir de l’action de grâces, comme il arrive trop souvent aujourd’hui. Quels fruits peuvent porter des communions faites avec tant de sans-gêne ?
En certains pays, hélas ! beaucoup de prêtres eux-mêmes ne font pour ainsi dire aucune action de grâces après leur messe ; d’autres la confondent avec la récitation obligée et plus ou moins recueillie d’une partie de l’office, de sorte qu’il n’y a plus assez en eux de piété personnelle pour vivifier du dedans la piété en quelque sorte officielle du ministre de Dieu. De là, résultent bien des tristesses : comment le prêtre qui ne vit plus assez pour lui-même de la vie divine peut-il la donner aux autres ? Comment peut-il répondre aux besoins spirituels profonds d’âmes en quelque sorte affamées, qui parfois, après s’être adressées à lui, s’en vont plus tristes encore et se demandent avec anxiété où trouver ce qu’elles cherchent ? Il n’est pas rare que des âmes qui ont vraiment faim et soif de Dieu, qui ont reçu beaucoup, et qui, au milieu de grandes difficultés, doivent donner beaucoup autour d’elles pour venir au secours de ceux qui meurent spirituellement, s’entendent dire : « Ne vous donnez pas tant de peine ! vous faites plus que le nécessaire. » Que deviendrait alors l’ardeur de la charité, et comment se vérifierait la parole du Sauveur : « Je suis venu allumer un feu sur la terre, et que désirai-je, sinon de le voir se répandre partout ? » - « Je suis venu pour que vous ayez la vie, et pour que vous l’ayez en abondance. »
Une personne vraiment pieuse, qui se reprochait de ne pas assez penser dans la journée à la sainte communion faite le matin, reçut un jour cette réponse : " Nous ne pensons pas non plus au repas que nous avons fait il y a quelques heures. " C’était la réponse du naturalisme pratique, qui perdait de vue l’immense distance qui sépare le pain eucharistique du pain ordinaire. L’état d’esprit qui s’exprime de la sorte est manifestement à l’antipode de la contemplation du mystère de l’Eucharistie, et il provient de la négligence habituelle avec laquelle on reçoit les dons de Dieu les plus précieux. On finit par ne plus voir leur valeur, qu’on connaît seulement de façon théorique, et les conseils que l’on donne ne portent nullement les âmes à l’union intime avec Dieu, ils ne dépassent pas le niveau de la casuistique préoccupée seulement de savoir ce qui est obligatoire pour éviter le péché.
Cela peut mener loin ; on oublie ainsi que tout chrétien doit tendre à la perfection de la charité, en vertu du précepte suprême : " Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, dé tout ton esprit, de toutes tes forces " (Luc, X, 27). En suivant cette voie, le prêtre et le religieux oublieraient aussi qu’il y a pour eux une obligation non plus seulement générale, mais spéciale, de tendre à la perfection pour s’acquitter chaque jour plus saintement de leurs fonctions sacrées, et pour être plus unis à Notre-Seigneur.
Dans certaines périodes de l’histoire des ordres monastiques, certains religieux, après avoir célébré leur messe privée, ne se rendaient à la messe conventuelle, même les jours de fête, que s’il était canoniquement certain qu’ils y étaient obligés. S’ils avaient bien fait leur action de grâces, en seraient-ils arrivés à juger ainsi ? La casuistique tendait à prévaloir sur la spiritualité, considérée comme chose secondaire. Le jour où nous considérons l’union intime avec Dieu comme chose secondaire, nous ne tendons plus à la perfection, nous perdons de vue le sens et la portée du précepte suprême : " Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit, de toutes tes forces. " Notre jugement n’est plus un jugement de sagesse, nous commençons à glisser sur la pente de la sottise spirituelle.
C’est à cela qu’on arrive progressivement par la négligence dont nous parlions au début de cet article.
La négligence de l’action de grâces devient négligence dans l’adoration, qui finirait par n’être qu’extérieure, dans la supplication et dans la réparation. On perdrait ainsi de vue de plus en plus les quatre fins du sacrifice, pour s’adonner souvent à des choses fort secondaires et qui perdent du reste leur vraie valeur morale et spirituelle dès qu’elles ne sont, plus assez vivifiées par l’union à Dieu.
Tout bienfait demande un remerciement, un bienfait sans mesure demande un remerciement proportionné. Comme nous ne sommes point capables de l’offrir à Dieu, demandons à Marie médiatrice de venir à notre secours et de nous obtenir de participer à l’action de grâces qu’elle offrit à Dieu après le Sacrifice de la Croix, après le Consammatum est, à celle qu’elle faisait après la Messe de l’apôtre saint Jean, qui vraiment continuait en substance sur l’autel le sacrifice du Calvaire. La négligence si fréquente dans l’action de grâces après la communion provient de ce que nous ne savons pas assez le don de Dieu : si scires donum Dei ! Demandons à Notre-Seigneur humblement mais ardemment la grâce d’un grand esprit de foi, qui nous permettra de " réaliser " chaque jour un peu mieux le prix de l’Eucharistie ; demandons la grâce de la contemplation surnaturelle de ce mystère de foi, c’est-à-dire la connaissance vécue qui procède des dons d’intelligence et de sagesse et qui est le principe d’une action de grâces fervente dans la mesure où l’on a plus conscience de la grandeur du don reçu.
Rome, Angelico.