L'autel "face au peuple" : Différence entre versions

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La réforme de 1969
Auteur : Abbé Quentin Sauvonnet
Date de publication originale : 2004

Difficulté de lecture : ♦ Facile

L’autel "face au peuple

Avant de parler d’orientation de l’autel, il paraît opportun de rappeler quelques vérités sur l’autel.

L’autel est le centre de gravité d’une église. L’architecture chrétienne a constamment essayé de mettre cette réalité en relief. Les autels somptueusement décorés et dont la dignité était souvent rehaussée par un baldaquin apparaissaient comme l’endroit le plus important de l’église. Voici ce qu’en disent Saint Jean Chrysostome et Saint Optat de Milève :

« Pense à celui qui va faire ici son entrée. Tremble déjà à l’avance. Car celui qui ne fait qu’apercevoir le trône (vide) du roi, frémit dans son cœur quand il attend l’arrivée du roi »[1]

« L’autel est le trône du corps et du sang du Seigneur. »[2]

Sainte Hildegarde  ajoute : « Quand le prêtre… s’approche de l’autel pour célébrer les saints mystères, un éclat de lumière étincelant apparaît soudain dans le ciel. Des anges en descendent, la lumière entoure l’autel… et des esprits célestes s’inclinent à la vue du service divin »[3].

 

On constate qu’on ne peut séparer l’autel de sa finalité propre, le sacrifice de la croix. Autel et sacrifice sont étroitement liés. Cependant Mgr Klaus Gamber constate : « Au cours de ces vingt dernières années, un changement s’est opéré chez nous dans la conception du sacrifice. Personnellement, je tiens l’introduction des autels face au peuple et la célébration orientée vers ce dernier pour beaucoup plus graves et génératrices de problèmes pour l’évolution future que le nouveau missel. Car à la base de cette nouvelle position du prêtre par rapport à l’autel — et il s’agit ici sans nul doute d’une innovation et non d’un retour à une pratique de l’Église primitive —, il y a une conception nouvelle de la messe : celle qui en fait une «communauté de repas eucharistique»[4].

 

Il nous faut expliquer ce jugement sévère du célèbre liturge allemand ; aussi allons nous étudier deux des raisons avancées pour changer l’orientation de l’autel – à savoir 1° le retour à un antique usage et 2° une plus grande participation des fidèles au repas eucharistique. Après quoi nous pourrons porter un jugement sur les fruits d’une telle réforme.

 

1.   Les arguments avancés en faveur de cette réforme

L’autel des premiers siècles

Au sein du renouveau liturgique, tout un travail de réflexion amenait certains spécialistes à vouloir retrouver ce qu’ils pensaient être des usages antiques. Voici par exemple ce qu’écrivait en 1949 Theodor Klauser dans ses Instructions pour l’aménagement des églises dans l’esprit de la liturgie romaine : « Certains signes font entrevoir que, dans l’Église de l’avenir, le prêtre se tiendra comme jadis derrière l’autel et célébrera le visage tourné vers le peuple, comme cela se fait encore aujourd’hui dans certaines basiliques romaines ; le souhait, que l’on perçoit partout, de voir plus nettement exprimée la communauté de table eucharistique semble exiger cette solution » (no 8). L’avenir lui a donné raison.

 

Nous venons de le lire, la preuve de cet antique usage est conservée dans les basilique romaines, comme nous l’explique le P. Alfons Neugart : « Dans la basilique de l’Église primitive, l’autel était placé au milieu de l’abside du chœur et le prêtre célébrant se tenait derrière lui, le visage tourné vers le peuple. Il n’y avait sur l’autel ni croix, ni flambeaux. Les sièges de l’évêque et des ecclésiastiques étaient disposés tout autour, le long du mur. Ce n’est que plus tard que l’autel fut repoussé contre le mur, comme il l’est de nos jours ».[5]

Il serait long et fastidieux de reprendre tous les arguments qui montrent qu’on n’a jamais vu dans l’église de messe « face au peuple ». Voici seulement ce qu’en dit Gamber[6] : « Ceux qui participaient aux messes papales remarquaient autrefois que le pape n’était pas placé, comme dans le reste de la chrétienté, devant l’autel mais derrière. Quelques liturgistes en conclurent inconsidérément qu’on avait conservé ici la position face au peuple, que le célébrant aurait eu dans l’Église primitive.

« Or il s’agit de l’orientation de la prière, l’église Saint-Pierre n’ayant pas, comme la majorité des églises anciennes, l’abside à l’est mais à l’ouest.

« Cependant, comme le montrent des photos prises avant l’avènement de Paul VI, qui entreprit par la suite de transformer l’autel papal, les fidèles présents pouvaient à peine apercevoir le pape à cause des énormes dimensions des chandeliers et de la croix d’autel. Il n’était donc pas possible de parler d’une célébration versus populum proprement dite. Il ne s’agissait pas non plus d’un privilège du pape, comme on l’a parfois affirmé. Il y a en effet d’autres églises à Rome dont l’abside est occidentée et où le célébrant est également placé derrière l’autel. »

 

Reconnaissons cependant que le terme spécifique versus populum (vers le peuple) apparaît pour la première fois dans le Ritus servandus in celebratione Missæ (Rite à observer pour la célébration de la messe) du Missale Romanum rédigé en 1570 par le pape saint Pie V à la demande du concile de Trente. Dans la section V, 3, on y traite du cas où « l’autel est orienté à l’est [non pas vers l’abside, mais] vers le peuple » (altare sit ad orientem, versus populum), comme dans quelques anciennes églises de Rome.

Mais l’accent est mis ici sur ad orientem (ce qu’on omet volontiers de dire), alors que le versus populum n’est qu’une adjonction en vue de l’indication qui suit immédiatement, à savoir qu’au Dominus vobiscum le célébrant n’a pas à se retourner (non vertit humeros ad altare) puisqu’il est déjà tourné vers le peuple qu’il veut saluer.

 

Voici pour clore cette section l’avis de plusieurs spécialistes :

- Le P. Josef A. Jungmann, auteur du célèbre ouvrage Missarum sollemnia écrit : « L’affirmation souvent répétée que l’autel de l’Église primitive supposait toujours que le prêtre soit tourné vers le peuple, s’avère être une légende ».[7]

- Louis Bouyer écrit : « L’idée que la basilique romaine serait une forme idéale de l’église chrétienne parce qu’elle permettrait une célébration où prêtres et fidèles se feraient face est un complet contresens. C’est bien la dernière des choses à laquelle les anciens auraient pensé ».[8]

 

Bien plus ils constatent que l’unique préoccupation était de bien orienter les églises :

- Le Père Joseph Gélineau, que personne ne taxera d’intégriste, écritdans La Maison-Dieu, 63, 1960, pp. 53-68): «Le célébrant, qui vient à l’autel pour l’eucharistie, ne devrait-il pas officier face au peuple? Il est nécessaire d’observer que le problème de l’autel versus populum tel qu’il se pose aujourd’hui est relativement nouveau dans l’histoire de la liturgie. Durant une période assez longue et pour une bonne part de la chrétienté, la question dominante, au dire de plusieurs historiens, ne fut pas celle de la position réciproque du célébrant et des fidèles, mais celle de l’orientation au sens strict, c’est-à-dire de se trouver face à l’Orient pour la prière. L’Orient symbolisait alors la direction de l’ascension et du retour du Christ ».[9]

- Olivier Beigbeder note : « L’orientation des églises vers l’Est est un fait régulier au moins à partir du Ve siècle… Il est assez frappant de noter comment le respect de l’orientation a parfois été aux antipodes de la beauté: il n’est que de contempler, à Lyon, des rives de la Saône, la cathédrale Saint-Jean et l’église de Fourvière, pour constater que l’esthétique ne trouve pas son compte à ce que les églises tournent ainsi le dos à la rivière ».[10]

- Saint Augustin[11] : « Quand nous nous levons pour prier, nous nous tournons vers l'Orient d'où le soleil se lève. Non que Dieu ne serait que là, non qu'il aurait abandonné les autres régions de la terre, ... mais pour que l'esprit soit exhorté à se tourner vers une nature supérieure, à savoir Dieu. »

Le repas communautaire

L’idée d’un face à face, à la messe, entre le prêtre et l’assemblée voit le jour pour la première fois avec Martin Luther, lequel notait dans son petit livre Deutsche Messe und Ordnung des Gottesdienstes (La messe allemande et l’ordonnance du culte divin) de 1526, au début du chapitre Du dimanche pour les laïcs : « Nous conserverons les ornements sacerdotaux, l’autel, les lumières jusqu’à épuisement, ou jusqu’à ce que cela nous plaise de les changer. Cependant nous laisserons faire ceux qui voudront s’y prendre autrement. Mais dans la vraie messe, entre vrais chrétiens, il faudrait que l’autel ne restât pas ainsi et que le prêtre se tournât toujours vers le peuple, comme sans aucun doute Christ l’a fait lors de la Cène. Mais cela peut attendre ».

Cette idée a pour fondements le rejet de la messe comme sacrifice pour n’y voir que le renouvellement de la cène : le repas fraternel.

Jungmann, que nous citions plus haut, met en garde contre le danger, si l’on préconise l’autel face au peuple, « d’en faire une exigence absolue et, finalement, une mode à laquelle on se soumet sans réfléchir ». Selon lui, la principale raison de cette mode de célébrer tourné vers le peuple est la suivante : « Il y a ici avant tout l’accent exclusif que, de nos jours, on aime tant mettre sur le caractère de repas de l’eucharistie ». En somme il nous faudrait retrouvé tout le réalisme de la cène[12] qu’on a eu tendance à perdre de vue.

 

C’est là une conséquence d’une trop lourde insistance sur la participation active des fidèles à la messe, fondée sur le sacerdoce commun des fidèles. Ainsi a été gommé la différence entre le sacerdoce ministériel du prêtre et ce sacerdoce commun à tous les fidèles baptisé. C’est toute une conception du sacerdoce qui est en jeu, ce que reconnaît le professeur W. Siebel, dans son petit livre intitulé La liturgie aux enchères. Selon lui,  le prêtre tourné vers le peuple peut être considéré comme « le plus parfait symbole du nouvel esprit de la liturgie ». Il ajoute: « La manière en usage jusqu’ici faisait apparaître le prêtre comme le chef et le représentant de la communauté, parlant à Dieu à la place de celle-ci, comme Moïse sur le Sinaï: la communauté adresse à Dieu un message (prière, adoration, sacrifice), le prêtre en tant que chef transmet ce message, et Dieu le reçoit. Mais avec la pratique nouvelle, le prêtre n’apparaît plus qu’à peine comme le représentant de la communauté, mais plutôt comme un acteur qui — en tout cas dans la partie centrale de la messe — joue le rôle de Dieu ».

 

Mgr Gamber avance une autre raison pour expliquer cette insistance sur le « repas » : « Il est très net que l’on voudrait aujourd’hui éviter de donner l’impression que la « sainte table » (comme on appelle l’autel en Orient) puisse être un autel du sacrifice. C’est sans doute aussi la raison pour laquelle presque partout on y pose, comme sur la table d’un repas de fête de famille, un bouquet de fleurs (un seul), ainsi que deux ou trois cierges. On place ceux-ci la plupart du temps du côté gauche de la table, tandis que le vase de fleurs occupe l’autre côté.

« L’absence de symétrie est voulue: il ne faut pas créer de point de référence central tel qu’il existait jusqu’ici par la croix avec les chandeliers à droite et à gauche; cela doit rester la table du repas.

« Luther, on le sait, a nié le caractère sacrificiel de la messe: il ne voyait dans celle-ci que la proclamation de la parole de Dieu, suivie d’une célébration de la Cène. D’où son exigence déjà mentionnée de voir le liturge se tourner vers l’assemblée.

« Certains théologiens catholiques modernes ne nient pas directement le caractère sacrificiel de la messe, mais ils aimeraient le faire passer à l’arrière-plan afin de pouvoir d’autant mieux souligner le caractère de repas de la célébration. Cela le plus souvent à cause de considérations œcuméniques en faveur des protestants, mais en négligeant les Églises orientales orthodoxes pour lesquelles le caractère sacrificiel de la divine liturgie est un fait indiscutable ».[13]

 

Le professeur Cyrille Vogel constate là une rupture : « le problème d’une célébration vers le peuple en vue de le faire participer plus complètement à l’actio eucharistique est un problème étranger à l’antiquité chrétienne, alors que la célébration vers l’Orient est une des grandes constantes du culte ».[14]

Conclusion

Laissons la parole au Cardinal Ratzinger[15] : « Après le Concile, qui lui-même ne mentionne pas de « se tourner vers le peuple », on disposa partout de nouveaux autels, tant et si bien que l'orientation de la célébration versus populum parait être aujourd'hui la conséquence du renouveau liturgique voulu par le concile Vatican II. En fait l'orien­tation versus populum est l'effet le plus visible d'une transformation qui ne touche pas seulement l'aménagement extérieur de l'espace litur­gique, mais implique une conception nouvelle de l'essence de la litur­gie : la célébration d'un repas en commun. Cette notion résulte non seulement d'une fausse interprétation du sens de la basilique romaine et de la disposition de son autel, mais aussi d'une compréhension pour le moins approximative de ce que fut la sainte Cène. »

2.   Mise en place de la réforme

 

On chercherait en vain dans la Constitution sur la liturgie, promulguée par le deuxième concile du Vatican, une prescription exigeant de célébrer la sainte messe tourné vers le peuple. Encore en 1947, le pape Pie XII soulignait dans son encyclique Mediator Dei (no 49) combien se fourvoierait celui qui voudrait redonner à l’autel son ancienne forme de mensa (table). Jusqu’au Concile la célébration face au peuple n’était pas autorisée ; elle était cependant tacitement tolérée par de nombreux évêques, surtout pour les messes de jeunes.

 

C’est en Allemagne que la nouvelle position du prêtre fit son apparition avec la Jugendbewegung (mouvement de la jeunesse) des années vingt, lorsqu’on commença à célébrer l’eucharistie pour des petits groupes, Romano Guardini ayant joué en l’occurrence le rôle de précurseur avec ses messes au château de Rothenfels. Le mouvement liturgique diffusa cet usage, surtout Pius Parsch, qui aménagea en ce sens pour sa « paroisse liturgique » une petite église romane (Sainte-Gertrude) à Klosterneuburg, près de Vienne.

 

Chez les orthodoxes, une tentative a été entreprise à la même époque, que nous rapporte Mgr Gamber : « On ne peut taire qu’il y eut — et qu’il y a encore aujourd’hui — dans les Églises d’Orient aussi, des tentatives sporadiques de célébrer la liturgie face au peuple, ou tout au moins de placer l’autel devant l’iconostase. Le patriarche Tikhon de Moscou a clairement perçu en 1921 les risques qui en découlaient pour un accomplissement correct du culte divin, lorsqu’à propos des nouveautés préconisées et pratiquées par quelques prêtres, à la suite de la Révolution russe, il écrivit dans un appel à tous les évêques du pays: «Tout cela se fait sous prétexte d’adapter la liturgie aux exigences des temps nouveaux, d’apporter au culte divin l’animation nécessaire pour inciter les fidèles à se rendre à l’église. Nous ne bénissons aucune de ces violations, aucune de ces actions arbitraires individuelles lors de la célébration liturgique, parce que nous ne pouvons le faire. La divine beauté de notre liturgie, telle qu’elle a été fixée dans les livres rituels, les rubriques et les prescriptions, doit rester intangible dans l’Église orthodoxe russe, parce que c’est là son bien suprême le plus sacré». L’évolution ultérieure a donné raison au patriarche. C’est grâce au fait qu’elle a fidèlement conservé et cultivé sa liturgie traditionnelle que l’Église orthodoxe russe est aujourd’hui encore vivante et prospère. »[16]

 

Finalement, en occident, ces efforts furent approuvés par l’instruction de la Congrégation des Rites Inter œcumenici de 1964, qui a inspiré par la suite le nouveau missel. Il y est prescrit ceci (pour les constructions nouvelles): «Il est bien de construire l’autel majeur séparé du mur pour qu’on puisse en faire facilement le tour et qu’on puisse y célébrer vers le peuple, et il sera placé dans l’édifice sacré de façon à être véritablement le centre vers lequel l’attention de l’assemblée des fidèles se tourne spontanément» (no 91).

C’est un fait : les nouveaux autels face au peuple ont été installés partout dans le monde. Mais il reste vrai qu’ils ne sont pas prescrits à proprement parler. Autant on peut alléguer des textes allant dans le sens d’une interdiction d’utiliser le missel de St Pie V, autant on ne trouvera aucune interdiction de célébrer le nouveau missel « dos au peuple », si ce n’est bien bien sûr dans cet indéfinissable « esprit du concile ».

 

3.   Fruits de cette réforme

 

Ces fruits sont plus que douteux. Cette réforme était loin d’être demandée par tous, et c’est celle – plus que le rit de la messe – qui a le plus déstabilisé les fidèles. Outre la perte du sens du mystère, du sacerdoce ministériel et de la fin sacrificielle de la messe, il n’est pas sûr que le but de mettre l’accent sur le repas communautaire ait été atteint.

Voici ce qu’en disent des spécialistes :

Nouvelle vision du sacrerdoce

- K.G. Rey déclare : « Alors que jusqu’ici le prêtre offrait le sacrifice en tant qu’intermédiaire anonyme, en tant que tête de la communauté, tourné vers Dieu et non pas vers le peuple, au nom de tous et avec tous, alors que les prières à prononcer […] lui étaient prescrites, ce prêtre vient aujourd’hui à notre rencontre en tant qu’homme, avec ses particularités humaines, son style de vie personnel, le visage tourné vers nous. Pour beaucoup de prêtres, c’est une tentation, contre laquelle ils ne sont pas de taille à lutter, de prostituer leur personne. Certains savent astucieusement — et d’autres avec moins d’astuce — exploiter la situation à leur profit. Leurs attitudes, leurs mimiques, leurs gestes, tout leur comportement accrochent les regards fixés sur eux par leurs observations répétées, leurs directives et, depuis peu, par des paroles d’accueil ou d’adieu. […] Le succès de ce qu’ils suggèrent ainsi constitue pour eux la mesure de leur pouvoir et, en conséquence, la norme de leur sécurité ».[17]

- Cardinal Joseph Ratzinger[18] : « On a pu voir se développer une « cléricali­sation » comme jamais il n'en a existé auparavant. Le prêtre, ou plutôt « l'animateur liturgique », comme on préfère l'appeler maintenant, est devenu le véritable point de référence de la célébration liturgique. Tout se rapporte à lui. Il faut le regarder, suivre ses gestes, lui ré­pondre ; c'est sa personnalité qui porte toute l'action. Pour encadrer ce "one man show", on a confié à des « équipes liturgiques » l'organisation « créative » de la liturgie ; on a ainsi distribué des fonctions litur­giques à des laïcs dont le désir et le rôle sont souvent de se faire valoir eux-mêmes. Dieu, cela va sans dire, est de plus en plus absent de la scène. L'important c'est d'être ensemble, de faire quelque chose qui échappe à un « schéma préétabli ».

- P. Louis Bouyer[19] : « Il en résulte que la messe dite face au peuple n'est qu'un total contresens, ou plutôt un pur non-sens ! Le prêtre n'est pas une espèce de sorcier ou de prestidigitateur produisant ses tours devant une assistance de gobeurs : c'est le guide d'une action commune, nous entraînant dans la participation à ce qu'a fait une fois pour toutes Celui qu'il représente simplement, et devant la personnalité duquel la sienne propre doit s'effacer ! »

Repas communautaire ou perte du sacré ?

- Siebel déclare encore, à propos du souhait de Klauser cité plus haut de voir « plus nettement exprimée la communauté de table eucharistique » par la célébration versus populum : « Le regroupement de l’assemblée autour de la table de la Cène souhaité (par Klauser) ne peut guère contribuer à un renforcement de la conscience communautaire. En effet seul le prêtre se tient à la table — et de plus debout. Les autres participants au repas sont assis plus ou moins loin dans la salle de spectacle ». Il ajoute : « En règle générale, la table est placée loin des fidèles, sur une estrade, si bien qu’il n’est pas possible de faire revivre les liens étroits qui régnaient dans la salle où la Cène se déroulait. Le prêtre qui joue son rôle tourné vers le peuple, peut difficilement éviter de donner l’impression de représenter un personnage qui, plein d’obligeance, aurait quelque chose à vous proposer. Pour affaiblir cette impression on a essayé de placer l’autel au milieu de l’assemblée. On n’est alors plus obligé de ne voir que le prêtre, on peut aussi regarder les assistants assis à côté ou en face de soi. Mais, en plaçant l’autel au milieu des fidèles, on fait disparaître la distance entre l’espace sacré et l’assemblée. Le saisissement que faisait naître autrefois la présence de Dieu dans l’église se mue en un pâle sentiment qui se distingue à peine du quotidien ».

- Alfred Lorenzer : « Non seulement le micro révèle chaque respiration, chaque bruit adventice, mais la scène qui se déroule se rapproche davantage des recettes de cuisine en usage à la télévision que des formes liturgiques des Églises réformées. Si ces dernières ont marginalisé l’action sacrée — réduite à plus de simplicité et de brièveté —, dans la réforme liturgique c’est cette action qui reste prépondérante: elle est dépouillée de ses ornements gestuels mais minutieusement conservée dans toute la complexité de son déroulement, et désormais présentée aux yeux de tous dans une pseudo-transparence qui confond la perception sensible des manipulations avec la transparence du mythe, manipulations exécutées d’une manière qui exhibe en tout cas indiscrètement chaque détail de ce rituel alimentaire. On voit un homme rompre difficilement une hostie qui résiste, on voit comment il l’enfonce dans sa bouche. On devient témoin d’habitudes de mastication personnelles, pas toujours bien jolies, de manières d’avaler du pain sec, de la technique utilisée pour faire pivoter le calice à purifier et de la manière plus ou moins habile de l’essuyer».[20]

- Le Cardinal Ratzinger[21] : « « Il v a péril quand le caractère communautaire tend à transformer l'assemblée en un cercle fermé. Il faut réagir de toutes ses forces contre l'idée d'une communauté autonome et autosuffisante : la communauté ne doit pas dialoguer avec elle­-même ; elle est une force collective tournée vers le Seigneur qui vient. »

- Le cardinal Decourtray : « Nous nous sommes tellement tournés vers l’assemblée que nous avons souvent oublié de nous tourner ensemble, peuples et ministres, vers Dieu! Or, sans cette orientation essentielle, la célébration n’a plus aucun sens chrétien. «Élevons notre cœur! Nous le tournons vers le Seigneur!» La Constitution conciliaire sur «la Sainte Liturgie» le dit admirablement. Avons-nous été assez fidèles à son enseignement ? »[22]

- Le Cardinal Ratzinger[23] : « La position du prêtre tourné vers le peuple a fait de l'assemblée priante une communauté refermée sur elle-même. Celle-ci n'est plus ouverte ni vers le monde à venir, ni vers le Ciel. La prière en commun vers l'est ne signifiait pas que la célébration se faisait en direction du mur ni que le prêtre tournait le dos au peuple - on n'accordait d'ail­leurs pas tant d'importance au célébrant. De même que dans la synagogue tous regardaient vers Jérusalem, de même tous ensemble regardaient « vers le Seigneur ». Il s'agissait donc, pour reprendre les termes de J. A. Jungmann, un des pères de la Constitution sur la Liturgie de Vatican II, d'une orientation commune du prêtre et du peuple, conscients d'avancer ensemble en procession vers le Seigneur. Ils ne s'enfermaient pas dans un cercle, ne se regardaient pas l'un l'autre mais, peuple de Dieu en marche vers l'Orient, ils se tournaient ensemble vers le Christ qui vient à notre rencontre. »

 

Rapport à la croix estompé

- Au cours d’un entretien accordé au journal Kleine Zeitung le 13 janvier 1989, le nouvel évêque de Salzbourg, Mgr Georg Eder, répondait à deux questions sur l’orientation de l’autel: « — Vous célébrez toujours dos au peuple et vous n’avez pas dans votre église paroissiale d’autel face au peuple. Pourquoi? — Voyez-vous, le Concile n’a demandé dans aucun texte qu’il y ait dans chaque église un autel face au peuple. Même dans le nouveau code de Droit Canon, il n’y a rien à ce sujet. Le Concile a laissé la liberté dans ce domaine. Mais une nouvelle mode est apparue et, depuis, on montre du doigt celui qui n’a pas d’autel face au peuple! C’est la même chose avec le latin. Depuis le début, j’ai plaidé pour le bilinguisme dans l’Église: c’est la bonne solution. Si on chante en anglais, tout est en ordre, mais si on dit trois mots en latin, on est anti-conciliaire! Je compte m’engager dans l’avenir pour cette liberté que le Concile a laissée quant à la langue et à l’autel. — Vous utilisez donc cette liberté d’avoir le dos au peuple? — Pourquoi présenter les choses de cette façon? Aucune personne sensée ne pensera que le fait de tourner l’autel de 180 degrés soit sans conséquences. La théologie de l’Eucharistie a subi un glissement: d’un sacrifice on est passé à un repas ».

4.   Conclusion

 

Arguments historiques infondés. But avoué non atteint. Bien plus, tendance à infléchir, dans les faits, certains aspects de la doctrine catholique dans un sens protestant. Voici le bilan de cette réforme !

Au contraire, tenons, selon la conception catholique, que la messe est plus qu’une communauté de repas faisant mémoire de Jésus de Nazareth. L’important n’est pas la constitution d’une communauté et ce qu’elle vit, mais bien le culte rendu à Dieu.

Louis Bouyer est très clair : « Dans la plupart des cas, surtout dans la moyenne des églises paroissiales, du point de vue même de la restauration d’une vraie célébration communautaire, il faut donc dire franchement que placer le prêtre du même côté que les fidèles pour la prière eucharistique, en tant que chef visible de leur groupe tout entier, reste la meilleure solution ».[24]


  1. PG 61, 313.
  2. Saint Optat de Milève, Parmen 6
  3. Sainte Hildegarde, Scivias, II, vision 6.
  4. In Mgr Klaus Gamber, Tournés vers le Seigneur, p. 1
  5. Alfons Neugart, Handbuch der Liturgie für Kanzel, Schule und Haus (Manuel de liturgie pour la chaire, l’école et la maison), 1926
  6. In op. cit., p. 33.
  7. In la revue Der Seelsorger, en 1967
  8. Louis Bouyer, Le rite et l’homme, p. 241
  9. Joseph Gélineau, Le sanctuaire et sa complexité, dans La Maison-Dieu, 63, 1960, p.60
  10. Olivier Beigbeder, article orientation, in Lexique des symboles (Ed. Zodiaque, 1969).
  11. Patrologie latine .XXXIV , 1277. 
  12. Il y aurait beaucoup à redire sur cette notion de repas, qui peut d’ailleurs être comprise de façon catholique si elle n’exclut pas le sacrifice mais en est l’achèvement par la consommation de la victime. Voici ce qu’en disent les spécialistes. -          le cardinal Ratzinger, l’esprit de la liturgie, p. 66 : « il est tout à fait inadéquat de qualifier de « repas » l'Eucharistie célébrée par les premiers chré­tiens. Le Seigneur a bien célébré la Cène dans le cadre du repas de la Pâque juive, mais Il a commandé de répéter l'élément nouveau du rite exclusivement, et non le repas qui lui servit de cadre. C'est pourquoi la Cène s'est très vite détachée de l'ancien contexte pour trouver sa forme spécifique, déterminée par le fait que l'Eucharistie, renvoyant directement à la crucifixion, transforme le sacrifice accompli dans le Temple en une liturgie conforme au Logos. Ainsi la liturgie juive de la Parole, renouvelée et approfondie par la perspective chrétienne, devint « Eucharistie », mémorial de la mort et de la résurrection du Christ, accomplissant fidèlement l'injonction de Jésus: « Faites ceci en mémoire de moi ». Dans sa nouveauté et son universalité, l'Eucharistie ne pouvait guère dériver d'un repas. » -          le P. L. Bouyer, Architecture et liturgie, p. 49-50 : « L'idée qu'une célébration face au peuple ait pu être une célébra­tion primitive, et en particulier celle de la Cène, n'a d'autre fonde­ment qu'une conception erronée de ce que pouvait être un repas dans l'antiquité, qu'il fût chrétien ou non. Dans aucun repas du début de l'ère chrétienne, le président d'une assemblée de convives ne faisait face aux autres participants. Ils étaient tous assis, ou allongés, sur le côté convexe d'une table en forme de sigma, ou d'une table qui avait en gros la forme d'un fer à cheval. L'autre côté était toujours laissé libre pour le service. Donc nulle part, dans l'antiquité chrétienne, n'aurait pu survenir l'idée de se mettre « face au peuple » pour présider un repas. Le caractère communautaire du repas était accentué bien plutôt par la disposition contraire: le fait que tous les participants se trouvaient du même côté de la table. »
  13. In op. cit. p. 53
  14. Cyrille Vogel, L’orientation vers l’est du célébrant et des fidèles pendant la célébration eucharistique, note 54, p.29.
  15. Cardinal Ratzinger, l’esprit de la liturgie, p. 65 
  16. Mgr Gamber, op. cit., p.58.
  17. K.G. Rey, Pubertätserscheinungen in der katholischen Kirche (Manifestations pubertaires dans l’Église catholique), p. 25
  18. Cardinal Ratzinger, l’esprit de la liturgie, p. 67
  19. Père Louis Bouyer, postface à l'ouvrage de Mgr Garnber, Tournés vers le Seigneur
  20. Alfred Lorenzer, Das Konzil der Buchhalter, p. 192
  21. Cardinal Ratzinger, La célébration de la foi.
  22. In Église de Lyon, du 5 mai 1992.
  23. Cardinal Ratzinger, l’esprit de la liturgie, p. 66
  24. Louis Bouyer, Tradition et renouveau, p. 96.
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