La théologie non-euclidienne : Différence entre versions
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Version actuelle datée du 16 novembre 2012 à 18:04
Théologie Fondamentale | |
Auteur : | Abbé V.-A. Berto |
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Source : | Revue Itinéraires |
Date de publication originale : | Avril 1964 |
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Difficulté de lecture : | ♦♦ Moyen |
La théologie non-euclidienne et le peuple orphelin
La romanité est en toutes choses la mesure, l’ordre, le sain réalisme évangélique; je vois le porte à faux l’emporter sur l’aplomb, le système sur le réel, la science arrogante et superbe sur la simplicité des petits et des pauvres. On leur fera bien voir qu'ils sont de mauvais chrétiens, qui prient beaucoup trop la Sainte Vierge, et qui ne devraient pas la prier du tout, attendu qu'ils sont des ignorants, et que c'est si compliqué de dire un Ave Maria correctement que le mieux qu'ils puissent faire c'est de s'en passer. Il faut dire l'Ave Maria bibliquement, exégétiquement, figurativement, typologiquement, ecclésiologiquement. Comment ces chétifs s'en tireraient-ils ? Comment éviteraient-ils de tomber dans l'abîme sans fond de la dévotion abusive, mal entendue, périmée, blâmable, qui ne laisse voir dans la Sainte Vierge que la mère de Jésus et la nôtre ?
O Seigneur Jésus, jusques à quand ? Souvenez-vous de vos pauvres, souvenez-vous des petits enfants ! Ne laissez pas assassiner dans leur cœur leur piété innocente envers votre Mère et la leur !
Je suis de ceux qui refusent hommage à cette théologie monstrueusement détachée du saint Evangile, absolument hétérogène à la foi des simples, chassant les enfants de devant la crèche, et enlevant le chapelet des mains de ceux qui ne savent pas lire, établie dans sa suffisance et dans son orgueil, ajoutant des raisonnements à des documents et des documents à des raisonnements, sans autre fin que de prendre sa complaisance en elle-même, semblable à un mur infiniment long et infiniment haut, désespérément infranchissable, et derrière lequel il n'y aurait rien, rien, rien, satisfait d’être là, de s’allonger toujours, de s'élever toujours, jusqu’à ce qu'on ne voie plus que lui.
La théologie est une science mauvaise, une science méchante, une science maudite, si elle se vide de son contenu primordial, qui est un catéchisme identique au catéchisme du plus illettré des chrétiens. Je crois ce que croient nos enfants, et malheur à moi si je ne le croyais pas, et en un sens très vrai, je n'en sais pas plus long qu'eux. Si la théologie perd cette humilité foncière de vouloir demeurer consubstantielle à la foi des humbles, c'est alors qu' « elle ne vaut pas une heure de peine », qu'elle n'est plus qu'une énorme baudruche creuse flottant dans 1'espace, ou une sorte de géométrie non-euclidienne de théorèmes empilés à 1'infini sur des théorèmes, du haut desquels on peut bien mépriser le paysan courbé sur sa charrue, mais que le paysan a bien aussi le droit de mépriser, parce que de toute une bibliothèque non-euclidienne il ne tirerait pas de quoi fabriquer la charrue qui nourrit les hauts géomètres non-euclidiens.
Je ne mets pas en cause, vous le pensez bien, l'humilité privée des hérauts de cette théologie « non-euclidienne », aberrante, égoïste. Je dis qu'ils forgent une théologie qui n'est pas humble, et qui en est châtiée par un effroyable irréalisme. La plus sublime théologie doit toujours pouvoir être monnayée en catéchèse pour les plus simples du peuple fidèle, autrement sa sublimité n'est que leurre. Car il n"en va pas de la théologie comme de la géométrie non-euclidienne. Celle-ci n’a pas besoin d’être réelle, ni de se donner pour réelle ; elle peut sans dommage se donner pour ce qu'elle est, un jeu extra-spatial sur des symboles arbitrairement définis, et on a toujours l’euclidienne pour faire des outils ou pour construire des ponts.
Mais la Théologie est par nature existentielle ; elle a besoin d'être réelle {elle exige intrinsèquement de l'être), elle ne peut sans se détruire consentir à ne l'être pas. Que par une violente dénaturation d'elle-même elle cesse de l'être, et que cependant elle ne cesse pas de se donner pour telle, et qu'elle parvienne à tant imposer qu'elle se fasse recevoir pour telle, et qu'elle se proclame plus fidèle, quand elle lui est le plus infidèle, à sa loi fondamentale de l'existentialité, alors le ravage est incalculable. Car le réel résiste, l'humble réalité de l’ « esprit catholique», tel qu*il est diffus dans le peuple fidèle, tel qu'il ne doit jamais disparaître chez les plus savants ; et l'on a d'un côté une « théologie » séparée, qui, ne pouvant rejoindre le réel, s’en forge un substitut et croît l'avoir rejoint pour s'en être donné le simulacre ; et de l'autre le réel, le réel réel, si je puis dire, mais délaissé, abandonné, puérile pâture des pauvres, dédaignée des savants.
Maudite cette science qui ne sait plus aimer ! Maudite la théologie qui ne contient plus dans un sein plein d'amour les pauvres de Jésus ! Maudite la théologie sans tendresse et sans entrailles, qui passe sans même le voir, auprès du blessé gisant sur la route de Jéricho ! Je rejette cette théologie, je la repousse, elle me fait horreur, parce qu'il n’y a plus rien, sur ses traits durs, et fermés, de ce que saint Augustin appelle le sourire de l'Evangile aux tout-petits, « Evangeli superficies blanda parvulis »
Et ils nous reprochent notre « triomphalisme » comme ils ont inventé de dire. Et ils disent qu’ils veulent faire « l’Eglise des pauvres »! Que savent-ils des pauvres, que savent-ils si les pauvres n'ont pas besoin de ce qu'ils appellent notre « triomphalisme », ces hommes de cabinet et d’Université, de livres et de revues, de conférences et de sessions ! Je ne leur reproche pas d'être tels. Il faut de grandes chaires dans l’Eglise, il faut des savants, il les faut de premier ordre, qui puissent marcher dans leur science les égaux des plus grands savants de toutes les sciences. Je leur reproche de parler de ce qu'ils ne connaissent pas et d’en parler « irréellement ». ils se sont fait une idée du pauvre aussi irréelle que toutes leurs idées. Ils n'ont pas l’expérience du pauvre, ils se sont rendus incapables de l’avoir, parce que l’esprit de système les domine, et que l’esprit de système est clos sur soi, enfermé en soi, et, pour que les faits tels qu'ils sont ne lui donnent pas de démenti, ils les décrètent autres qu'ils ne sont. Il n'a pas prise sur le réel, mais aussi le réel n'a pas prise sur lui, n’exerce plus sur lui la fonction réductrice que seul il peut remplir, et la raison raisonnante déraisonne sur les pauvres, comme elle déraisonne sur toutes choses.
Ils ont donc décidé que 1'Eglise sera "Eglise des pauvres » quand le Pape ne paraîtra plus porté sur la sedia, quand les évêques ne revêtiront plus d'ornements précieux, quand la messe sera célébrée en langue vulgaire, quand le chant grégorien sera relégué au musée des discothèques, et choses de ce genre, — c'est-à-dire quand les pauvres seront privés de la seule beauté qui leur soit gratuitement accessible, qui sache leur être accessible, qui sache leur être amie sans rien perdre de sa transcendance, qui est la beauté liturgique ; quand les cérémonies de l'Eglise, vulgarisées, trivialisées, ne leur évoqueront plus rien de la gloire du ciel, ne les transporteront plus dans un monde plus haut, ne les élèveront plus au-dessus d'eux-mêmes ; quand l'Eglise enfin n'aura plus que du pain à leur donner, — et Jésus dit que l'homme ne vit pas seulement de pain.
Qui leur a dit que les pauvres n'ont que faire de beauté? Qui leur a dit que le respect des pauvres ne demande pas qu'on leur propose une religion belle, comme on leur propose une religion vraie ? Qui les rend si insolents envers les pauvres que de leur refuser le sens du sacré ? Qui leur a dit que les pauvres trouvent mauvais de voir un Evêque présider une procession, crosse en main et mitre en tête, et s'approcher d'eux pour bénir leurs petits enfants ? Sont-ce les pauvres qui ont crié au gaspillage quand Marie Magdeleine a répandu le nard sur la tête de Jésus, jusqu'à briser le vase pour ne rien épargner du parfum ? Qui leur a dit surtout que, les Évêques dépouillés des marques liturgiques de leur autorité, les prêtres en seront plus évangéliquement dévoués aux pauvres ? Qui leur a dit que les honneurs extérieurs rendus aux Évêques ne sont pas une garantie faute de laquelle l'évangélisation des pauvres n'aurait plus, aux yeux des pauvres mêmes, aucune marque d'authenticité, sans laquelle l'évangélisation des humbles ne serait plus assez humble elle-même, n'ayant plus le caractère d'une mission reçue d'une autorité visiblement supérieure, mais tous les dehors de l’entreprise d'un prédicant particulier ?
On détruit, on saccage, on ravage, sans nul souci de ces réalités séculairement éprouvées ; s'en soucier serait du « triomphalisme », et ils ont décidé que le « triomphalisme » est le dernier des crimes, indiscernable qu'il est du « constantinisme », lequel consiste à réclamer pour l'Eglise, à l’égard de la puissance séculière, une quelconque reconnaissance de ses droits. Comment ce qui était un devoir parfaitement clair, inlassablement inculqué, est-il devenu un crime? Accusez l’esprit de système et dîtes-vous que c'est un système parfaitement lié, cohérent comme une géométrie, auquel il ne manque que d'être vrai, mais qui est en ce moment, notamment en France, le seul qui ait droit à l'audience, le seul publiquement exposé. Nous en avons vu les commencements il y a bien trente ans quand, par un renversement des valeurs qui n'avait pas de précédent, on a imaginé, presque secrètement d'abord, puis avec une audace fracassante, de faire aux chrétiens un devoir « apostolique » de fréquenter les bals et les spectacles, que toute la tradition de l’Eglise absolument unanime avait jusque là considérés comme des manifestations de l'esprit du monde, dont l'esprit de l'Evangile devait inspirer l'aversion. Tel a été le premier murmure des clameurs qui proclament aujourd'hui dans l'Eglise « la révolution d'octobre ».
Qu'y gagneront les pauvres? Hélas ! ils y perdront tout. S'il y a une cruelle évidence, c'est celle du peu que nous pouvons pour eux dans un régime de « laïcité ». Quand les lois, les institutions, les mœurs publiques perdent toute référence à l'Eglise, quand tout se fait dans l'Etat sous le préalable d'une ignorance délibérée, volontaire, universelle, du christianisme, quand l'Eglise y est réduite à la condition d'une association privée, la première conséquence est que les pauvres ne sont plus évangélisés. Nul besoin pour cela que l’Etat soit d'un laÏcisme hostile et agressif. Les classes aisées peuvent échapper, en partie du moins et notamment dans l'éducation des enfants, à la formidable pression sociale qui résulte de la simple déchristianisation de l’Etat ; les pauvres ne le peuvent pas. Ils ont besoin d'assistance, elle est « laïque » ;ils ont besoin d'hôpitaux, ils sont « laïques » ; ils ont besoin d'écoles:pour leurs enfants, elles sont « laïques » ; et s'ils sont pauvres à ce point de ne pouvoir enterrer leurs morts, ils obtiendront des obsèques gratuites, mais « laïques », car l'Etat qui paiera le cercueil et le fossoyeur, ne paiera pas les frais d'une absoute. Les pauvres, et eux seuls, sont emprisonnés sans remède dans la « laïcité » de l'Etat ; seuls ils sont condamnés sans remède à ne respirer que dans le climat d'indifférence religieuse engendré par la « laïcité » de l'Etat. Nous arrachons un enfant à cette asphyxie de l'âme ; nous en laissons cent qui ne seront jamais évangélisés, qui passeront d'une école « laïque » à un centre d'apprentissage « laïque », d'un centre d'apprentissage « laïque » à un mouvement de jeunesse « laïque », dont toute la vie enfin sera. par l'Etat « laïque » si inexorablement tenue à l'écart de toute influence chrétienne, que ce sera un miracle de la grâce si l'un ou l'autre, forçant les barreaux de sa cage, ouvre les ailes de son baptême pour retrouver le climat de sa deuxième naissance et rejoindre l'Eglise sa mère qui lui tend les bras.
Il y a longtemps que tel est le sort des pauvres en régime de « laïcité », mais jusqu'aujourd'hui, la théologie catholique enseignait que c'était un mal, une iniquité, un désordre atroce dont les petits de ce monde étaient la proie sans défense, un désordre auquel il fallait travailler sans relâche à substituer l'ordre chrétien. Maintenant elle enseigne, du moins celle qui a le privilège exclusif de la parole, que ce désordre est l'ordre. Si l’évangélisation des pauvres en est rendue plus difficile encore, ce sera tant pis pour les pauvres, le système n’en conviendra pas, car il ne saurait avoir tort.
A ce même esprit de système porté à son comble est imputable ce que nous voyons, ce que nous n’aurions pas cru qu'aucune théologie pût jamais entreprendre, ce que la théologie non-euclidienne a entrepris : noyer l’idée simple, riche, populaire de la maternité universelle de la Sainte Vierge dans la notion difficile, inaccessible, glaciale de son caractère ecclésiotypique ; noyer l'idée simple, riche, populaire de l’universelle paternité pontificale dans la notion alambiquée, quintessenciée de « chef du collège pontifical ».
Ainsi cette théologie si irréellement pastorale travaille à rendre le peuple chrétien orphelin de sa mère la Sainte Vierge, de son père le Pape : elle n'est qu'une imposture qui les rend l'un et l'autre absents de son cœur.