La Sainte Trinité et le don de soi : Différence entre versions
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Dieu | |
Auteur : | P. Réginald Garrigou-Lagrange, O.P. |
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Source : | Revue La vie spirituelle n° 265 |
Date de publication originale : | Mai 1942 |
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Difficulté de lecture : | ♦♦♦ Difficile |
Sommaire
La Sainte Trinité et le don de soi
Nous invoquons la Sainte Trinité chaque fois que nous faisons un signe de croix, que nous disons le Gloria, le Credo. Ce sont les premières paroles religieuses qui ont été prononcées sur nous au baptême, ce seront les dernières qui nous prépareront à passer à la vie de l’éternité.
Cependant, le jour de la fête de la Sainte Trinité, il nous arrive de nous demander : pourquoi ce mystère d’un seul Dieu en trois personnes, qui nous paraît si abstrait et énigmatique, est-il le plus aimé des contemplatifs ?
Saint Augustin et saint Thomas nous répondent : C’est que c’est le mystère suprême, qui nous manifeste la vie intime de Dieu en sa fécondité infinie, c’est l’objet premier de la vision du ciel, et s’il nous était pleinement dévoilé, tous les autres mystères, ceux de l’Incarnation rédemptrice, de la Mission du Saint-Esprit et de la vie de la Grâce seraient éclairés d’en haut et vus en pleine lumière. Ce sont en effet autant d’irradiations de la Vérité suprême et de la Vie intime de Dieu trois fois saint.
I. La fécondité infinie de la Vie Divine
Ce mystère nous manifeste d’abord la fécondité sans limites de Dieu le Père, qui communique à son Fils la nature divine et, par son Fils, à l’Esprit Saint. C’est le don de soi le plus parfait qui se puisse concevoir, et la plus intime communion. Or nous avons tellement besoin de l’apprendre ce don généreux de soi-même, surtout dans les circonstances douloureuses où nous sommes, où nous ne trouvons l’équilibre et la paix qu’en donnant ce que nous pouvons : la vérité qui délivre de l’erreur, et la bonté de cœur qui adoucit les souffrances physiques en aidant à sortir de l’esclavage du péché.
Si nous savions ouvrir les yeux, tout nous inviterait au don de nous-mêmes : dans la nature, le soleil donne sa chaleur et sa lumière, la plante adulte donne la vie à une autre plante, l’animal la transmet à ses petits et pourvoit à leur subsistance ; l’artiste qui a entrevu la beauté, veut l’exprimer ; le penseur, qui a découvert la vérité, veut la répandre ; l’apôtre, qui a la sainte passion du bien, veut la faire naître dans les autres.
A tous les degrés de l’échelle des êtres, nous voyons que le bien est diffusif de lui-même, bonum est essentialiter diffusivum sui disaient les anciens. Et plus il est d’ordre élevé, plus il se donne abondamment et intimement. Il attire à lui, fortifie, enrichit, repose.
Dieu, qui est le Souverain Bien, doit donc être souverainement diffusif de soi, puisque la bonté est essentiellement communicative.
Lui, qui est le principe éminent de toutes choses, le foyer d’où s’échappe la vie de la création, se contente-t-il de donner l’être à la pierre, la vie végétative à la plante, la vie sensitive à l’animal, l’intelligence à l’homme ? Se contente-t-il de donner et de conserver aux justes la grâce, participation de sa vie intime ?
Pourquoi Dieu ne pourrait-il pas communiquer non seulement une participation de sa vie intime, mais toute sa vie, toute sa nature infinie ? Pourquoi serait-ce impossible, si le bien est essentiellement communicatif, et d’autant plus abondamment et intimement qu’il est d’ordre plus élevé ? Qui peut assigner une limite à la communication que le Souverain Bien peut faire de lui-même ?
Notre raison et même l’intelligence naturelle de l’ange le plus élevé, laissée à elle-même, ne pourrait répondre avec certitude à cette question. Elle ne pourrait pas prouver la possibilité de la Trinité, encore moins son existence. Ce mystère dépasse la sphère du démontrable ou la portée des principes de notre raison.
Mais la Révélation divine, déjà dans l’Ancien Testament, nous fait connaître que Dieu est Père et qu’Il dit, dans l’unique instant de l’immobile éternité : Filius meus es tu. Ego hodie genui te. Tu es mon Fils, je t’ai engendré aujourd’hui[1]. Le prologue de saint Jean nous dit : Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu[2]. Dieu, personne ne l’a vu, mais le Fils unique qui est dans le sein du Père nous l’a fait connaître[3]. Le Fils lui-même nous a promis l’Esprit Saint, nous l’a envoyé à la Pentecôte, et nous avons été baptisés au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit.
La Révélation divine nous fait connaître ainsi l’infinie fécondité de la vie divine par le mystère de la génération éternelle du Verbe, Fils de Dieu et par celui de la procession du Saint-Esprit.
Cette fécondité sans limites, nous la verrons un jour à découvert, et nous pouvons l’entrevoir dans la pénombre de la foi, en nous, rappelant, avec saint Augustin, que notre âme conçoit la vérité et se donne par amour en se reposant dans le bien véritable. Si l’on purifie de toute imperfection cette « conception de la vérité », et cet « élan de l’amour », on soupçonne de loin quelque chose du mystère suprême.
Dans la pauvreté de notre vie intellectuelle, nous concevons lentement nos idées qui restent toujours fort imparfaites, et qui sont multiples parce que chacune d’elles reste très bornée. Le langage humain ne manque pourtant pas de profondeur, lorsqu’il parle ici de conception intellectuelle. La conception, c’est la génération initiale ; mais, en notre esprit, la conception intellectuelle manque de vigueur et de fécondité ; elle n’arrive pas à être une génération véritable. Pourquoi ? Parce que chacune de nos pensées successives n’est qu’un accident et un accident fugitif, une modalité de notre esprit ; il faut en dire autant de nos idées : elles ne sont pas des personnes vivantes comme le sujet pensant. C’est pourquoi nous nommes seuls avec nos idées, nous ne pouvons nous entretenir avec elles ; nous devons alors chercher le contact d’autres intelligences humaines, dont parfois bien des incompréhensions nous séparent.
En Dieu, au contraire, l’acte de pensée ne saurait être un accident, une modalité de son Etre spirituel et infini. Dieu est la Pensée toujours en acte, toujours subsistante, comme un éclair de génie éternellement subsistant. Et si, comme le dit la Révélation, il conçoit un Verbe intérieur, il le conçoit non par indigence, mais par surabondance. Et ce Verbe intérieur n’est pas non plus un accident, une simple modalité de l’esprit de Dieu, mais il est substantiel, vivant, intelligent, comme l’esprit qui l’engendre. Ici la conception intellectuelle aboutit vraiment à une génération intellectuelle, qui est d’emblée parfaite dans l’unique instant de l’immobile éternité. Cette génération éternelle donne au Verbe d’être Lumière de Lumière, Dieu de Dieu, vrai Dieu de vrai Dieu[4]. Il est la splendeur de la gloire du Père et la figure de sa substance, comme il est dit dans l’Epître aux Hébreux[5].
Ce Verbe éternel, précisément parce qu’il est souverainement parfait, parce qu’il exprime adéquate ment, aussi lumineusement qu’il est possible, la nature divine, est unique. Il est la vivante image du Père, il est une Personne comme le Père qui lui communique toute la vie divine en ne gardant pour lui que sa relation de Paternité. Le Verbe est même si parfait, qu’en Dieu il n’est pas plus parfait d’engendrer que d’être engendré ; l’être du Fils n’est pas causé, mais communiqué, c’est l’être même du Père qu’il reçoit en sa plénitude infinie. Ainsi selon une analogie fort lointaine, dans le triangle équilatéral, le deuxième angle construit n’est pas moins parfait que le premier, qui lui communique toute sa surface, sans se communiquer lui-même.
Si pauvre que soit en nous la conception intellectuelle, elle nous permet donc d’entrevoir de loin, à la lumière de la Révélation, la génération intellectuelle qui est en Dieu.
Mais comme notre âme, après avoir conçu la vérité, se donne par l’élan de l’amour qui tend à se reposer dans le bien véritable, ainsi le Père et le Fils par leur amour mutuel sont le principe de l’Esprit Saint, à qui ils communiquent toute la nature divine, sans la diviser, ni la multiplier, si bien qu’il n’est pas plus parfait d’être le principe de cette procession que d’en être le terme. Ainsi encore, dans le triangle équilatéral, le troisième angle, qui procède des deux premiers, reçoit toute leur surface et leur est parfaitement égal.
L’amitié ineffable des deux premières personnes a donc un terme, comme la pensée du Père a un terme. Ce terme de l’amour est substantiel, comme le Verbe terme de la conception ; il est vivant, intelligent et aimant comme le Verbe, et comme lui il est une Personne, esprit des deux premières, leur lien, le Saint Esprit : Comme le Père peut s’entretenir avec son Verbe, l’un et l’autre peuvent s’entretenir avec l’Esprit d’amour. Telle est la fécondité infinie de la vie de Dieu de toute éternité avant la création. C’est la plus absolue diffusion de soi ; et, comme le don du Père à son Fils est souverainement parfait, le Fils est aussi parfait que le Père, et pour la même raison le Saint-Esprit les égale[6].
II. La communion des Personnes Divines
Cette souveraine diffusion est le principe de la plus intime communion, exemplaire éminent de la communion eucharistique et plus encore de l’union des deux natures en Jésus-Christ.
Cette communion est la plus étroite union de pensée et d’amour qui se puisse concevoir. Trois personnes vivant de la même vérité infinie, non pas par trois actes de pensée, mais par un seul et même acte de pensée, alors que tant d’incompréhensions nous séparent souvent les uns des autres, parce que chacun ne va pas jusqu’à la cime de lui-même. Trois personnes pleinement ouvertes l’une à l’autre et ne s’opposant que par leurs mutuelles, relations qui en même temps les unissent.
Et alors que si souvent ici-bas l’égoïsme s’oppose à la parfaite union des âmes, ce sont en Dieu trois personnes qui vivent du même Bien suprême et infini par un seul et même acte d’amour, sans le moindre retour sur soi. Le Père donne à son Fils toute sa nature, le Père et le Fils la communiquent à l’Esprit Saint. Le Père ne se distingue de son Fils que par sa relation de paternité, le Fils ne se distingue du Père que par sa relation de filiation, et cela même qui les distingue les unit en les rapportant l’un à l’autre.
Le Saint-Esprit ne se distingue des deux premières personnes que parce qu’il procède d’elles. A part ces oppositions de relations mutuelles, tout leur est commun et indivisible. C’est la plus intime communion : la consubstantialité, qui entraîne l’unité de pensée et d’amour.
Nous en avons un vestige fort lointain, mais réel encore, dans le symbole du triangle équilatéral qui n’est pas assez exactement connu. Les trois angles, tout en ayant la même surface, sont réellement distincts les uns des autres ; ils sont égaux ; ils sont essentiellement relatifs les uns aux autres, et l’un quelconque des trois est aussi grand que les trois réunis. Entre eux il y a un ordre d’origine, mais pas de priorité de causalité : du premier tracé procèdent les autres sans qu’ils soient causés par lui ; il leur communique sa propre surface déjà existante, et ils ne sont en rien moins parfaits que lui.
III. Ce Mystère suprême éclaire d’En-Haut tous les autres
Si nous voyions à découvert la Sainte Trinité, tous les autres mystères nous apparaîtraient en pleine lumière.
Nous verrions la personne du Verbe fait chair qui possède intimement l’âme et le corps qu’elle a pris pour notre salut ; elle les possède dans l’unité d’un seul et même être, d’un seul et même moi qui est, sans confusion de deux natures, véritablement Dieu et véritablement homme.
Nous verrions dériver de la personne du Verbe la plénitude de grâce créée, qui fait du Christ la tête de l’Eglise, la plénitude de lumière, de gloire, qui lui donne le plus haut degré de vision béatifique, la plénitude de charité qui s’est exprimée en la valeur infinie de ses actes théandriques méritoires et satisfactoires et qui s’épanouit encore en son intercession toujours actuelle et dans la distribution de toutes les grâces qui nous sont accordées.
Si nous contemplions à découvert la Sainte Trinité, nous verrions l’union admirable des deux natures dans, le Christ, union substantielle, hypostatique, principe de l’union de ses deux intelligences et de ses deux volontés, puisque son intelligence divine et son intelligence humaine se voient l’une dans l’autre de la façon la plus immédiate, et puisque sa volonté divine et sa volonté humaine s’étreignent dans la plus parfaite et indissoluble conformité.
Si nous voyions le mystère suprême à découvert, nous verrions par suite ce qu’est la mission invisible du Saint-Esprit dans les âmes justes, comment il les sanctifie, et quel est le prix des inspirations qu’il leur accorde par ses sept dons pour les conduire sûrement et promptement à la vie du ciel.
Le mystère de la grâce s’éclairerait de même. Notre filiation adoptive nous apparaîtrait comme une similitude de la filiation éternelle du Verbe. Nous verrions alors le sens plein et toute la portée de la parole de saint Paul : Dieu (nous) a prédestinés à être conformes à l’image de son Fils, afin que son Fils soit le premier-né d’un grand nombre de frères[7]. Dieu le Père a un Fils unique, à qui Il a communiqué toute sa nature, pour qu’il soit « vrai Dieu de vrai Dieu », et il a voulu avoir des fils adoptifs, à qui il a donné une participation de sa nature : la grâce sanctifiante, germe qui s’épanouira un jour en vie éternelle, en vision immédiate de l’essence divine et en une charité que rien ne pourra plus nous faire perdre, ni amoindrir en quoi que ce soit.
Alors, en chaque âme bienheureuse, Dieu le Père continuera en l’unique instant de l’immobile éternité, d’engendrer son Verbe et avec Lui de spirer l’Amour personnel, « ce torrent de flammes spirituelles » dit Bossuet, qui les unit dans la plus intime communion[8].
Plus notre âme grandit dans la vie divine de la grâce, plus elle est une vivante image de la Sainte Trinité. Au début de notre existence, l’égoïsme fait que nous pensons surtout à nous et que nous nous aimons en ramenant tout à nous ; mais si nous sommes dociles aux inspirations d’En-Haut, un jour viendra où nous penserons surtout, non pas à nous-mêmes, mais à Dieu, et où, à propos de toutes les choses agréables ou pénibles, nous l’aimerons plus que nous et nous voudrons porter constamment les âmes vers lui.
Finalement notre intelligence est appelée à se reposer, comme celle de Dieu, en son Verbe éternel, et notre volonté en l’Amour personnel qui ne cesse de nous attirer à lui, au milieu des vicissitudes de l’exil.
Mais pour cela il faut revenir toujours au don de soi dont nous parlions en commençant. Par là l’âme se dépasse elle-même. L’âme du viator, du voyageur vers l’éternité, ne trouve son équilibre et la paix qu’en avançant, c’est-à-dire en montant vers Dieu. Étant en voyage vers Lui, nous ne pouvons rester stationnaires ; si la vie de l’âme ne monte pas, elle descend, c’est une loi pour elle de monter comme une vive flamme, jusqu’à ce qu’elle revienne à son principe, jusqu’à ce qu’elle retourne au « sein du Père » d’où elle vient. La joie d’être enfant de Dieu fait ainsi pressentir celle que nous aurons en voyant à découvert le mystère suprême, en cet instant qui ne passera plus, celui de l’éternité.
- ↑ Ps. II, 7.
- ↑ Jo. I, 2.
- ↑ Jo. I, 18
- ↑ Professio fidei Tridentina.
- ↑ Héb. I, 3.
- ↑ Cf. St Thomas, Ia, Q. 42, a. 6.
- ↑ Rom. VIII, 29.
- ↑ Il ne faut pas confondre en Dieu l’Amour personnel, qui est le Saint-Esprit lui-même, avec l’amour essentiel commun eux trois personnes, ni avec l’amour notionel ou spirateur qui n’appartient qu’au Père et au Fils. Cette confusion, qu’on fait parfois par inadvertance, aboutirait à nier en Dieu l’existence de la troisième Personne.