L'Eucharistie et l'Eglise : Différence entre versions
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Version actuelle datée du 18 décembre 2012 à 23:42
Les sacrements | |
Auteur : | P. A.-D. Sertillanges, O.P. |
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Source : | La vie Spirituelle n° 3 |
Date de publication originale : | Septembre 1934 |
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Difficulté de lecture : | ♦♦ Moyen |
L'Eucharistie et l'Église
Quand on parle des Sacrements de l'Église ‑ qu'il s'agisse de l'Eucharistie ou de tout autre sacrement ‑, on les envisage le plus souvent comme des rites particuliers, chacun plus ou moins renfermé en lui‑même. Le Baptême nous incorpore à Jésus‑Christ et nous purifie ; la Confirmation affermit en nous la Vie surnaturelle en vue de nos combats ; l'Eucharistie nourrit ; la Pénitence relève ; l'Extrême-Onction nous prépare au dernier passage ; l'ordre établit la hiérarchie des fonctions sacrées ; le Mariage vise la propagation des enfants de Dieu. Et c'est tout.
C'est certes beaucoup et cette conception des sacrements est parfaitement juste ; mais elle est un peu étroite ; elle est trop émiettée et, si je puis dire, trop analytique. Si l'on veut s'adapter à la divine majesté de notre foi et la comprendre avec une ampleur digne d'elle, il faut regarder de plus haut.
On voit alors ceci : L'Église est un vivant collectif doué de fonctions diverses, mais qui dans son être et dans son fonctionnement même est parfaitement un. L'Église a des sacrements à son usage ; mais tout d'abord, comme institution, elle est toute entière de caractère sacramentel, au titre de manifestation et de service de Dieu dans l'humanité. C'est une institution qui a pour chef le Christ, lui-même sacrement vivant, en tant qu'il nous révèle visiblement le divin et efficacement nous le donne. Et c'est une institution qui a pour centre ce que nous appelons la Présence réelle, présence perpétuelle et universelle, méritante et agissante, parce que c'est un sacrifice, une grâce et un appel. Ce que nous appelons l'Eucharistie.
On voit, par ce simple regard, l'intime rapport de l'Eucharistie et de l'Église, qui fait l'objet de notre étude.
Mais évidemment il faut s'y avancer un peu plus loin.
J'ai dit souvent que l'Eucharistie tient dans la constitution de l'Église un rang tel qu'elle lui est pour ainsi dire identique. Et je n'ai pas été sans constater chez mes auditeurs, au premier moment tout au moins, une impression de paradoxe.
Il y a apparence de paradoxe en ce que d'abord on confond, semble‑t-il, l'institution religieuse avec un de ses éléments, et parce qu'ensuite, en parlant ainsi, on semble écarter de sa considération six sacrements sur sept, et en particulier des sacrements essentiellement sociaux, essentiellement constitutifs, comme l'ordre et le Mariage.
C'est vrai. Ces objections ont du poids. Et cependant, si l'on regarde de plus près à l'idée sacramentelle telle qu'elle se réalise en l'un quelconque des sacrements, et si l'on analyse l'institution religieuse elle‑même, l'Église, en son essence la plus authentique, on s'aperçoit que tout se rejoint, et que le point de jonction de tout est le Sacrement admirable.
Que veulent les Sacrements ? Faire vivre le chrétien de la vie surnaturelle en conformité avec les lois générales de la vie, que nous saisissons à titre immédiat et plus clairement que nulle part dans la vie physique.
C'est ce qu'il y a de très frappant dans notre religion catholique, c’est que, trouvant l'homme lié à la matière et voulant le relier à l'esprit, elle ne le détache pas de son milieu naturel, mais utilise celui‑ci, s'adapte à son comportement et à ses exigences, et, par les voies de la matière même, nous fait dépasser la matière et joindre l'esprit. Or, la vie matérielle, la vie physique, tout savant vous le dira, est tout entière ramassée en un seul phénomène, le phénomène de nutrition, ou d'assimilation.
Une naissance n'est que la nutrition et la segmentation d'un germe issu lui‑même, à titre de surcroît, d'une assimilation précédente. Un développement n'est qu'une nutrition qui se poursuit dans un sens ou dans l'autre et, pour l'ensemble du vivant, dans des sens divers et coordonnés selon les indications de l'espèce. Un fonctionnement n'est qu'une nutrition aboutissant à une déflagration de forces, du fait d'une intervention d'éléments nouveaux qui en libèrent d'autres. Et puisque toute vie tient en ces trois mots : naissance, développement, action, on à le droit de dire que l'assimilation nutritive est la vie elle‑même.
Or nous admettons tous que l'eucharistie a pour rôle de nourrir en nous la vie spirituelle. C'est ce que figurent le pain et le vin qui en sont la matière. C'est ce qu'indiquent les paroles de l'institution : «Prenez et mangez, prenez et buvez », et déjà auparavant celles de l'annonce : « Si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme et ne buvez son sang vous n'aurez pas la vie en vous. »
Au sens de ce passage de saint Jean, la nutrition mystérieuse dont il s'agit a bien un caractère général ; elle n'est pas de pur entretien, requise seulement pour quand on sera grand, pour quand on aura un effort à faire, ou à réparer une perte ; elle est tout autant pour naître, ou pour faire naître, ou pour quoi que ce soit de ce qui concerne la vie, puisque le Pain vivant dont il est parlé ici, le pain « descendu du ciel », qui est le Christ, nous donne tout.
Aussi bien, tous les effets que la nourriture produit dans nos corps nous les attribuons, pour l’âme et aussi pour le corps en passant par l'âme, à la grâce et à la communion eucharistiques : secours contre l'inanition, c'est‑à‑dire contre le néant qui sans cesse nous guette et nous guettait surtout quand nous n'étions encore qu'un espoir ; progrès, par une incorporation croissante au Principe de vie, qui n'est pas ici changé en nous, comme dans la nutrition ordinaire, mais nous en lui, ainsi que l'observe saint Augustin : « Nec tu me mutabis... », réparation en cas d'usure ou de brèche accidentelle, car c'est la même force, en nos corps, qui crée les tissus et au besoin les répare ; remède contre la mort en tous les sens du mot, selon la définition de Bichat dont on a ri et qui trouve ici une application si frappante : « La vie est l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort. » Telle est bien la vie eucharistique.
Enfin, la joie qui est à l'âme ce qu'est la délectation physique à un corps bien formé, bien entretenu et fonctionnant selon sa propre loi.
Que peuvent en plus les autres sacrements ?
Il n'y a plus de place.
Il n'y a plus de place, dis‑je, non point pour leur intervention ; ils peuvent collaborer; mais pour leur indépendance.
Sur le terrain individuel, on voit bien que le Baptême, la Confirmation, la Pénitence, l'Extrême‑Onction, ne sont que des préparations ou des concours spécialisés, par rapport à l'effet général de vie que l'Eucharistie, à elle seule, revendique. C'est seulement en ce qui concerne les sacrements sociaux, à savoir l'ordre et le Mariage, que le rapport est plus délicat. Il n'en est d'ailleurs que plus démonstratif, et y apporter quelque clarté en montrant que ces deux sacrements, eux aussi, ne sont ce qu'ils sont que par leur référence à l'Eucharistie, ce serait faire beaucoup en faveur de notre conclusion.
Commençons par le Mariage. C'est de droit; car avant de mettre en «ordre », avant de donner forme spirituelle ou artistique, à quoi que ce soit, il faut d'abord fournir la matière. Le Mariage est chargé de fournir la matière humaine de L'Église, c'est‑à‑dire, à titre immédiat, les corps, mais les corps animés, et par suite, indirectement, les âmes. Aussi les théologiens lui donnent‑ils pour fin de « compléter le nombre des élus », ce qui n'est pas purement corporel.
Et le Mariage est un sacrement parce que c'est le signe et le moyen de l'union du Christ avec notre humanité mortelle, laquelle, étant mortelle, a besoin de se régénérer constamment dans le Christ par des moyens physiques, de même qu'elle a besoin de se régénérer spirituellement, en lui, par les moyens de l'esprit.
Or, le fait même que le Mariage est le sacrement régénérateur de la race, le nourricier de la race, le rapproche de l'Eucharistie, qui est dans un sens différent, mais dépendant du premier, le sacrement nourricier. N'est‑ce pas un même travail, au fond, que d'entretenir, pour une vie en Dieu qui doit être intégralement humaine, à la fois l'âme, le corps et la race tout entière des humains ?
Il faut être spirituels, mais non pas trop. Notre programme est d'être hommes. Et quand nous ajoutons : hommes divinisés, cela ne veut pas dire déshumanisés.
A plus forte raison ne faut‑il pas être individualistes, et on le serait, Dieu lui‑même le serait, si la préoccupation nourricière qui est celle de l'Eucharistie ne s'étendait au souci de la race, comme elle a souci des corps, comme elle a, au premier degré cette fois, le souci des âmes.
Ainsi, le rapprochement que nous faisons entre l'Eucharistie et le Mariage n'est pas vain, et dans ce rapprochement, c'est l'Eucharistie qui a le primat, car elle s'étend à tout, et à cela même qui est la spécialité du mariage.
S'agit‑il du sacrement de l'ordre, il en est exactement de même.
L'Ordre est le sacrement constitutif de la hiérarchie qui met en ordre la matière humaine constituée parles âmes et les corps ; qui permet ainsi de régir et de diriger vers ses véritables fins la race tout entière. La hiérarchie est le lien social ; elle assemble, par les « jointures » dont parle saint Paul, l'organisme spirituel qui est le « corps du Christ ». Le Sacrement qui l'établit est donc avec le Mariage dans le rapport de ce qui donne la forme avec ce qui donne la matière, et il est avec l'Eucharistie dans le rapport de ce qui donne la forme, ou la matière, avec ce qui donne tout, à savoir le Christ en son être originel né de Marie, et en son être eucharistique, qui ne s'en sépare point.
Tout le monde sait que les rôles de la hiérarchie, si divers qu'ils soient, sont tous au service du sacerdoce, et que le sacerdoce à son tour est tout entier au service de l'Eucharistie. C'est donc que l'Eucharistie est le centre même de la vie sociale chrétienne et le point de départ de tout son fonctionnement.
La prière sacerdotale de Jésus, en saint Jean, prière éminemment ecclésiastique, est aussi en termes voilés une sorte de prière eucharistique: « Je me consacre moi‑même pour eux, afin qu'eux aussi soient consacrés en la vérité. »
Quand il promet de ne pas nous laisser orphelins, il entend qu'il sera avec nous par son Esprit, mais aussi mystérieusement par lui‑même, par ce que nous appelons si bien sa présence réelle. Et c'est donc bien l'Eucharistie, en même temps que l'Esprit divin, qui est entre nous le lien de famille.
Au surplus, la présence en l'Esprit et la Présence réelle, que nous paraissons ainsi opposer l'une à l'autre, ne concluent‑elles pas dans le même sens?
L'Esprit qui nous a été, donné et qui est le lien de l'Église est un Esprit d'amour ; car Dieu est amour, et son oeuvre parmi les hommes est une oeuvre d'amour. L'amour est le commencement et la fin du plan divin manifesté dans l'Église. C'est lui qui crée I'Église, qui l'inspire et qui l'accomplit dans l'union éternelle.
Or, c'est l'Eucharistie qui est le sacrement de l'amour. Sous sa double forme de communion et de sacrifice, il témoigne de l'amour de Dieu pour nous en nous donnant son Fils. De l'amour du Fils qui se donne, vivant, mourant, partent pour aller nous préparer la place, revenant pour que nous ne soyons pas orphelins, et organisant avec nous une vie perpétuelle.
Et comme l'Eucharistie témoigne de l'amour, elle l'appelle. Le retour d'amour de la créature est son but premier, car sans lui l'amour même de Dieu serait rendu inutile. Amour envers qui ? Envers Dieu, sans doute, par le Christ ; mais envers Dieu selon la pensée de Dieu et selon toutes les pentes de son coeur par le Christ selon la réalité totale du Christ, qui n'est pas une réalité purement individuelle.
L'individualité du Christ est servante. « Je ne suis pas venu pour être servi, mais pour servir. » Le Christ dépend de son corps mystique, et l'on ne peut donc s'unir au Christ sans s'unir à son corps mystique, et à son corps mystique tel qu'il est, en sa forme sociale.
Peu de chrétiens songent à cela. Ils voient l'amour eucharistique surtout sous forme sentimentale, avec des effets, à vrai dire, dans l'ordre moral. Mais l'unité à établir entre nous est quelque chose de beaucoup plus précis, plus concret et plus conforme à notre nature, qui est une nature sociale. C'est une unité fonctionnelle, une unité d'organisation, une vie en réelle société. Et cette société est l'Église. On aboutit ainsi à la belle doctrine de saint Thomas d'Aquin, si peu connue, par laquelle il affirme que le fruit de l'Eucharistie, c'est l'unité du corps mystique du Christ, autant dire notre constitution religieuse elle‑même.
On paraît subtiliser, en parlant ainsi. On exprime seulement l'un des aspects les plus profonds et les plus délicats de la théologie catholique. Il y a identité, au fond, entre l'Eucharistie et l'Église, en ce que la charité, effet propre de l'Eucharistie, effet qui ne se trouve ailleurs qu'en sa dépendance, parce qu'elle en contient le Foyer. Cette charité, eucharistique essentiellement, est aussi essentiellement ecclésiastique, c'est‑à‑dire qu'elle nous unit en Église. Tous ses autres effets viennent de là.
On pourrait croire que c'est l'inverse, et que l'Église s'établit dans l'amour parce que d'abord chacun puise au Christ des effets individuels qui devront ensuite se socialiser. Mais ce serait là une conception purement protestante. Nous disons, nous, que le groupe est premier, et qu'il est créateur par rapport à l'individu.
Il faut donc concevoir que le communiant, pour obtenir les effets individuels du Sacrement, doit communier au groupe, en communiant au Christ tel qu'il est, homme universel, « aîné de beaucoup de frères »; en acceptant l'amour et en le rendant tel qu'il est dans l'intention de l'Amour créateur, comme une loi organique, grosse de toute l'organisation religieuse, et, par extension, de la civilisation chrétienne tout entière.
Cela n'est pas petit. Et c'est en cela qu'éclate la primauté de l'Eucharistie au centre de tout le système catholique.
Je pense, en ce moment, à nos immenses congrès eucharistiques, qui manifestent si bien cette vérité dans tout l'univers.
Comme dans le Temple chrétien tout s'oriente vers le Tabernacle : les nefs qui y conduisent, les absides qui le couronnent, les voûtes et les coupoles qui le couvrent, les vitraux qui y projettent la lumière du ciel, les statues qui lui font cortège, les piliers qui forment une haie pour son passage et celui de ses adorateurs, le plan crucial et l'orientation de l'édifice qui rappelle la vie et le sacrifice d'où il sort, la chaire d'où le prédicateur dirige sans cesse vers lui les regards et les coeurs : ainsi, dans I'Eglise catholique tout se rattache à la présence et à l’action du Christ, à son rôle nourricier, à son rôle sacrifié et sacrificateur, à son sacerdoce, dans tous les sens du terme, qu'il s'exerce là, après s'être exercé autrefois en un point de la terre.
L'Eucharistie est bien un rite individuel, et à ce titre elle est figurée par la nourriture miraculeuse d'Élie et de Daniel. Mais elle est tout d'abord une nourriture commune, comme en Galilée lors de la multiplication des pains. L'humanité religieuse entoure le tabernacle comme les tentes d'Israël entouraient le camp où descendait la manne ; comme au début des temps chrétiens nos pères dans la foi se tenaient rangés autour du Cénacle. Quand les disciples avaient quitté, avec leur Maître, cette Bethléem des temps nouveaux, cette « maison du pain », pour se rendre à Gethsémani, ils avaient entendu la parabole de la vigne, dont la portée générale est celle même de nos discours.
Jésus Christ est la vigne ; nous sommes les sarments. Nous ne formons avec lui qu'un seul être, et la sève qui fournit la vie circule en tous selon la formule vitale de l'être commun, de la Vigne totale.
L'allusion eucharistique et l'allusion ecclésiastique semblent ici évidentes. L'allusion eucharistique se révèle si l'on songe au chapitre VI de saint Jean, quand Jésus dit : « Je suis le pain vivant. » Je suis le pain, je suis la vigne, cela se rejoint. Et l'allusion ecclésiastique est évidente aussi, de par l'unité organique de la plante, de par le pluriel caractéristique ici employé : Vous êtes les sarments, vous, les Douze, et derrière vous, tous les membres de mon Église.
L'Eucharistie est le point de raccordement de toutes les perspectives de la vie pour chacun de nous, parce que c'est le résumé de la foi, le motif de l'espérance et le foyer de l'amour ; mais c'est aussi le point de raccordement de notre vie sociale chrétiennes de notre vie en Église.
Nous abordons le Christ, dans l'Eucharistie, d'une façon qui épouvante l'esprit par son intimité et qui ravit le coeur par sa correspondance à nos aspirations les plus exigeantes et les plus secrètes ; mais aussi qui nous exalte par son ampleur, quand nous songeons que ce Christ intime est la tête auréolée de notre Église, le Chef universel, Roi des anges, des hommes, de la nature générale dans tous ses espaces et dans tous ses temps.
Ces dernières expressions nous ouvriraient des domaines nouveaux, si nous avions la possibilité de nous y étendre. Elles précisent, en les portant plus loin, les données de notre thème.
L’Eglise, qui comprend tous les humains, comprend, pour cette raison, ce qui prolonge les humains dans le sens de la nature générale. Nature dont nous faisons partie par le corps ; qui fait partie de nous, au contraire, d'une certaine façon, si l'on considère l'âme.
La matière est pour l'esprit ; elle n'est que le territoire de l'esprit, le moyen de l'esprit, l'instrument conjoint ou séparé de l'esprit. L'Eglise, assemblée des esprits, et en conséquence, avons‑nous dit, des corps mêmes, a donc son extension naturelle dans l'univers, dans cet univers qui est homme par destination, qui est Royaume de Dieu, qui tout entier appartient au Christ et lui a été « remis entre les mains », qui tout entier est « soumis aux élus », comme les élus au Christ et le Christ à Dieu dans une unité qui est l'Église même.
Si donc l'Eucharistie est le centre de rayonnement et comme le tout de l'Église, l'Eucharistie concerne aussi l'univers et joue à son égard également le rôle de centre.
Ce n'est pas en vain que l'Eucharistie emprunte à la nature sa matière ; qu'elle se donne à nos corps, fragment d'univers, autant qu'à nos âmes ; qu'elle circule dans nos domaines : villes et campagnes, océan et grands fleuves des lointaines Missions; qu'elle adapte sa liturgie aux jours et aux nuits, aux saisons et retour des saisons, aux travaux et au loisir des champs, que nos processions consacrent.
Dieu s'avance à travers les champs, a chanté César Franck.
Par tout cela, comme par beaucoup d'autres choses encore, l'Eucharistie est d'Église, fait oeuvre d'Église, et se tient tout au coeur de la divine et universelle institution.
J'y ajoute la collaboration des temps. On n'y songe pas toujours. On oublie que la présence perpétuelle du Christ Parmi nous et la messe qui la commémore, ce double et unique fait, par tout ce qu'il signifie, par tout ce donne, relie les temps de l'Église et du monde comme il en relie les éléments.
Le Christ, ancêtre éternel, prêtre éternel, éternellement donné et sacrifié, éternellement sauveur, enveloppe toutes les durées créées qui sont des temps de l'Église, met en un toutes les phases temporelles de la catholicité, qui n'est pas moins relative aux durées qu'aux espaces et aux peuples.
Comme donc la multitude des hommes est organisée, dans l'Église, au nom de l'amour dont témoigne l'Eucharistie, que met en oeuvre l'Eucharistie, qui est un fruit de l'Eucharistie : ainsi l'ampleur des temps est organique en l'Eucharistie, comprenant les préparations lointaines du mystère, les annonces, le don du pain vivant à Bethléem, la « maison du pain », la vie et la mort du Sauveur, le développement de son oeuvre à travers les siècles autour du Tabernacle, enfin le Siècle futur sous la forme du banquet céleste.
Aux Catacombes, on ne distingue pas. Le banquet aux corbeilles et aux poissons est aussi bien interprété comme chose terrestre ou comme chose céleste, comme chose d'hier et comme chose d'aujourd'hui; c'est à la fois le Cénacle, la Table sainte et le Ciel.
La liturgie, à plus forte raison, elle qui est autrement précise que l'art, relève‑t‑elle la coïncidence entre toutes les durées religieuses d'une part, et de l'autre ce que représente et produit le rite eucharistique.
Du passé, l'Eucharistie tient son caractère de commémoraison et de renouvellement mystique, qui est si fortement accusé dans la Messe. Du présent, elle tire sa signification de présence réelle et de communion, qui dominent tour à tour nos rites les plus concrets. De l'avenir elle tient son caractère de présage, de gage (nobis pignus datur) et de viatique pour le voyageur de la vie.
Le Sacrement de l'autel nous oriente ainsi vers la fin toute dernière de la destinée humaine et de l'Église. Elle est le sacrement de la vie au sens le plus complet, qui est un sens collectif et une tendance vers l'achèvement dans le parfait.
Sa notion coïncide donc, encore une fois, avec celle de l'Assemblée des Saints, de la Communion des Saints, qui n'est qu'un autre nom de l'Église.
Grandeur, n'est‑ce pas? Grandeur qui nous remplit d'une fierté douce, quand nous prenons conscience de ceci que l'amour est en ce cas l'artisan des sublimités ; que Dieu n'a rien conçu de ses vastes plans qui ne soit contenu tout entier dans le simple geste d'une main sacerdotale et d'une bouche avide, d'un coeur qui s'ouvre et qui reçoit le Christ en union avec ses frères de tous les mondes, sous tous les cieux, en attendant ces cieux des cieux qui seront un jour leur demeure et notre demeure, ayant conscience de former avec eux, tous ensemble, en Dieu, autour du Christ, la merveilleuse Assemblée que nous nommerons à jamais l'Église, ou la Cité de Dieu.