Le naturalisme

De Salve Regina

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Apologétique
Auteur : Père Emmanuel
Source : Livre publié aux éditions DMM
Date de publication originale : fin XIXème siècle

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen

LE NATURALISME THÉORIQUE

I. Etat vrai de l’humanité. Ce qu’est le naturalisme. Naturalisme matérialiste, naturalisme spiritualiste.

La foi nous enseigne que la nature humaine fut élevée à un état surnaturel par les grâces que Dieu se plut à verser sur nos premiers parents. Il voulut, en effet, qu’ils fussent, non seulement ses créatures, mais ses amis. Il leur donna la foi, l’espérance, la charité, trésors infiniment précieux, par lesquels les hommes auraient à mériter des biens plus précieux encore, un bonheur infini dans le sein de Dieu même.

Ce que Dieu donna à Adam, il le destina à tous ses enfants, lesquels devaient recevoir du même coup la nature et la grâce.

Ce plan magnifique de Dieu fut dérangé par le péché d’Adam : et depuis, tous ses enfants reçoivent de lui la nature, mais la nature dépouillée de la grâce, la nature entachée du péché, la nature détériorée et quant au corps et quant à l’âme : quant au corps, car il est devenu sujet aux maladies et à la mort : quant à l’âme, car elle est assujettie à l’ignorance, à la concupiscence, et finalement à la mort éternelle.

Sans ces données de la foi, l’homme est à lui-même un mystère inexplicable. Car il y a dans l’homme des traces encore bien sensibles de sa grandeur première. Il aspire au bonheur, il le cherche avec une ardeur incomparable : il veut l’immortalité : la mort est pour lui une énigme. D’autre part il trouve en lui-même des inclinations qui le font rougir, des appétits qu’il condamne et qui voudraient être satisfaits : il en porte la honte, et cette honte est encore une énigme. Pourquoi, en effet, rougir de ce qui est naturel ? Et, d’autre part, comment la nature humaine porte-t-elle en elle-même ce dont il lui faut rougir ?

Ces problèmes sont grands dans le présent, mais ils ne le sont pas plus que ceux de l’avenir. Que deviendra cette âme qui veut être immortelle ? Quel sera le résultat final de la responsabilité des actes de chaque jour ?

A toutes ces questions, qui ont occupé les esprits sérieux de tous les temps, il n’y a que la foi qui puisse répondre. Dans la foi seule, l’homme peut trouver l’explication de sa nature. Preuve avec tant d’autres, que la nature a été, et demeure créée pour une fin surnaturelle.

L’état de nature, c’est-à-dire l’état d’homme créé à l’état purement naturel, sans grâce comme sans péché, est un état qui n’a jamais existé. L’humanité n’a jamais été qu’avec la grâce, ou déchue de la grâce, et par suite en état de péché.

Quand l’humanité était avec la grâce, elle était en la voie du bonheur, et la main de Dieu l’y aurait conduite infailliblement.

Maintenant que l’humanité est tombée de l’état de grâce à l’état du péché, elle est hors de la voie du bonheur, et par suite en voie de l’éternel malheur.

La venue du Rédempteur nous retire de la voie malheureuse, nous retire du péché, nous fait rentrer en grâce avec Dieu, nous ramène au ciel : mais en dehors de la Rédemption de Notre-Seigneur, il n’y a point de salut pour l’humanité, il ne lui reste qu’à souffrir ici-bas, et les souffrances d’ici-bas ne sont que le commencement de maux qui ne finiront pas.

Voilà le vrai !


Or, il y a un système prétendu religieux, prétendu philosophique, prétendu suffisant à tout, tout pour le présent et pour l’avenir.

Un système qui, prenant l’humanité comme il la trouve, et force lui est de la prendre telle, ce n’est pas lui qui l’a faite ; un système qui, prenant l’humanité comme il la trouve, lui enseigne que, pour elle, tout est bien.

Un système qui ne tient aucun compte de la chute primitive, ni des plaies que nous portons en nous comme conséquence de cette chute.

Un système qui ne daigne pas même faire attention à ce qu’est pour nous la Rédemption de Notre-Seigneur Jésus-Christ : qui ne compte pour rien notre baptême et tous les sacrements que nous avons reçus de la miséricorde de Dieu pour notre salut.

Un système qui, s’insurgeant contre la parole dite à saint Paul : ma grâce te suffit, dit, au contraire : la nature se suffit.

Un système qui, volontairement, ferme les yeux sur la honte que nous portons en nous-mêmes, et qui, loin de l’expliquer, veut mettre sa gloire dans ce qui fait sa confusion.

Un système qui, n’ayant pas de doctrine sur l’origine de notre nature, pas de doctrine sur l’avenir de l’humanité, se pose cependant en maître, en docteur, en panégyriste de la nature, lui criant sur tous les tons que, pour elle, tout est bien.

Ce système, c’est le naturalisme.

Imaginez un malade. Il est tombé, le voilà meurtri par sa chute, brûlé par la fièvre, dévoré par une soif que rien ne peut apaiser.

Un médecin arrive et lui dit : La soif qui vous dévore, la fièvre qui vous brûle, la douleur de ce que vous appelez vos plaies, tout cela n’est qu’un effet de votre imagination, travaillée par des préjugés d’enfance. Dépouillez-vous de tout ce bagage ; nous travaillerons ensuite à vous faire connaître, estimer et suivre la nature. Ses aspirations sont justes et bonnes ; le développement de vos facultés natives vous en convaincra de plus en plus. Ne dites pas que vous avez des plaies ; ne croyez pas à ce que vous appelez de la fièvre : quant à cette soif, nous avons des calmants... Vous n’êtes pas malade !

Ce malade, c’est l’humanité : ce médecin, c’est le naturalisme.

Prenant l’humanité comme elle est : le naturalisme lui crie : Tu es bien, marche !

A la naissance, l’acte civil ; c’est naturel et c’est assez. Après une naissance civile, il va de soi qu’il y aura mariage civil ; et, à la mort, enterrement civil. Tout cela s’appelle, s’enchaîne, se suit.

Des individus peuvent marcher dans cette voie : l’humanité, jamais. L’humanité a d’autres aspirations auxquelles des particuliers peuvent se soustraire : mais, pour elle, elle reste ce que Dieu l’a faite. Elle existe pour le surnaturel, et elle en a un besoin invincible. Les grandes questions se posent nécessairement à elle : Qui suis-je ? D’où viens-je ? Où dois-je aller ? Quelle route à tenir ?

Le naturalisme a des essais de réponse ; il peut les insinuer par-ci, par-là, mais à l’humanité, non. Elle n’y croit pas. Car elle a besoin de croire : c’est surnaturel, et c’est dans elle. On la tuerait qu’on ne l’y ferait pas renoncer.

Le naturalisme a des docteurs. Ils arrivent, et dissertent de ce qu’ils appellent la religion naturelle, la morale naturelle.

Ah ! nous voudrions les entendre, et savoir d’eux au nom de qui ils parlent ? Si leur parole est leur parole, ou la parole d’un autre ? Si elle est autorisée, ou si elle ne l’est pas ? Et si elle l’est, par qui et comment ? Car, pour parler à un homme, il suffit d’être homme ; mais pour parler à l’humanité, il faut être Dieu ou l’envoyé de Dieu.

Nous voudrions savoir si les docteurs du naturalisme croient à leur parole, ou s’ils n’y croient pas ? Nous appelons croire à sa parole, être prêt à se faire tuer pour elle, comme les Apôtres et les martyrs de notre sainte religion.

Nous demanderions aussi aux docteurs du naturalisme, si ce qu’ils appellent religion naturelle, morale naturelle, a été pratiqué quelque part, et est pratiqué encore par quelque fraction de l’humanité ? Et dans quel lieu ? Et par qui ?

Car depuis que l’humanité est l’humanité, la religion et la morale ont toujours été surnaturellement enseignées aux hommes. Si, par-ci par-là, quelques païens se décorant du nom de philosophes ont enseigné quelque chose sur la religion et la morale : jamais l’humanité n’a fait autre chose que les laisser disserter à leur aise : elle ne les a jamais écoutés.

Jamais, en effet, l’humanité n’a existé à l’état naturel. Le paganisme lui-même, bien qu’il fût une immense aberration, cherchait le surnaturel. Il ne l’atteignit jamais, par la raison fort simple qu’il lui tournait le dos, et qu’il demandait la lumière au prince des ténèbres.

Les docteurs du naturalisme trouvent qu’il y a du bon dans notre décalogue, surtout dans les commandements de la seconde table.

S’ils pouvaient briser la première, la cacher à tout jamais, et dire que la seconde est à eux : ils croiraient avoir fait beaucoup pour le système.

Mais ils ne sauraient faire cela. Le décalogue est antérieur au naturalisme. Le décalogue est, en un sens, très naturel parce qu’il règle au mieux les devoirs de la nature : mais il est, en somme, tout surnaturel, ayant été enseigné de Dieu à Adam, puis à Moïse.

Le naturalisme peut faire au décalogue des emprunts, même très larges. Il lui manque une grande chose : l’autorité pour nous parler.

Accordons au naturalisme qu’il puisse formuler un code de morale. Il n’aura pas d’autorité, c’est évident : mais passons là-dessus. Le code de morale une fois édicté, il faudra le garder.

Mais si vous laissez la nature à elle-même, ne lui arrivera-t-il pas de suivre ses inclinations perverses (dont vous ne tenez pas compte), plutôt que vos leçons de morale ?

Supposons même que la nature veuille garder vos préceptes, quels moyens avez-vous de la fortifier contre ses propres défaillances ? Hélas, vous n’en avez aucun ! Vous n’y pouvez absolument rien.

L’instruction, l’instruction, dira-t-on ? Mais l’instruction s’adresse à l’esprit, et ne saurait guérir une volonté malade. Par l’instruction, vous ne guérissez pas le mal, et souvent vous lui ouvrez une porte pour s’agrandir.

Les statistiques judiciaires nous font assez connaître combien de crimes sont commis par des gens instruits, mais instruits à la façon naturaliste.

L’instruction qui moralise ne peut être donnée que par une institution surnaturelle, qui se nomme la sainte Eglise catholique.


Impuissant à guérir la nature, sans autorité pour l’instruire, que sait donc faire en somme le naturalisme ? Une seule chose, il flatte la nature. Et pour cela il se met lui-même dans une position qui n’est pas flatteuse.

Tout d’abord il se divise. Ce n’est pas une preuve de force. Il se divise en naturalisme spiritualiste, et en naturalisme matérialiste.


Le naturalisme matérialiste n’est pas, à vrai dire, un système : c’est une brutale négation. Mais voyez, dans cette négation même, une logique formidable. Le naturalisme a nié l’ordre surnaturel, se contentant de la nature : et, par suite, il est amené à nier l’âme humaine, se contentant d’être corps, chair et sang.

Il y a là une justice de Dieu, nous pouvons l’adorer mais quand le naturalisme se fait ainsi matérialisme, on cesse de raisonner avec lui.

Echangeons encore un mot avec le naturalisme spiritualiste, qui veut bien reconnaître l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme.

L’immortalité de l’âme emporte avec elle l’alternative des récompenses ou des châtiments dans la vie future.

Le naturalisme spiritualiste nous accorde cette vérité.

A quoi nous ajoutons : Si l’âme doit un jour être ainsi heureuse ou malheureuse, que deviendra le corps ? Sera-t-il, ou ne sera-t-il pas participant de l’état heureux ou malheureux de l’âme ?

Ici, le naturalisme n’est pas sur un lit de roses.

S’il dit que le corps ressuscitera, le voilà pris en flagrant délit : car il transporte à la nature ce qui est de l’ordre surnaturel. Mourir, c’est naturel : mais ressusciter est surnaturel. Si le surnaturel est indispensable à la fin, pourquoi l’avoir repoussé au commencement ?

Si, d’autre part, le naturalisme a une horreur persistante pour le surnaturel, et qu’il dise : non, le corps ne ressuscitera pas, le système tombe alors dans deux grands inconvénients. Le premier, c’est de détruire la morale, qui prescrit des devoirs dans lesquels le corps a sa part : car si le corps n’a rien à attendre après la vie présente, pourquoi n’en jouirait-il pas à sa manière, quoiqu’en dise la morale ? Le second inconvénient, c’est qu’en vouant le corps au néant, le système détruit la nature.

Et voilà comment le naturalisme, après avoir repoussé la grâce, arrive inévitablement à la destruction de la nature.

Donc, le naturalisme, c’est le mal.


II. La nature peinte d’après nature Par l’auteur de « l’Imitation ».

Dans un précédent article, nous avons montré comment le système naturaliste, voulant flatter la nature, ne peut que la tromper en la jetant dans l’impossible et dans l’absurde. Nous avons dit que la nature est malade ; la preuve, c’est qu’elle en meurt. Or, nous sommes à même de produire, et nous produisons avec complaisance un observateur très attentif, qui ayant étudié à fond la nature, et la nature de son mal, a consigné son avis dans les termes suivants :


« Observez avec soin les mouvements de la nature :

Elle est pleine d’artifices ; elle en attire plusieurs, elle enlace, elle trompe, et n’a jamais d’autre fin qu’elle-même.

Elle ne veut ni mourir, ni être contrainte, ni vaincue, ni obéir, ni se soumettre de bon gré.

Elle travaille pour son intérêt, et calcule le profit qu’elle peut tirer d’autrui.

Elle reçoit de bonne grâce les honneurs et les respects.

Elle craint la confusion et le mépris.

Elle aime l’oisiveté et le repos du corps.

Elle recherche les choses curieuses et belles, et repousse avec horreur ce qui est vil et grossier.

Elle a des yeux pour les biens du temps, elle se réjouit d’un gain terrestre, s’afflige d’une perte, et s’irrite d’un seul petit mot d’injure.

Elle est cupide, et aime mieux recevoir que donner elle aime ce qui lui est propre et particulier.

Elle incline vers les créatures, la chair, la vanité, les distractions.

Elle reçoit volontiers quelque consolation extérieure, dans laquelle elle se délecte avec sensualité.

Elle fait tout pour le gain et l’intérêt propre : elle ne peut rien faire de désintéressé : mais pour ce qu’elle fait de bien, elle espère recevoir ou autant ou mieux, ou la faveur, ou des louanges : elle souhaite vivement que l’on estime ce qu’elle fait, ce qu’elle donne, ce qu’elle dit.

Elle cherche de la joie dans le nombre des amis, dans ses proches : elle se glorifie d’une naissance élevée, d’un rang distingué : elle sourit aux puissants, flatte les riches, et applaudit à ses semblables.

Elle est prompte à se plaindre de ce qui lui manque et de ce qui l’offense.

Elle rapporte tout à elle, pour elle, elle combat et discute.

Elle est curieuse de secrets et de nouvelles : elle veut se montrer et toucher à tout : elle veut être connue, et s’attirer les louanges et l’admiration. »


Voilà, de la nature, une photographie bien antérieure à la photographie moderne. L’auteur de ce tableau n’est guère connu, et n’a guère cherché à l’être. C’est l’auteur de l’Imitation (Lib. III, c. LIV.).

Il nous a montré la nature prise sur le fait. Le fond de son caractère, c’est l’égoïsme et la vanité.

Avec cela elle est glorieuse.

Qu’on vienne donc lui dire qu’elle n’est pas malade !


III. Explication des mots : naturel, surnaturel, grâce. Le naturalisme destructeur de la nature.

Nous avons parlé du Naturalisme ; et, comme si nous avions visé juste, plusieurs de nos lecteurs ont tenu à nous répondre sur ce sujet si intéressant. Tous nous encouragent à continuer la besogne commencée ; et, sans aucun doute, pour nous aider, plusieurs nous demandent des développements qu’ils jugent nécessaires, ou des explications qui devront être utiles à plusieurs.

Nous sommes vraiment enchanté du concours qui, pour cette fois, nous est ainsi apporté, et nous ne souhaitons pas mieux que de creuser encore le sujet du naturalisme, afin de mieux faire sentir à tous le besoin où nous sommes du surnaturel divin. Donc, commençons par les explications qui nous sont demandées.


Nous appelons donc naturel tout ce qui est inhérent à la constitution de l’homme composé d’un corps et d’une âme. Nous appelons naturel tout ce qui constitue le corps avec ses organes si variés, l’âme avec ses facultés si puissantes et si belles. Nous appelons naturel l’usage et le développement des organes du corps et des facultés de l’âme dans tout ce qui n’élève pas la nature au-dessus d’elle-même, au-dessus de la connaissance naturelle et d’elle-même, et de ce qui l’entoure, et même de son Créateur ; car celui-ci peut être naturellement connu par ses œuvres, lesquelles sont là sous les yeux de tous, et parlent également à tous un langage que tous ne comprennent pas également.

Mais l’homme n’ayant pas été créé pour demeurer dans la mesure du naturel, et Dieu ayant bien voulu le destiner à une fin supérieure, nous n’avons pas à rechercher ce qu’il aurait pu être, ce qu’il serait devenu si Dieu l’eût créé pour une fin que nous ne connaissons pas. Nous avons donc à dire maintenant ce que c’est que le surnaturel.


Nous appelons surnaturel tout ce qui achemine, conduit et fait arriver l’homme à la fin surnaturelle qu’il a plu à Dieu de lui donner, laquelle est la participation du bonheur de Dieu même, par la claire vue de l’essence même de Dieu.

Tout don de Dieu surajouté à la nature pour aider l’homme à atteindre sa fin, se nomme grâce, et est effectivement grâce, puisqu’il est donné à l’homme par une pure libéralité de Dieu, sans que jamais l’homme par lui-même puisse s’élever à la connaissance, encore moins au désir, encore moins au mérite de ces dons surnaturels.

Le passage du naturel au surnaturel est impossible à la créature : l’ange n’y peut pas plus que l’homme. L’ange et l’homme ont reçu de Dieu la fin surnaturelle qu’il a plu à la Majesté souveraine de leur assigner, et avec cette destination, les dons surnaturels sans lesquels il leur aurait été impossible d’atteindre une fin si haute et si disproportionnée à la nature, même à la nature angélique.


Saint Thomas[1] se demande si l’homme peut obtenir ce suprême bonheur de voir Dieu. Et il répond : Il le peut. L’intelligence humaine étant capable de connaître le bien suprême et parfait, qui est Dieu ; sa volonté étant capable de le désirer et de l’aimer, il s’ensuit que l’homme est capable d’arriver à la jouissance de ce bien qui est tant au-dessus de lui, et de trouver en ce bien son bonheur éternel.

Puis, le saint Docteur ajoute : L’homme par ses facultés naturelles peut-il arriver à ce suprême bonheur ? Et il répond : Non !

Il y a, ajoute-t-il, un bonheur imparfait dont on peut jouir en cette vie, et auquel on peut arriver naturellement : mais la parfaite béatitude de l’homme consistant en la vision de Dieu même, nul ne peut l’atteindre par ses facultés naturelles ; ni les facultés du corps, ni les facultés de l’âme ne peuvent atteindre l’essence divine ; nous pouvons bien connaître ses œuvres, à l’œuvre reconnaître l’ouvrier, mais arriver à le voir tel qu’il est, cela nous dépasse et nous dépasse de tout. Si l’homme avait une puissance naturelle de voir Dieu, Dieu lui serait en quelque sorte soumis ; cela ne saurait être. Si donc l’homme arrive à la vue de Dieu, c’est que Dieu aura bien voulu se révéler à lui, c’est que Dieu aura bien voulu lui donner les moyens d’arriver à voir son Créateur. C’est là le vrai et l’unique bonheur de l’homme, et il est tout surnaturel : surnaturel en lui-même, surnaturel dans le moyen d’y parvenir.


Ce moyen, avons-nous dit, c’est la grâce. Mais comme nous avons dit la grâce, puis les grâces, un de nos correspondants nous demande s’il y a quelque différence entre ces deux manières de nous exprimer. Au fond il n’y en a pas. Quand nous disons la grâce, nous entendons tout ce que Dieu surajoute à la nature pour la conduire à la vie éternelle. Quand nous disons les grâces, nous avons en vue l’ensemble des dons divins par lesquels l’homme est disposé pour la souveraine béatitude.

Ces grâces sont principalement, ou du moins premièrement, la foi, l’espérance et la charité : la foi, qui élève l’intelligence en la soumettant à la révélation divine ; l’espérance, qui élève et perfectionne le désir naturel que l’homme a du bonheur en tournant ce désir vers Dieu lui-même ; enfin, la charité, qui divinise en quelque sorte la puissance que Dieu nous a donnée d’aimer, et qui achève la disposition de l’âme pour la suprême félicité, en l’unissant à Dieu par avance au moyen du lien le plus doux et le plus fort, celui de l’amour.

Mais pour que l’homme arrive effectivement au suprême bonheur, il est nécessaire, non seulement qu’il ait reçu ces grâces divines de la foi, de l’espérance et de la charité, mais qu’il y persévère ; c’est ce que nous appelons le don de la persévérance finale, lequel assure à jamais l’éternel bonheur de la créature, ange ou homme.


Voilà comment Dieu a constitué l’humanité. Tous les hommes du monde ne sauront jamais faire une révolution assez radicale pour la constituer autrement. Le rêve d’une constitution autre pour l’humanité, c’est précisément ce qui constitue le naturalisme.

Mais le naturalisme, s’il travaille à faire manquer à l’humanité le seul bonheur qui lui soit préparé, n’a pas un bonheur d’un nouveau genre à lui offrir. Ni les richesses, ni les plaisirs, ni les jouissances de cette vie, ne peuvent être le partage de tous : ceux-mêmes que l’on peut regarder comme bien à même de jouir et des richesses et des plaisirs, nous disent qu’ils ne sont pas heureux.

Ceux-là seulement peuvent, en un sens relatif et restreint, être heureux sur la terre, qui cherchent, qui désirent et qui travaillent à mériter le bonheur parfait dans la vie éternelle.

Que le naturalisme prévale, qu’arrivera-t-il ? Les hommes seront détournés du bonheur éternel ; avec cela tous auront perdu le bonheur même partiel qu’ils pouvaient goûter ici-bas en recherchant le bonheur d’en haut : somme toute, la terre sera devenue l’antichambre de l’enfer.

Et dans la volonté de Dieu, elle devrait être l’antichambre du paradis.


Il est évident dès lors que le naturalisme est un crime à la fois contre Dieu et l’humanité.

Crime contre Dieu dont il repousse les bienfaits, contredit la providence, condamne la sagesse, outrage la bonté, provoque la justice, et attire les châtiments.

Crime contre l’humanité dont il ruine les espérances, détend tous les ressorts, empêche le bonheur dans le temps et dans l’éternité.


Il suit encore de là que, malgré son nom, le naturalisme est l’ennemi de la nature.

Sous prétexte de lui vouloir du bien, il la dépouille de son vrai bien ; puis il lui crie : Travaille et jouis ! Travaille si tu veux, et jouis si tu peux !

Le naturalisme renverse tout, et n’édifie rien : il nous ôte tout et ne nous donne rien.

Son œuvre, œuvre de Satan, n’a jamais été que de faire des malheureux.

Donc, comme nous l’avons déjà dit : le naturalisme, c’est le mal.


IV. Une profession de foi naturaliste.

A Paris, la ville-lumière, comme dit Victor Hugo, un homme non baptisé publie un journal appelé La Justice, dans lequel nous lisions naguère une déclaration de principes naturaliste, énoncée en ces termes :


« Ce qui distingue la science de la religion, ce n’est point le dogme théologique, c’est la notion même du surnaturel.

Les religions se querellent entre elles pour savoir s’il y a un seul Dieu ou plusieurs dieux... si les hommes ont des âmes... La science n’aborde pas de telles discussions. Tout ce qui échappe à l’observation ou à l’expérience lui est étranger. Elle tient en égale indifférence les conceptions du judaïsme, du catholicisme, du brahmanisme, du fétichisme, du déisme, du théisme, du spiritualisme et de toutes les théories qui reposent sur l’absolu et sur une pure hypothèse.

L’instruction laïque ne devant avoir pour base que la science... »


Nous nous permettrons d’examiner cette profession de foi.


« Ce qui distingue la science de la religion, c’est la notion même du surnaturel. » Si l’auteur avait voulu dire que la science est un bien de l’ordre naturel, et la religion un bien de l’ordre surnaturel, nous ne pourrions qu’applaudir à son langage. Mais sa pensée est loin de là ; et, pour lui, la science est la science parce qu’elle rejette la notion du surnaturel.

Et nous disons, nous, que cela n’est pas du tout scientifique. Nous voyons, en effet, la science agir de diverses manières sur les natures qui nous sont inférieures. Tantôt l’homme décompose un corps, le transforme, le fait pour ainsi dire passer d’une nature en une autre. Tantôt, prenant un agent naturel, il le fait opérer d’une manière tout à fait extra-naturelle pour le corps ainsi dominé par la science. Est-il naturel au feu de conduire sur la terre les voitures, et sur la mer les navires ? Est-il naturel au fer de transmettre la pensée à des distances incommensurables avec une rapidité que rien n’égale sinon la foudre ? Ne voyons-nous pas là une action humaine, réellement naturelle en l’homme, mais extra-naturelle et dès lors quasi surnaturelle en la matière élevée par la science à une puissance qu’elle n’avait pas ?

Et si l’homme exerce ainsi son pouvoir, en élevant, à la hauteur de la science, les natures qui lui sont inférieures, n’est-il pas logique d’admettre que Dieu peut exercer un pouvoir analogue sur sa créature, et élever l’homme à l’état surnaturel ?

La science a senti la puissance de cette raison d’analogie ; aussi, craignant d’être amenée à reconnaître le surnaturel divin, si elle reconnaissait la nature divine, elle en est venue à nier l’existence de Dieu. Or, quand une fois on est entré dans la voie des négations, on va loin, nous en aurons bientôt la preuve.

Ecoutons notre auteur

« Les religions... » Nous avons le regret d’être obligé de dire que ce mot n’est pas français. La religion est une, comme l’humanité, comme la vérité, comme Dieu lui-même. On ne dit pas plus les religions, qu’on ne dit les humanités, les dieux. Mais comme la vérité est une, et que l’erreur peut être multiple, on dit les fausses religions comme on dit les faux-dieux. Passons.

« Les religions se querellent entre elles pour savoir s’il y a un seul Dieu ou plusieurs dieux. La science n’aborde pas de telles discussions. »

Pourtant, de telles discussions sont très dignes d’un être raisonnable et raisonnant. Il n’y a pas d’effet sans cause ; et à la vue des merveilles de la nature, il ne serait pas digne de la science de remonter à la cause de tout ce que nous voyons ? L’homme, qui ne s’est pas fait lui-même, n’agirait pas selon la science s’il cherchait à se raisonner son existence, à connaître la cause et la fin de son être ? Il y a là, certes, une science que la science peut ne pas dédaigner.

Mais distinguons, il y a science et science. Il y a une science qui confesse qu’il y a une cause, une cause première, mais, dit-elle, cette cause nous échappe. En d’autres termes, nous apercevons bien la vérité, la vérité qui est Dieu, mais nous ne voulons pas de cette vérité.

Voilà bien la science du jour. Dieu lui fait peur, elle le nie. Sa négation n’est pas un acte de science, c’est un effet de la peur.

Mais la science vraie est sans peur et sans crainte. Grâce à la raison que Dieu nous a donnée, elle nous démontre l’existence et l’unité de Dieu, la distinction de l’esprit et de la matière, la spiritualité de nos âmes. La science vraie jouit de ces vérités, et l’étude qu’elle fait de Dieu et de ses œuvres lui montre que Dieu peut agir et agit effectivement sur notre nature, tantôt par une action qui laisse la nature dans l’ordre naturel, comme quand il nous donne la santé, la force, l’intelligence, tantôt par une action qui élève notre nature au-dessus d’elle-même, comme quand il nous donne la foi, la charité, la béatitude.

Tout cela est bien autrement scientifique que les négations de la science du jour. Mais étudions-la de plus près : « Tout ce qui échappe à l’observation et à l’expérience lui est étranger. » La science vraie emploie précisément ces deux grands moyens : l’expérience et l’observation. Elle observe qu’il n’y a pas d’effet sans cause, et dès lors, elle remonte à la cause première, qui est Dieu. Elle observe que les êtres créés sont contingents, et dès lors elle remonte à l’être nécessaire, qui est Dieu. Tout cela nous paraît scientifique au premier chef. D’autre part, l’expérience nous démontre l’impossibilité d’êtres qui se succèdent par génération sans qu’ils aient eu un commencement qui n’était pas la génération, et qui n’a pu être que la création. L’expérience vient encore nous démontrer le Créateur, qui est Dieu.

Mais, pour notre auteur, l’observation intellectuelle n’existe pas. Pour lui il n’y a que l’observation matérialiste, positive ; et après avoir nié Dieu, par peur, il lui faudra en venir à nier l’intelligence humaine. C’est un pas en avant dans la voie des négations ; la science matérialiste devra aller encore plus loin. Elle ira, et pour notre édification, nous l’y suivrons.

La science... Elle tient en égale différence les conceptions du judaïsme, du catholicisme, du brahmanisme, du fétichisme, du déisme, du théisme, du spiritualisme et de toutes les théories qui reposent sur l’absolu et sur une pure hypothèse. »

Remarquons tout d’abord que, seules, les conceptions du matérialisme ne sont pas tenues en indifférence par notre auteur. Le matérialisme, pour lui, c’est la science. Son énumération est calculée à sa manière, elle est scientifique. Elle débute par le judaïsme et le catholicisme. Voilà qui est parfaitement bien, et conforme à la tradition de l’humanité. La vérité passe avant tout, et notre auteur n’a pas complètement perdu son patrimoine. Faisons la réflexion de Tertullien « O témoignage d’un esprit naturellement chrétien ! »

Notre auteur jette ensuite les yeux sur l’Asie, et dit du brahmanisme, puis sur l’Afrique et l’Océanie et dit : du fétichisme ; c’est tout : le monde entier y a passé.

Il fait ensuite une synthèse philosophique, et revenant des régions de l’erreur aux pures lumières de la vérité, il dit : du déisme, du théisme, du spiritualisme. C’est vraiment bien. Mais le faible arrive vite, il ajoute : Et de toutes les théories qui reposent sur l’absolu et sur une pure hypothèse.

Puisque notre auteur a de la philosophie, il doit comprendre qu’en niant l’absolu, il rend impossible le relatif. Et dès lors il n’y aura plus ni hommes, ni science, ni thèse, ni hypothèse.

Après avoir nié Dieu, il aurait fallu nier l’intelligence humaine, puis il aurait fallu nier tout. Le dernier mot de la science sera une négation complète. La science se sera creusé cette fosse, et sur sa tombe on écrira un point d’interrogation. Quoi ?

Il nous reste à goûter ce petit mot : « L’instruction laïque ne devant avoir pour base que la science... » Nous voudrions bien savoir comment la science démontrera à un enfant que son père est son père, que sa mère est sa mère. « Tout ce qui échappe à l’observation et à l’expérience lui est,étranger. » Par quelles observations, par quelles expériences l’enfant arrivera-t-il à se démontrer son père, à se démontrer sa mère ? Jusqu’ici l’enfant apprenait à croire à son père et à sa mère comme il apprenait à croire en Dieu ; mais la science changera tout cela. L’enfant va se trouver en face d’une pure hypothèse, d’un absolu inadmissible. Il ne pourra que s’établir en une égale indifférence, et décréter au nom de la science que son père n’est pas, que sa mère n’est pas, et qu’il est l’enfant de la nature, si tant est qu’il soit l’enfant de quelque chose.

Nous n’exagérons rien : car les conséquences monstrueuses de ce naturalisme impie sont admises par l’école qui veut l’abolition du mariage.

Terribles conséquences de la logique. Après avoir renié son Père qui est aux cieux, il faut en venir à renier son père qui est sur la terre.

Et voilà la profession de foi du naturalisme. C’est entendu !


V. Les illusions naturalistes sur l’amour de Dieu et du prochain.

Quand la colère de Dieu a déchaîné sur une population ce fléau redoutable qu’on nomme la peste, il en est qui en sont atteints et frappés à mort ; il en est d’autres qui, sans être précisément touchés par le fléau, en subissent cependant un malaise quelquefois considérable.

Le naturalisme est pour les âmes une véritable peste. Ceux qui en sont atteints en plein sont par là même mis hors des voies du salut. Semblables à ces pestiférés qu’il faut nécessairement isoler du reste des hommes, ils s’excommunient eux-mêmes. Le naturalisme, dans ce cas, est poussé jusqu’à l’hérésie formelle, renouvelant les impiétés d’Arius et de Pélage, et assumant sur lui tous les anathèmes dont l’Eglise a frappé ces épouvantables hérésies.

Mais le mal se montre quelquefois à un état plus bénin. Il évite tout ce qui est hérésie, et à ce prix il peut faire croire qu’il est inoffensif. Mais il ne veut point embrasser dans sa plénitude le surnaturel divin, il lui cherche volontiers de petites querelles, se tient vis-à-vis de lui dans la défiance et, en un mot, chante plus volontiers la nature que le naturel.

Même dans cet état, qui paraît bénin, le naturalisme est un mal très dangereux. Et pour le démontrer, il nous suffira de signaler deux des nombreuses illusions dans lesquelles il a coutume de jeter les âmes.

Chacun sait que, pour nous chrétiens, le grand commandement, c’est d’aimer Dieu ; le second, qui lui est semblable, est d’aimer le prochain.

Or, nous disons qu’au sujet de ce double devoir, le naturalisme jette les âmes dans des illusions très funestes.

Dieu, qui nous a créés, a mis au fond de notre nature une inclination invincible à aimer le bien en général. Et comme Dieu est le souverain bien, le bien unique des âmes, les âmes, naturellement, se doivent porter vers Dieu. Tout homme qui pense et qui réfléchit à l’auteur de son être, se sent naturellement porté vers lui. C’est un devoir à la fois de justice et de reconnaissance. Et les notions de la justice et de la reconnaissance ont sur nous une puissance d’autant plus grande que l’on ne peut raisonnablement s’y soustraire, et qu’il est toujours honorable de s’acquitter de devoirs fondés sur des titres si authentiques.

Sans le péché originel, la nature se porterait tout droit vers son Créateur : mais l’ignorance et la concupiscence, fruits malheureux de la chute originelle, ont fait que trop souvent l’âme s’arrête à des biens passagers, s’amuse et use à aimer des riens, au lieu de faire remonter son amour jusqu’à la source de son être.

Même dans cet état de chute, la loi de Dieu demeure

Tu aimeras le Seigneur ton Dieu ! Et la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ nous rend possible, et facile, et douce l’observation du grand commandement.

Le mal, c’est que, trop souvent, après avoir perdu la grâce, après être déchu de la charité, comme on trouve toujours en soi l’amour du bien en général et l’inclination naturelle à aimer Dieu, on se contente de ces dispositions et l’on se croit quitte envers Dieu. On est dans le péché mortel, et comme les inclinations naturelles à aimer Dieu, l’amour du bien en général restent au fond de l’âme, on prend ces dispositions naturelles, communes à tous les hommes, pour ses dispositions personnelles, pour son état particulier devant Dieu. Cet état, devant Dieu, est le péché mortel, mais on ne l’aperçoit pas : les inclinations naturelles restent, on les aperçoit, on s’en contente, et l’on se fait croire que Dieu s’en contentera aussi. On se dit à soi-même : Je n’en veux point à Dieu, je sais qu’il est bon – je l’aime par inclination : comment Dieu pourrait-il m’en vouloir, puisque je ne lui en veux pas ? Serait-il moins bon que moi ?

Voilà bien, prise sur le fait, la grande illusion dont la racine est le naturalisme. Combien de pauvres âmes ne voyons-nous pas négliger les devoirs les plus essentiels du christianisme, vivre sans la grâce sanctifiante, sans Notre-Seigneur Jésus-Christ, et cependant affirmer avec aplomb qu’elles aiment bien le bon Dieu !

Il nous souvient d’un malheureux qui mit fin à ses jours, et avant de commettre son irrémédiable crime, il écrivit un adieu à sa famille et dans cet écrit, il affirmait son amour pour le bon Dieu !

Il est de toute évidence qu’il prenait l’inclination naturelle à aimer Dieu, que nous avons tous, pour sa disposition personnelle qui était on ne peut plus contraire à l’amour de Dieu. Illusion naturaliste !

Le second de nos grands devoirs, c’est l’amour du prochain. Cet amour a pour base une inclination naturelle qui porte tous les êtres semblables à s’associer, à s’aimer les uns les autres. L’Ecriture le dit : Omne animal diligit simile sibi. (Eccli, XIII, 19).

Cette inclination naturelle est très vive et très puissante. Souvent même, elle est plus sensible que l’inclination à aimer Dieu lui-même. Car nous ne voyons pas Dieu, et nous voyons nos semblables.

C’est elle qui porte les hommes à s’aider mutuellement, à se prêter secours et assistance de mille manières et en mille circonstances. Cette inclination est si puissante, si inhérente à l’humanité, qu’elle lui emprunte son propre nom. Etre insensible au mal d’autrui, c’est n’avoir pas d’humanité ; mais compatir aux souffrances du prochain, c’est être humain, c’est avoir de l’humanité.

Venant de Dieu, ces inclinations sont bonnes, assurément : nous louons leurs œuvres, nous applaudissons à toute bienfaisance. Mais, chrétiens que nous sommes, nous devons aimer notre prochain comme Dieu entend que nous l’aimions, c’est-à-dire de l’amour surnaturel, qui tend au bien de la vie présente et au bien de la vie éternelle, qui est sensible à tous les besoins du prochain, à ceux du temps et à ceux de l’éternité, à ceux du corps et à ceux de l’âme, car l’homme ne vit pas que de pain.

Cet amour surnaturel, embrassant tous les besoins du prochain, n’est pas un amour facultatif : il est strictement et rigoureusement obligatoire.

Mais quand un chrétien a perdu l’amour surnaturel du prochain, il n’a pas perdu pour cela l’inclination naturelle a aimer ses semblables ; et l’illusion consiste à se contenter de l’inclination naturelle, comme si elle suffisait pour satisfaire au devoir de l’amour du prochain.

Comme le commandement d’aimer le prochain est semblable à celui d’aimer Dieu, l’illusion que l’on se fait sur l’amour de Dieu a tout à côté d’elle une illusion semblable au sujet de l’amour du prochain.

Et cette nouvelle illusion n’est pas si rare qu’on pourrait croire. M. X... était riche. Il était absorbé par ses affaires, son commerce, ses plaisirs peut-être. Il vivait étranger pour Notre-Seigneur Jésus-Christ, et ne donnait rien à Dieu. Mais il était bienfaisant, bon pour les pauvres. Il mourut presque subitement et n’eut certainement pas le temps d’arriver au repentir d’une vie trop peu chrétienne. Eh bien ! l’on entendra des voix qui lui promettront la vie éternelle pour ses œuvres de bienfaisance, fruit naturel de l’inclination naturelle qu’il avait pour ses semblables.

L’illusion naturaliste consiste donc à se contenter des œuvres naturelles, là où Dieu demande les œuvres surnaturelles : à promettre le salut sans la foi, sans la charité, sans les œuvres de la foi et de la charité, par des œuvres et pour des œuvres purement naturelles.

Entendu ainsi, le naturalisme serait purement et simplement le pélagianisme.

Nous aimons mieux la grâce de Dieu, qui guérit la nature, la sauve et la mène à la vie éternelle.

Dieu nous garde des illusions du naturalisme !


VI. Le naturalisme chez les croyants.

Le naturalisme est un mal ancien, un mal qui, de nos jours, il est vrai, a été porté aux dernières extrémités. Mais, précisément parce que le mal est ancien, il a pénétré là même où toutes les avenues auraient dû lui être fermées. Les croyants eux-mêmes souvent sont dupés par des opinions naturalistes. Par exemple, la foi nous enseigne tout ce que nous devons à Notre-Seigneur Jésus-Christ. Le naturalisme veut constituer la nature sans le Rédempteur, et ainsi ne lui rien devoir. Par une suite malheureuse de la diffusion du mal, il se trouve des croyants qui pensent ne pas devoir tout au Rédempteur, et qui, volontiers, rendent un hommage exagéré aux forces, à la puissance de la nature.

Et il y a longtemps que le naturalisme, sous couleur d’opinions permises, s’est faufilé dans bien des esprits, même des meilleurs.

A ce sujet, nous transcrivons ici une des lettres que nous avons reçues au sujet de nos articles sur le naturalisme. Elle nous est arrivée avec le titre suivant :


Le cardinal de Bérulle et le naturalisme.


Vous avez entrepris une vigoureuse campagne contre le naturalisme. Ah ! je vous en conjure, poussez-la à bout pour la joie des âmes et le triomphe de la grâce de Notre-Seigneur. Car, pour emprunter une locution célèbre : Le naturalisme, pour nous, c’est l’ennemi.

Voici un petit trait qui pourra édifier plus d’un lecteur du Bulletin sur les origines du naturalisme. Il est tiré d’un recueil très édifiant des vies des Pères de l’Oratoire, écrites au commencement du siècle dernier par le Père Cloyseault, oratorien, et réédités par le Père Ingold, du nouvel Oratoire. L’extrait que je vous envoie est pris de la vie du Père Gibieuf, l’un des disciples les plus intimes du saint cardinal de Bérulle.

« Dans ce temps-là, dit le P. Cloyseault, toutes les disputes de la grâce n’avaient pas éclaté jusqu’au point qu’elles ont fait depuis, et il était permis à chaque docteur d’avoir, sur sa bonne foi, tel sentiment qu’il voulait, pourvu qu’il fût appuyé de l’autorité de quelques scolastiques, sans qu’il fût exposé à la censure ni à la critique de personne. Le P. Gibieuf, qui, pendant qu’il était en Sorbonne, ne s’était presque occupé qu’à lire des scolastiques des derniers temps, y avait pris des sentiments touchant les questions de la grâce, qui étaient beaucoup plus appuyés sur les raisonnements humains que sur l’autorité des divines Ecritures. Quoique, depuis qu’il fût entré à l’Oratoire, il se fût uniquement adonné aux exercices de piété, qu’il fût entièrement guéri de quantité de fausses maximes dont il était auparavant prévenu cependant cela n’empêchait pas que de temps en temps il ne raisonnât de ces questions conformément aux principes qu’il en avait. Le P. de Bérulle, dont la conduite était pleine de douceur et de patience, ne jugea pas à propos, du commencement, de lui en faire voir la fausseté, de crainte de donner lieu à des disputes scolastiques ; mais il se contenta de lui dire quelquefois agréablement : Vous me paraissez un pauvre chrétien ; vous n’avez pas assez de reconnaissance pour Jésus-Christ : vous lui avez très assurément plus d’obligation que vous ne croyez. D’autres fois, lui expliquant la profondeur des plaies que le péché d’Adam avait faites à l’homme, il lui laissait à inférer combien nous étions redevables au Libérateur qui nous avait retirés d’un état si déplorable. Enfin, souhaitant que son esprit fût éclairé d’en haut, il invoqua les lumières du Saint-Esprit sur lui. Il arriva heureusement qu’un jour, l’ayant pris pour l’accompagner dans une visite de charité qu’il rendit, pendant qu’il paria à la personne qu’il était allé voir, le bon P. Gibieuf tira de sa poche les épîtres de saint Paul pour en lire quelques versets ; et à mesure qu’il en médita le sens, il sentit comme des écailles lui tomber des yeux : les ténèbres de son esprit se dispersèrent, et il se trouva tellement pénétré des lumières les plus sublimes de cet Apôtre touchant la grâce de Jésus-Christ, qu’il ne pouvait concevoir comment il avait pu avoir des opinions si contraires à la vérité et si désavantageuses à Jésus-Christ. Depuis ce temps, il disait qu’il était surpris qu’il fût tombé dans des erreurs si grossières que de croire qu’on pût se sauver sous la loi de grâce sans connaître ni aimer Jésus-Christ en toute sa vie ; qu’on pût dans le paganisme mériter le ciel sans la grâce, et que nous ne fussions pas moins redevables de notre salut à notre propre volonté qu’au secours et à la miséricorde de ce divin Sauveur. Il demeura si pleinement pénétré de l’abondance et de l’efficacité de ce don que Dieu nous a fait en Jésus-Christ son Fils, qu’il en parlait avec une onction qui charmait tous ceux qui l’entendaient, et qu’il en portait même les effets d’une manière très sainte et très efficace dans les âmes qui avaient l’avantage d’être sous sa conduite. »


Après nous avoir donné ce récit très instructif et très édifiant, notre correspondant continue en ces termes :

« Ce récit, tout plein lui-même d’une onction admirable, nous apprend bien des choses :

1. Qu’il existait au commencement du dix-septième siècle des opinions trop humaines touchant la grâce de Dieu, lesquelles portaient à mésestimer l’inestimable bienfait de la Rédemption ;

2. Que ces opinions, grosses de naturalisme, avaient cours dans les écoles et même dans les facultés de théologie ;

3. Qu’elles avaient imbu même de bons esprits, et qu’elles paralysaient dans bien des prêtres la grâce du saint ministère ;

4. Que les seules lumières de l’Esprit-Saint avaient puissance pour détruire pleinement ces préjugés, disons mieux, ces grossières erreurs. La méditation des Epîtres de saint Paul y était également un excellent remède.

De nos jours, Notre Saint-Père le pape Léon XIII nous propose un autre remède qui, au fond, n’est que l’application des deux premiers : c’est une étude approfondie de la tradition de l’Eglise représentée par saint Thomas.

A ce propos, mon Révérend Père, pourriez-vous me dire comment il se fait... »


Notre honorable correspondant n’a rien à apprendre de nous. Et sur ce, nous lui offrons nos salutations et nos remerciements, pressés que nous sommes par l’heure de notre catéchisme.


LE NATURALISME PRATIQUE

I. Les plaies de la nature.

Dans plusieurs articles précédents, nous avons considéré le naturalisme plus particulièrement au point de vue spéculatif : nous l’avons envisagé comme une doctrine. Et comme toute doctrine tend à passer dans les actes et à devenir pratique, nous allons maintenant considérer le naturalisme au point de vue pratique, le naturalisme tel qu’il est passé dans la morale de tant de gens.

Et il faut dire tout d’abord que si le naturalisme dogmatique est le fait d’un nombre d’esprits assez restreint, il en est tout autrement du naturalisme pratique, qui est aujourd’hui un peu partout.

Il nous faut avant tout constater que la nature est aujourd’hui dans un état bien différent de ce qu’elle était en sortant des mains de son Créateur. Ecoutons à ce sujet le langage si grave et si profond du plus grand des moralistes chrétiens. Méditant ces paroles de Job : Pourquoi m’avez-vous rendu contraire à vous, et pourquoi suis-je devenu à charge à moi-même ? (Job, VII, 20), il dit :

« Dieu a rendu l’homme contraire à lui, quand l’homme en péchant a délaissé Dieu. Pris dans les tromperies du serpent, il est devenu l’ennemi de celui dont il méprisa les préceptes. Le Créateur toujours juste considéra l’homme comme lui étant opposé, et le réputa comme ennemi à cause de son orgueil. Mais cette opposition, œuvre du péché, devint pour l’homme un lourd supplice, en sorte que, par une liberté déplacée, il est asservi à la corruption, lui qui, par une heureuse dépendance, jouissait librement du bonheur. Abandonnant la citadelle assurée de l’humilité, il arriva par son orgueil au joug de l’infirmité ; voulant s’élever, son cœur ne fit que se rendre esclave, et pour n’avoir pas voulu se soumettre aux divins commandements, il se trouva assujetti à toutes les misères présentes.

« Cela deviendra plus évident, si nous considérons premièrement les misères du corps, et ensuite celles de l’âme.

« Pour ne rien dire des douleurs dont souffre le corps, ni des fièvres qui le brûlent, ce qu7on appelle la santé est emprisonné dans bien des maux. Le corps est amolli par le repos, et épuisé par le travail : l’abstinence l’épuise à son tour, alors il se conforte par la nourriture afin de subsister : la nourriture le fatigue de nouveau, et il a besoin de se soulager par l’abstinence afin de reprendre vigueur : il lui faut le bain pour ne se pas dessécher ; ensuite il s’essuie avec des linges, pour ne pas se résoudre en eau ; il s’entretient par le travail pour ne pas languir dans le repos ; puis il répare ses forces par le repos, pour ne pas succomber à l’excès du travail. La fatigue de la veille se répare par le sommeil : la pesanteur du sommeil se secoue dans la veille, car un trop long repos le fatiguerait davantage. Il se couvre d’habits, pour ne pas être pénétré de froid : puis, souffrant du chaud qu’il a cherché, il se remet à la fraîcheur du vent.

« Cherchant à éviter un mal, il en trouve un autre : portant une funeste blessure, il se fait pour ainsi dire malade, de ce qui est un remède à son mal. Quand donc nous serions à l’abri des fièvres, et exempts de douleurs, notre santé est elle-même une maladie qu’il faut soigner sans cesse. Car autant de soulagements nous cherchons pour les besoins de la vie, autant de remèdes nous opposons à notre maladie. Il y a plus, car le remède lui-même se convertit en une maladie, puisque, en en usant un peu trop longtemps, nous nous trouvons plus mal de ce que nous avions cherché pour nous guérir.

« C’est ainsi qu’il a fallu punir notre présomption, c’est ainsi qu’il fallait renverser notre orgueil. Une fois seulement, la nature s’est enflée d’orgueil, et pour cela nous portons tous les jours un corps de boue toujours en défaillance.

« Notre âme de son côté porte aussi ses peines : bannie des joies solides et intérieures, elle est tantôt trompée d’un vain espoir, tantôt agitée de crainte, tantôt abattue de tristesse, tantôt livrée à une fausse joie. Elle s’attache avec opiniâtreté aux biens qui passent, et sans cesse elle est brisée de la douleur de les perdre, parce qu’elle est à tout moment transformée selon le cours rapide de leurs changements. Assujettie à ces choses toujours inconstantes, elle devient sans cesse changeante en elle-même. Cherchant ce qu’elle n’a pas, elle le trouve, et ce n’est pas sans angoisse ; dès qu’elle le tient, elle commence à s’ennuyer de ce qu’elle a cherché. Souvent elle aime ce qu’elle avait dédaigné, et dédaigne ce qu’elle avait aimé.

« Elle apprend avec bien de la peine les choses de l’éternité, et elle les oublie vite si elle ne cesse de travailler. Elle cherche longtemps pour trouver quelque peu des choses célestes ; puis, retombant bientôt dans ses habitudes, elle ne se maintient pas même dans le peu qu’elle avait acquis. Qu’elle désire être instruite, elle a une peine extrême à vaincre son ignorance – une fois instruite, elle a une peine plus grande encore à vaincre la vaine gloire de la science.

« Avec bien du mal elle soumet la tyrannie de la chair, puis au dedans elle souffre encore des images du péché, encore qu’elle en ait réprimé les actes extérieurs.

« Qu’elle cherche à s’élever à la connaissance de son Créateur elle se trouve peu après comme repoussée et embrouillée dans les ténèbres des choses corporelles, ténèbres qui malheureusement lui sont chères encore.

« Elle voudrait savoir comment, étant incorporelle, elle gouverne son corps, et elle n’y arrive pas. Elle se demande avec étonnement des choses sur lesquelles elle ne peut se répondre, et son ignorance demeure à court, là où cependant il était sage à elle de chercher à savoir. Se voyant tout ensemble et grande et bornée, elle ne sait plus ce qu’elle doit penser d’elle-même ; car si elle n’était pas grande, elle ne chercherait pas de si grandes vérités, et si elle n’était bornée, elle saurait trouver au moins ce qu’elle cherche.

« Job a donc bien raison de dire : Vous m’avez rendu contraire à vous, et je suis devenu à charge à moi-même. Car l’homme chassé du paradis, souffrant des incommodités en la chair et des questions difficiles en son esprit, est devenu à lui-même un pesant fardeau. Pressé de mille maux, tout accablé d’infirmités, il s’était imaginé, qu’après avoir abandonné Dieu, il trouverait en lui-même son repos, mais il n’a rencontré qu’un abîme de perturbations ; et ainsi, après s’être trop cherché au mépris de son Créateur, forcé de se fuir lui-même, il n’en a plus les moyens. »

Ainsi parle saint Grégoire le Grand[2].

De son côté, le Docteur Angélique, nous montrant à nu les plaies du péché originel, dit :

« Comme la maladie corporelle consiste en quelque chose de négatif, qui est l’absence de l’ordre qui fait la santé, elle consiste aussi en quelque chose de positif, c’est-à-dire en la perversion des humeurs ; de même le péché originel emporte avec lui la perte de la justice originelle, et avec cela une disposition déréglée des parties de l’âme. Il n’est donc pas une simple privation, mais un certain état mauvais[3]. »

Et plus loin, se demandant si le péché originel diminue le bien naturel, il répond :

« Le bien naturel se peut entendre de trois manières on peut entendre par là premièrement les principes mêmes de la nature, ce qui la constitue, ce qu’elle est, et les attributs qui en dérivent, comme les puissances de l’âme. Secondement, l’homme ayant naturellement l’inclination à la vertu, cette inclination même est un certain bien naturel. Troisièmement, on peut appeler un bien de la nature, le don de la justice originelle, lequel fut dans le premier homme conféré à toute la nature humaine.

« Le premier bien de la nature n’est ni ôté, ni diminué par le péché. » - Saint Thomas veut dire que par le péché l’homme ne perd ni son corps, ni son âme, ni l’intelligence, ni la liberté, principes constitutifs de sa nature. Il pèche, mais il ne cesse pas d’être homme.

« Le troisième des biens de la nature lui a été tout à fait enlevé par le péché d’Adam. Mais le second, l’inclination naturelle au bien, est diminué par le péché. En effet, le péché étant contraire à la vertu, dès qu’un homme pèche, il diminue de ce bien naturel qui est l’inclination à la vertu[4]. »

On voit par ces témoignages irrécusables de nos grands docteurs combien notre nature est malade, et combien de plaies elle porte depuis la chute. Nous considérerons en particulier ces plaies si douloureuses, et nous demanderons au naturalisme quel baume il a pour les guérir.


II. Les péchés capitaux.

Nous nous sommes promis de jeter un coup d’oeil de détail sur les plaies de la nature. Nous aurons pour guide saint Grégoire le Grand, et nous n’aurons qu’à écouter l’incomparable docteur.

Expliquant ces mots de Job : Il sent de loin l’odeur de la guerre, les harangues des capitaines, et les hurlements de l’armée (Job. XXXIX, 25) il dit :

« Parmi les vices qui combattent invisiblement contre nous, sous l’empire de l’orgueil, il y en a qui marchent en tête comme des capitaines, d’autres qui suivent comme de simples soldats. Car tous les péchés ne se rendent pas maîtres du cœur de la même manière. Les principaux, qui sont en petit nombre, s’étant emparés d’une âme qui se néglige, les moindres, en nombre infini, fondent sur elle en troupe. Quand le roi des vices, qui est l’orgueil, s’est pleinement emparé d’un cœur vaincu, il le livre aussitôt au ravage des sept vices capitaux, comme à autant de capitaines à ses ordres. lis sont suivis du gros de l’armée, parce que c’est d’eux que naissent tous les autres vices. Nous expliquerons cela plus clairement, en faisant une énumération détaillée et de ces chefs et de leur armée.

« La racine de tout mal, c’est l’orgueil, dont il est écrit : Le commencement de tout péché, c’est l’orgueil. (Eccli. X, 15.) Ses premières productions sont les sept péchés capitaux, naissant de cette racine empestée, savoir : la vaine gloire, l’envie, la colère, la tristesse, l’avarice, la gourmandise et la luxure[5].

« Chacun de ces vices a contre nous son armée. La vaine gloire à sa suite la désobéissance, la jactance, l’hypocrisie, les querelles, l’opiniâtreté, les discordes, et la présomption des nouveautés.

« L’envie est suivie de la haine, la médisance secrète, la détraction publique, la joie des maux du prochain, l’affliction de sa prospérité.

« La colère engendre les rixes, l’enflure de l’esprit, les injures, les clameurs, l’indignation, les blasphèmes.

« La tristesse est suivie de la malice, de la rancune, de la timidité, du désespoir, de la tiédeur pour les commandements divins, et de l’égarement de l’esprit vers les choses illicites.

« L’avarice engendre la trahison, la tromperie, la fausseté, le parjure, l’inquiétude, la violence, et l’endurcissement du cœur contre la miséricorde.

« La gourmandise est suivie des folles joies, des bouffonneries, de l’impudeur, du bavardage, et de l’hébêtement intellectuel.

« La luxure engendre l’aveuglement de l’âme, l’étourderie, l’inconstance, la précipitation, l’amour de soi-même, la haine de Dieu, l’affection pour le monde présent, et l’aversion ou le désespoir pour le monde à venir.

« Et ces sept vices capitaux sont liés entre eux par une si grande affinité qu’ils s’engendrent les uns les autres. Ainsi la première production de l’orgueil, qui est la vaine gloire, n’a pas plus tôt communiqué sa corruption à l’âme qu’elle possède, qu’elle engendre aussitôt l’envie, parce que celui qui aspire à la puissance ou à la dignité est tourmenté par la crainte qu’un autre ne l’obtienne avant lui.

De son côté, l’envie engendre la colère, d’autant que, plus l’âme est intérieurement rongée par l’envie, plus elle perd sa douceur et sa tranquillité. La colère engendre la tristesse, parce que l’âme se jetant elle-même dans un trouble déréglé, et approuvant ce trouble, tombe dans la confusion ; et après avoir une fois perdu la douceur et la tranquillité, elle ne se repaît plus que du chagrin né de sa perturbation. La tristesse dégénère aussi en avarice, parce que le cœur tombé dans la confusion et ayant perdu le bien de la joie intérieure, va chercher au dehors de quoi se consoler, et se porte à la recherche des biens extérieurs, avec d’autant plus d’ardeur, qu’il n’a plus en lui-même aucun sujet de joie auquel il puisse avoir recours. Après cela restent les deux vices de la chair, savoir la gourmandise et la luxure ; et personne ne peut ignorer que la gourmandise engendre la luxure...[6]. »

Saint Grégoire remarque que de ces sept péchés capitaux, il y en a cinq qui sont vices de l’esprit, et deux qui sont vices de la chair. Et d’après lui on peut les réduire à deux principaux, l’orgueil et l’impureté. Qu’est-ce que l’orgueil, sinon l’impureté de l’esprit ? Et qu’est-ce que l’impureté sinon l’orgueil de la chair ?

« Ces deux vices, dit encore saint Grégoire, exercent une dure domination sur tous les hommes. L’orgueil élève l’esprit, la luxure corrompt la chair : et l’ancien ennemi opprime la nature humaine ou par l’orgueil ou par l’impureté, et il tient assujetti l’homme condamné sous le joug de sa tyrannie, ou par la vaine élévation de l’esprit, ou par la corruption de la chair. Il y en a même quelques-uns qu’il possède par ces deux vices à la fois[7]. »

La nature étant, par suite de la chute originelle, dans l’état que nous savons, le naturalisme arrive, et énonce son grand principe : La nature se suffit ! Nous le verrons se mettre à l’œuvre, et bientôt il nous enseignera la morale.


III. La morale du Décalogue et la morale indépendante.

La nature étant malade, comme nous l’avons montré, et comme le constate l’expérience universelle, le naturalisme arrive, et se donnant pour le remède à tout mal et la condition indispensable de tout bien, il entreprend de nous enseigner la morale.

Tout d’abord, nous pourrions bien lui dire : La morale mais à quoi bon ? Si vos théories sont vraies, que l’homme suive son inclination naturelle, et tout sera bien !

Mais le naturalisme est ici contraint de reconnaître que tout ne serait pas bien, et il en revient à nous crier : La morale, la morale ! La morale est nécessaire ! Il nous faut de la morale !

Ecoutons donc le naturalisme enseignant la morale.

Remarquons tout d’abord qu’en fait de morale, l’humanité n’a jamais connu d’autre morale que celle du décalogue. Nous ne donnerons pas le nom de morale à la doctrine de Confucius, ni aux systèmes absurdes de l’Inde, ni même aux doctrines des Stoïciens, encore moins à celles d’Epicure. Mais le naturalisme fait bon marché de tout ce qui, dans le passé, a été décoré du nom de morale. Il veut trouver en lui-même la règle de tout bien ; et comme sa morale est tout autre que la morale du décalogue, il lui a donné un nom supérieurement réussi, et qui la caractérise au mieux, il dit : la morale indépendante !

Jusqu’ici l’humanité a toujours regardé la morale comme l’expression exacte de la dépendance et de la responsabilité humaines.

La morale, en effet, nous prescrit des devoirs, mais qu’est-ce qu’un devoir, sinon une dépendance ? Nous dépendons, en effet, de Dieu notre Créateur, de nos parents qui sont après Dieu et avec Dieu les auteurs de notre existence, nous dépendons de l’humanité tout entière dont nous sommes une partie.

De là résulte l’antique division de nos devoirs envers Dieu, envers le prochain et envers nous-mêmes.

Qui ne voit que le règlement de ces devoirs si complexes s’impose à l’individu, et ne peut être que l’œuvre de Dieu, créateur de l’individu et de l’humanité ? Il est donc évident que la morale est l’expression exacte, la mesure, la règle, la sauvegarde de notre dépendance.

Quand donc on vient nous parler de morale indépendante, c’est absolument comme si l’on nous apprenait des devoirs qui ne sont pas dus, des règles qui n’obligent pas, des préceptes qui ne lient pas, en un mot, une morale qui n’est qu’impuissance, et qui n’a absolument rien de moral, rien de moralisant.

C’est ce qui devient évident, quand on considère à l’œuvre cette morale dite indépendante. Tout d’abord elle supprime ce que nous appelons nos devoirs envers Dieu. C’est là la grande conquête du naturalisme, le signe caractéristique de la morale indépendante. Selon l’impie Renan, Dieu, c’est un vieux mot, un peu lourd. En vérité, est-il bien possible que nous devions quelque chose à un mot, à un vieux mot, surtout s’il est un peu lourd ? Un mot, c’est facile à mépriser, à mépriser deux fois s’il est vieux ; et s’il est un peu lourd, il n’y a qu’à se décharger du fardeau.

C’est, en effet, à ce prix que la morale du naturalisme est devenue indépendante. Et pourtant, ils ne sont pas rassurés vis-à-vis de Dieu. Ils n’osent pas dire : Dieu n’est rien ! Ils sont bien obligés d’avouer que c’est un mot, et s’ils avaient un peu le sens du vrai, ils seraient bien obligés de dire que ce mot est un nom, un nom qui désigne une personne ou une chose, et une chose unique en son genre : car Dieu c’est un nom propre, et le propre de ce nom, c’est d’être vieux. Nous autres chrétiens, nous disons éternel.

Le naturalisme n’est pas sans peine dans le travail qu’il a entrepris pour se rassurer du côté de Dieu. Car, malgré leur science et leurs efforts, les hommes ne peuvent arriver à nier Dieu qu’à la condition de nier leur propre intelligence : suivant le mot profond d’un psaume, l’homme qui dit en son cœur : Dieu n’est pas, est par là convaincu d’avoir perdu le sens : Dixit insipiens in cordo suo : Non est Deus. (Ps. XIII, 1).

Pour que l’impiété naturaliste fût rassurée du côté de Dieu, il faudrait ou qu’elle fût capable de l’anéantir, ou qu’elle eût appris de bonne source qu’il n’est pas. Mais des deux côtés l’impossibilité est manifeste.

Donc, si le naturalisme peut se constituer dans le doute, ou dans l’ignorance, ou dans le mépris vis-à-vis de Dieu, il lui est impossible de faire arriver son mépris, ou son ignorance, ou son doute à l’état de science, et jamais homme au monde n’a pu, ni ne pourra dire : Je sais que Dieu n’est pas.

Donc le naturalisme n’est pas admissible dans sa prétention d’effacer nos devoirs envers Dieu.

Voyons-le à l’œuvre pour nos devoirs vis-à-vis du prochain. Nous autres chrétiens, nous voyons clair à ces devoirs, parce que Dieu nous a enseigné sa volonté là-dessus, et nous a révélé la charité. Mais le naturalisme ayant fermé les yeux et sur Dieu et sur les lumières qui nous viennent de Dieu, le naturalisme ne s’inspire dans ses leçons que du principe de l’intérêt personnel. Ainsi l’enfant honorera son père, parce qu’il y va de son intérêt : il respectera le bien d’autrui, encore parce que c’est son intérêt : le citoyen sera soumis aux lois, parce que c’est son intérêt, et le reste de même : l’intérêt partout, l’intérêt toujours !

Qui ne voit le faible d’un pareil principe ? N’y aura-t-il pas un jour où une lutte s’établira entre l’intérêt de l’individu et l’intérêt de l’humanité ? Et dans cette lutte, quelles seront les règles du combat, quelles en seront les conséquences ? L’individu n’aura-t-il pas besoin d’une certaine force morale pour préférer l’intérêt bien entendu du prochain, à son intérêt propre mal entendu ? Qui lui dira qu’il entend mal son intérêt personnel, qu’il doit donner la préférence à l’intérêt de son voisin ? Qui amènera sa volonté à ne pas vouloir ce qu’elle veut, à vouloir fermement ce qu’elle ne veut pas du tout ?

O morale indépendante, comment alors enseigneras-tu à l’homme à pratiquer une morale non indépendante ? Nous voudrions t’entendre parler là-dessus.

Nous aimerions aussi à t’entendre enseigner à l’homme ses devoirs envers lui-même.

Sur ce chapitre, le naturalisme ne peut enseigner que l’égoïsme. La morale divine, la seule qui soit vraiment morale, peut parler à l’homme de l’abnégation de soi-même ; mais le naturalisme ne peut prononcer de telles paroles sans se condamner. Car il repousse Dieu, pour faire valoir l’homme. Si, après cela, il faisait abnégation de lui-même, que lui resterait-il sinon le néant ? Quand la loi divine nous prescrit l’abnégation de nous-mêmes, elle nous fait trouver Dieu, et nous fait nous retrouver nous-mêmes, en Dieu, à l’état d’hommes sauvés. Le naturalisme ne peut rien de semblable, et il lui est impossible d’élever l’homme au-dessus de l’égoïsme.

Par là, le naturalisme fixe l’homme dans le plus détestable des vices : qu’il pare son état de n’importe quel nom fastueux, de dignité humaine, d’indépendance, de fierté, de tout ce qu’il voudra, cet état est le vice ; et toute la morale dite indépendante aboutit là, avec impossibilité à elle d’en sortir jamais.

Il en est tout autrement avec la morale chrétienne, dont le code est si clair, si lumineux : qu’on en juge seulement par l’article premier : Un seul Dieu tu adoreras et aimeras parfaitement !


IV. Les ignorances du naturalisme.

Trois connaissances capitales sont nécessaires à l’humanité. Il lui importe souverainement de connaître son origine, sa fin et les moyens d’y arriver.

La foi nous apporte toutes les lumières que nous pouvons souhaiter sur ces graves questions : Que suis-je ? D’où viens-je ? Où vais-je ? Et quel chemin prendre ? Nos enfants chrétiens en savent là-dessus plus long que tous les sages de l’antiquité grecque et romaine, chinoise ou hindoue. Et les lumières que possèdent à ce sujet nos enfants sont pures, à l’abri de tout danger d’erreur ; elles sont claires, autant que le permet l’état de la créature en ce monde : elles sont consolantes au-delà de tout ce que l’on pourrait dire : et après toutes les satisfactions qu’elles nous apportent en cette vie, elles nous mènent par un chemin sûr, aux joies de l’éternité bienheureuse.

Dans la pure lumière de la foi, nous savons que nous venons de Dieu, et que nous allons à Dieu, et que le chemin à suivre n’est autre que celui du Dieu fait homme pour sauver les hommes.

Voilà qui est clair sur notre origine et sur la vraie dignité de l’homme, clair sur la fin à laquelle nous devons tendre, clair encore sur les moyens nécessaires pour arriver à notre fin, qui est la participation du bonheur de notre Créateur.

C’est dans ces saintes et divines lumières que se reposent nos petites âmes, et elles sont là à côté des plus sublimes génies dont s’honore l’humanité. Les grands et les petits, les plus simples et les plus savants goûtent la même paix dans l’unité d’une même foi, d’une même espérance, d’un même amour.

C’est là que l’homme trouve le repos de son esprit, la paix de son cœur, le remède à ses maux, le frein à ses passions, le champ ouvert à toutes ses facultés, la condition, la règle, la loi de tout progrès, de toute perfection, tout le bonheur possible en cette vie et en l’autre.

Le naturalisme, pareil à un fléau déchaîné par l’enfer, arrive et commence par nous enlever tout ce que nous possédons comme chrétiens. Il nous ôte l’amour que nous avons au cœur, l’espérance qui brille au firmament de notre âme, la foi qui pour nous éclaire le passé, le présent et l’avenir.

Le naturalisme nous ôte tout. Il lui est impossible, nous écrivons impossible, de nous dire si nous sommes créatures ou Créateur, si nous sommes nous ou quelque particule du grand tout. Sur notre origine, le naturalisme ne sait rien ; sur notre présent, il sait fort peu de choses ; et sur notre avenir, il ne sait rien du tout.

Et après avoir fait ces ténèbres trois fois profondes, le naturalisme se flatte de suffire à tout.

Mais pour suffire à tout, il ne faut manquer de rien. Et ce qui constitue le naturalisme, c’est précisément de s’être mis en dehors de toute vérité, de toute lumière. Le naturalisme est donc l’indigence même, et par suite l’impuissance même.

Qui n’a rien, ne peut rien.

Mais le naturalisme a pourtant quelque chose, à savoir des prétentions. Et ses prétentions mêmes sont une nouvelle démonstration de son impuissance.

Et dans le fait, jamais le naturalisme n’a pu, ni ne pourra réunir deux esprits. A plus forte raison, jamais il ne pourra parler à l’humanité, ni la persuader, ni l’éclairer, ni lui donner la paix, ni la rendre heureuse.

Le naturalisme n’a rien, ne peut rien et n’est rien ; et ce sera le dernier mot que nous dirons de lui.


V. Le remède au naturalisme.

Nous en avons donc fini avec le naturalisme : nous lui avons dit son dernier mot. Nous nous adressons aujourd’hui aux hommes de foi qui veulent bien nous lire, et nous leur disons : Veillez ! Nous avons reçu de Dieu la foi, la grâce, le Baptême, la Confirmation, l’Eucharistie, tous ces grands bienfaits du Rédempteur qui ont guéri nos âmes, et les ont replacées dans l’état surnaturel, et dans la voie du salut éternel.

Mais nous portons en nous cette nature dont le mal est le naturalisme. Notre devoir est de ne pas déchoir de l’état surnaturel où nous a placés la grâce du Rédempteur. La déchéance pourrait arriver de plus d’une manière. Non uno modo sacrificatur transgressoribus Angelis : il y a plus d’une manière de sacrifier aux anges transgresseurs, disait saint Augustin.

La grâce du Sauveur, qui nous a été donnée, nous porte non seulement à faire des œuvres surnaturelles, comme les actes de la foi, de l’espérance et de la charité, mais de plus, elle nous porte à surnaturaliser les actes qui, par eux-mêmes, sont de l’ordre naturel, comme boire et manger, marcher et parler, souffrir et travailler, et le reste, qui nous prend une bonne partie de notre courte vie.

C’est ce que l’apôtre saint Paul enseigne très clairement : e Tout ce que vous faites, dit-il, quoi que ce soit, parole ou œuvre, faites tout au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lui rendant grâce à Dieu le Père. » (Col., III, 17.)

Puis, voulant expressément comprendre dans ce commandement les œuvres même le plus strictement de l’ordre naturel, il dit : « Soit donc que vous mangiez, que vous buviez, soit que vous fassiez quelque autre chose, faites tout pour la gloire de Dieu. » (I Cor., X, 31.)

Ainsi les chrétiens n’ont pas à s’y tromper : ils doivent faire surnaturellement les œuvres essentiellement surnaturelles, et, autant qu’il leur est possible, relever jusqu’à une fin surnaturelle les œuvres naturelles par elles-mêmes.

Un chrétien ne peut donc pas manger pour manger, ni dormir pour dormir, ni travailler pour travailler. En cela comme en toutes choses, il doit rapporter sa vie et ses œuvres à une fin plus élevée, à l’accomplissement de la volonté de Dieu : il doit faire tout pour plaire à Dieu, tout pour la gloire de Dieu, selon le mot de l’Apôtre.

Tout acte qui ne remplit pas ces conditions est péché, ou matière à péché.

Il est péché, s’il est fait pour obéir à l’une des trois concupiscences qui toujours cherchent à s’emparer de nos actes, et à nous faire déchoir de l’ordre surnaturel.

Il est matière à péché, si, par défaut de vigilance, l’âme s’expose alors à tomber, oubliant la parole de Notre-Seigneur Veillez et priez, afin de ne point entrer en tentation[8].

Le péché est la porte par laquelle, de l’état surnaturel, un chrétien tombe dans le naturalisme.

On y tombe en ne faisant pas les actes surnaturels : on y tombe aussi, en naturalisant, pour ainsi dire, les actes surnaturels.

Ainsi un chrétien qui fait ses prières avec le même sérieux qu’il met à dire bonjour à son voisin ; qui récite alors simplement les formules qu’il trouve dans sa mémoire et dans son habitude ; qui va à l’église comme il va partout ailleurs ; qui entend la parole de Dieu avec le même goût que toute autre parole ; qui assiste à la Messe en attendant qu’on sorte ; qui communie à Pâques parce que c’est de bon ton ; qui ne fait de tort à personne parce que c’est honnête, etc., etc. ; un tel chrétien est loin de mener une vie surnaturelle.

Mais il y a pis : c’est de prendre les choses surnaturelles et de les faire servir à des intérêts terrestres, à des fins naturelles ; disons mieux, entachées de naturalisme. A ce sujet, écoutons Bossuet :

« Chrétiens, ce qui corrompt nos dévotions jusqu’à la racine, c’est que loin de les rapporter à notre salut[9], nous prétendons les faire servir à nos intérêts temporels[10]. Démentez-moi, si je ne dis pas la vérité. Qui s’avise de faire des vœux et de demander du secours aux saints contre ses péchés et ses vices, leurs prières pour obtenir sa conversion ? Ces affaires importantes qu’on recommande de tous côtés dans nos sacristies, ne sont-elles pas des affaires du monde ? Et plût à Dieu du moins qu’elles fussent justes ; et que, si nous ne craignons pas de rendre Dieu et ses saints, les ministres et les partisans de nos intérêts, nous appréhendions du moins de les faire complices de nos crimes ! Nous voyons régner en nous sans inquiétude des passions qui nous tuent, et jamais nous ne prions Dieu qu’il nous en délivre. S’il nous arrive quelque maladie, ou quelque affaire fâcheuse dans notre famille, c’est alors que nous commençons à faire des neuvaines à tous les autels et à tous les saints, et à charger véritablement le ciel de nos vœux : car est-il rien qui le fatigue davantage et qui lui soit plus à charge que des vœux et des dévotions intéressés ? Alors on commence à se souvenir qu’il y a des malheureux et des pauvres délaissés qui meurent de faim. Alors, charitables par intérêt et pitoyables par force, nous donnons peu à Dieu pour avoir beaucoup ; et très contents de notre zèle, qui n’est qu’un empressement pour nos intérêts, nous croyons que Dieu nous doit tout, jusqu’à des miracles, pour satisfaire aux désirs de notre amour-propre[11].

« Je ne veux pas dire, toutefois, qu’il nous soit défendu d’employer les saints pour nos besoins temporels, puisque Jésus-Christ nous a enseigné de demander à son Père notre nourriture. Demandons avec confiance notre pain de tous les jours : mais du moins n’oublions pas que nous sommes chrétiens, et que nous attendons une vie meilleure. Considérez en quel rang est placée cette demande - elle est placée au milieu de l’oraison dominicale, au milieu de sept demandes ; tout ce qui précède et tout ce qui suit est spirituel. Devant, nous sanctifions le nom de Dieu, nous souhaitons l’avènement de son règne, nous nous conformons à sa volonté : après, nous demandons humblement la rémission des péchés, la protection divine contre le malin, et la délivrance du mal : au milieu est un soin passager des nécessités temporelles, qui est pour ainsi dire tout absorbé par les demandes de l’esprit. Encore ce pain de tous les jours, que nous demandons, a-t-il une double signification. Il signifie la nourriture du corps, et il signifie encore la nourriture de l’âme, c’est-à-dire l’Eucharistie . tant Jésus a appréhendé que le soin de ce corps mortel ne nous occupât tout seul un seul moment ! tant il a voulu nous tenir toujours suspendus dans l’attente des biens futurs et de la vie éternelle[12].

« Nous, au contraire, nous venons prier quand les besoins humains nous en pressent. A force de recommander à Dieu nos malheureuses affaires, l’effort que nous faisons pour l’engager avec tous ses saints dans nos intérêts fait que nous nous échauffons nous-mêmes dans l’attachement que nous y avons.

« Chrétiens ! vous vous oubliez. Le Dieu que vous priez est-il une idole dont vous prétendez faire ce que vous voulez, et non le Dieu véritable qui doit faire de vous ce qu’il veut ? Je sais qu’il est écrit que Dieu fait la volonté de ceux qui le craignent, mais il faut donc qu’ils le craignent et qu’ils se soumettent à lui dans le fond du cœur.

« L’oraison[13], dit saint Thomas, est une élévation de l’esprit à Dieu, Ascensio mentis in Deum. Par conséquent, il est manifeste que celui-là ne prie pas, qui, bien loin de s’élever à Dieu[14], demande que Dieu s’abaisse à lui[15], et qui vient à l’oraison non point pour exciter l’homme à vouloir ce que Dieu veut, mais seulement pour persuader à Dieu de vouloir ce que veut l’homme. Qui pourrait supporter cette irrévérence ?

« Aussi, nous, hommes charnels, nous avisons-nous d’un autre artifice : si nous n’osons espérer de tourner Dieu à notre mode, nous croyons pouvoir fléchir plus facilement la sainte Vierge et les saints, et les faire venir à notre point, à force de les flatter par nos louanges, ou à force de les fatiguer par nos prières empressées. Nous traitons avec les saints comme avec des hommes ordinaires que nous croyons gagner aisément par une certaine ponctualité et par quelque assiduité de petits services.

« Quelle religion ! nous croyons avoir tout fait pour la sainte Vierge, quand nous avons élevé sa gloire au-dessus de tous les choeurs des anges, et porté sa sainteté jusqu’au moment de sa conception. Mais si la tache originelle vous fait tant d’horreur, que ne combattez-vous en vous-même l’avarice, l’ambition, la sensualité[16], qui en sont les malheureux restes[17] ? Celui-là est inquiété, s’il da pas dit son chapelet et ses prières réglées, ou s’il manque quelque Ave Maria à la dizaine : je ne le blâme pas, à Dieu ne plaise ! je loue dans les exercices de piété une exactitude religieuse. Mais qui pourrait supporter qu’il arrache tous les jours quatre ou cinq préceptes à l’observation du saint décalogue, et qu’il foule aux pieds, sans scrupule, les plus saints devoirs du christianisme ? Etrange illusion, dont l’ennemi du genre humain nous fascine ! Il ne peut arracher du cœur de l’homme le principe de religion qu’il y voit trop profondément gravé ; il lui donne, non son emploi légitime, mais un dangereux amusement, afin que, déçus par cette apparence, nous croyions avoir satisfait, par nos petits soins, aux obligations sérieuses que la religion nous impose : détrompez-vous, Chrétiens ! ».

Donc, les petits soins, les petites dévotions qui ne gênent point la nature et laissent facilement régner les concupiscences, les petits soins ne nous dispenseront jamais des obligations sérieuses. Si nous nous étions trompés là-dessus, détrompons-nous. La grande obligation, c’est d’aimer Dieu par-dessus toutes choses. L’obéissance à ce grand commandement nous élève au-dessus de la nature, nous sauve totalement du naturalisme, nous mène dans la vie surnaturelle, et de là, directement dans la vie éternelle.

Donc, aimons le bon Dieu !



  1. Summ. la 2ae. q. V. a 1 et 5.
  2. Moral., lib. VIII, c. XXXII.
  3. Summa, 1, 2, q. 82, a. 1.
  4. Ibid., q. 85, a. 1.
  5. Saint Grégoire énumère les sept péchés capitaux dans un ordre un peu différent de nos catéchismes. Celui que nous appelons la paresse pour lui est la tristesse. Comme par cette tristesse il faut entendre l’état d’une âme qui est sans bonne volonté et sans goût pour les biens spirituels, et qui pour cela s’en détourne et manque à ses devoirs, il est évident que son état n’est autre que la paresse.
  6. Moral., lib. XXXI, c. 45.
  7. Ibid., lib. XXXIII, c. 3.
  8. L’âme, habituellement distraite de la pensée de Dieu, ne lui rapportant presque jamais ses actes d’une manière explicite, s’expose à ce que l’une des trois concupiscences s’en empare comme il est dit.
  9. Ce qui est selon les lois de l’ordre surnaturel.
  10. Si l’intérêt temporel est la fin des dévotions, il y a là une véritable impiété, et un naturalisme tout semblable à l’ancien paganisme.
  11. Le christianisme rapporte la nature à Dieu : le naturalisme rapporte Dieu à la nature ; c’est ce qui fait toucher du doigt l’impiété dont il est la formule.
  12. Voilà bien le trait saillant de la vie surnaturelle. Qui ne vit pas de cette vie là, est en péché mortel.
  13. Nous dirions aujourd’hui : La prière.
  14. Acte de la vie surnaturelle.
  15. Le naturalisme prétend soumettre tout, et Dieu lui-même, à la nature.
  16. Avarice, ambition, sensualité ; amours funestes de l’argent, de la gloire et du plaisir : Ce sont les trois concupiscences.
  17. Si Bossuet parlait aujourd’hui, il ne manquerait pas d’ajouter : Et s’il vous plaît tant d’exalter le Cœur de Jésus, que ne vous rendez-vous dociles à cette parole de Jésus : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur ? »
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