La contemplation et la vie spirituelle

De Salve Regina

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Vie spirituelle
Auteur : P. H.D. Noble, O.P.
Source : Revue "La vie spirituelle"
Date de publication originale : 10 Février 1926

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen

Aux yeux de certains catholiques, même fort dévots, la vie contemplative passe pour un raffinement de la vie spirituelle, voire même pour une tendance de mysticisme outré. On assimile d’emblée la contemplation aux phénomènes extraordinaires de révélations et de visions extatiques et, féru de cette arbitraire identification, on s’en va raillant la prétention de ceux qui, dans leurs rapports avec Dieu, veulent aller au delà de l’observance matérielle de sa Loi et se soucier d’une intimité plus grande avec Celui qui est Père et Ami en même temps que Législateur et justicier.

Il y a des mots, mal définis, qui trompent, sur leur essentielle signification, ceux même qui les emploient dans leur discours. Ainsi en est-il de la contemplation. Beaucoup voient en elle un hors-d’œuvre et pourtant ne laissent pas, personnellement, d’en user.

Déjà, dans l’ordre naturel, on ne peut s’abstenir, quoi qu’on en veuille, d’être un contemplatif.

Du haut d’une falaise, je m’absorbe dans le spectacle de la mer et de ses vagues moutonnantes. Du sommet d’une montagne, je vois s’épandre la plaine éclatante, ponctuée par les taches rouges de ses villages. Dans les nuits d’été, je regarde le firmament étoilé et je médite avec Pascal sur l’effrayant silence des espaces infinis. Je m’applique, durant de longues heures, à l’étude philosophique ou à la solution de problèmes scientifiques. En ces divers emplois de mon intelligence, que fais-je donc, sinon de la contemplation ? Mon intelligence se distrait de toute considération d’ordre pratique et fixe son attention sur des réalités qu’elle considère en elles-mêmes sans autre souci que d’en découvrir la vérité.

Dans cette contemplation directe, notre esprit trouve sa naturelle satisfaction ; car notre intelligence est faite pour connaître tout ce qui est vrai, pour saisir les réalités de tous ordres qui peuplent notre univers. Une telle connaissance, par l’attrait toujours varié de sa nouveauté, ne saurait être indifférente à l’être pensant. Tout homme, même appliqué tout le jour aux durs travaux matériels ou captif de tâches multiples, aime à lever la tête et à se distraire un instant de ses occupations coutumières. Il consacre le temps de son repos à la lecture ou à la promenade. Spontanément, l’attention de son esprit quitte le souci des intérêts personnels et des utilités immédiates, pour déborder sur le monde ambiant et se complaire dans le défilé des pensées et des images qu’il suscite. Ne serait-elle qu’une rêverie fantaisiste, cette activité de l’esprit représente une libération apaisante après l’effort pénible et constamment tendu vers les exigences de la vie pratique. Sans doute, les contraintes qui nous viennent de celle-ci sont très impérieuses, elles captivent presque entièrement notre attention ; mais que le joug se relâche un instant et, aussitôt, notre esprit, suivant sa pente native, se porte à contempler pour elle-même toute réalité qui passe à notre horizon, intéressé à ce curieux étalage des êtres qui vivent et s’agitent autour de nous.

Même entendue au sens naturel, la contemplation n’est donc point chose insolite et extravagante. Elle répond à un vif attrait de notre intelligence, attrait qui cherche, à se contenter, sous les formes les plus variées, chaque fois que nos astreignants labeurs nous donnent quelque répit.

A plus forte raison, la contemplation est-elle de mise dans l’ordre surnaturel.

Le « face à face » de la vision du ciel ne sera-t-il pas la récompense de notre activité d’ici-bas, le terme de notre béatitude définitive ? « La contemplation de Dieu, dit saint Augustin, nous est promise comme l’achèvement de toutes nos actions et la perfection éternelle de toutes nos joies »[1].

Dieu nous aime. Mais que nous veut-il donc dans la tendresse de son appel, sinon nous associer à sa vie ? Et sa vie à Lui est de se connaître dans l’infini de son être et de s’aimer dans l’infini de sa perfection. Cette connaissance et cet amour de Lui-même constituent sa propre béatitude. Cette béatitude, nous la participerons, nous en hériterons : au Ciel, mous verrons l’infini de Dieu. Ici-bas, nous ne pouvons qu’entrevoir, à travers les obscurités de la Foi, « dans l’énigme », 1e Dieu que cherche notre Charité ; car, si notre intelligence ne le perçoit pas dans l’intuition, du moins notre cœur peut l’aimer déjà tout entier derrière les indécises transparences dans lesquelles il enveloppe son mystère.

Comment contester à notre Charité l’exigence et le devoir de ce regard sur le mystère de Dieu ? Ce regard est d’ailleurs soutenu, dans son attention, par les vérités révélées, objets de notre Foi et de notre contemplation. Par les saintes Lettres, l’enseignement de l’Eglise, les écrits ou la parole des Docteurs et des prédicateurs, se proposent à notre connaissance la vie de Dieu, ses perfections, les manifestations de sa puissance et de son amour. Nous n’avons qu’à lire ou à entendre, à méditer ou à réfléchir pour savoir quelque chose des secrets divins, et d’autant plus qu’à notre réflexion personnelle viennent s’ajouter les lumières du Saint-Esprit destinées à suppléer notre débilité et à nous donner l’intelligence, adaptée à nos besoins personnels, de la parole de Dieu.

Qu’elle soit faite da la seule activité de notre raison s’appliquant à la méditation ou qu’elle soit enrichie de clartés surnaturelles, notre contemplation de Dieu satisfait l’aimante Curiosité de notre Charité. Car est-il concevable que l’amour ne se plaise pas à se tenir en présence de l’être aimé, à le regarder, avec l’insatiabilité de le connaître toujours davantage ? Elle va, cette insatiable attirance, jusqu’à vouloir rencontrer la présence aimée partout où elle en retrouve les effets et les plus lointains vestiges. La présence de Dieu est inscrite dans l’univers créé et les beautés qui le remplissent dénoncent la beauté infinie dont elles dérivent. « Nous ne devons pas, dit saint Augustin, regarder les choses créées par seul attrait de vaine et périssable curiosité, mais dans le but de nous élever vers les réalités immortelles qui ne passent point[2] ».

C’est donc de la ferveur de notre Charité, et dans la proportion de cette ferveur que naît et se développe, dans l’âme du croyant, l’exigence de la contemplation. On se réjouit de connaître Dieu, parce qu’on l’aime, et l’on s’attarde à rechercher tout ce qui, de près ou de loin, le révèle, parce que c’est le contentement de l’amour de rencontrer enfin l’intimité et de la prolonger dans une joie toujours neuve.

Cet attrait contemplatif est une fonction essentielle de l’affection. Il en est inséparable. Sans doute, aimer c’est davantage encore : c’est se dévouer au service de ce qu’on aime ; mais le besoin de se prodiguer dans le dévouement, tout essentiel qu’il soit lui aussi, ne supprime pas celui de vivre dans la présence et de s’établir à demeure dans l’intimité.

Ainsi, contempler Dieu et le servir sont deux obligations d’une même Charité. Evincer l’une au bénéfice de l’autre serait contredire et violenter le double élan spontané de cette même Charité.

Par service de Dieu, j’entends ici ce qu’il est convenu d’appeler « la vie active », dont il faut dire ce qu’elle est, afin de manifester son accord et sa jonction avec la « vie contemplative ».

Parce que nous sommes des amis de Dieu, des clients du ciel, des prédestinés à l’éternité, nous ne devons pas moins fournir notre vie humaine. Nous sommes dans la voie et non pas au terme, dans les ombres mortelles avant la clarté céleste et immortelle. Nous sommes corps et âme ; il faut donc nourrir et protéger notre corps, développer et instruire toutes nos facultés humaines.

Le temps de notre existence terrestre est découpé en des jours au long desquels se déploie notre activité corporelle et spirituelle.

Activité extérieure tout d’abord, à laquelle préside notre intelligence, dans le cadre journalier de nos occupations : étude, enseignement, négoce, labeurs manuels ou industriels, soins domestiques, lectures, conversations, repos, délassements, relations d’affaires, d’amitié ou de bons offices avec autrui. Nos actions peuplent nos journées, s’amoncellent et s’entrecroisent, dans une incroyable variété de circonstances. Dans notre monde moderne, cette activité prend une part énorme de notre temps par le fait de l’obligation, pour le plus grand nombre, de subvenir aux nécessités de l’existence, de veiller à la prospérité de leurs entreprises, de faire face à toutes leurs responsabilités.

Ces labeurs et ces occupations, qui constituent notre devoir d’état, n’épuisent pas encore notre activité tout entière. Une activité intérieure et pourtant très urgente : notre moralité, doit tenir notre conscience en haleine. Sujets à l’orgueil, à l’égoïsme, à la cupidité de l’orgueil, à la concupiscence des plaisirs de la sensation ; entraînés du dedans par les perverses tendances du péché originel et les poussées tumultueuses de nos passions ; sollicités du dehors par les attraits captieux et sans cesse renaissants des occasions du péché, nous avons fort à faire pour régler notre conduite en tout et partout conformément à la Loi de Dieu. Il nous faut lutter et souffrir. Un incessant discernement et une pénible ascèse sont de rigueur pour assurer en nous le triomphe permanent de la vertu.

Le croyant qui, dans la ferveur de sa Charité, vise à la perfection spirituelle ne saurait envisager son activité morale et son activité extérieure, ses devoirs d’honnêteté intime et ses devoirs d’état, indépendamment de l’amour surnaturel qu’il nourrit dans son sein. A ses yeux, ses tâches quotidiennes, tout appliquées qu’elles soient à leurs résultats naturels et à leurs bénéfices humains, doivent s’inspirer d’une volonté attachée à Dieu et qui les lui offre en gages d’amour et de fidélité. Les durs combats contre les passions, les sacrifices de l’orgueil, de l’égoïsme ou de la concupiscence, le consentement aux douleurs inévitables et aux souffrances infligées par les fatigues ou les maladies du corps, par les contraintes de la vie et les oppositions de la part d’autrui, tout cet effort ascétique qui ne se relâche pas un seul instant, prend lui aussi sa vivante inspiration dans la Foi et la Charité. Quand on se sait adopté dans l’amitié de Dieu, frère de Jésus-Christ et bénéficiaire des mérites de sa Croix, on n’a plus à modérer ses passions pour le seul motif de faire prévaloir la raison sur les instincts, mais pour le motif d’aimer Dieu et de participer par la pénitence et le renoncement aux fruits rédempteurs de l’immolation divine.

La grâce de Dieu nous aide à cette sanctification de nos besognes journalières et à cette pacification morale de nos passions. L’effort naturel que nous y déployons est soutenu, du dedans, par les vertus surnaturelles qui nous donnent la capacité de rechercher, en toute occurrence, le point de vue de l’amour de Dieu. Sous ce mobile unique et souverain, nous nous appliquons à tous nos devoirs de justice ; nous gouvernons notre sensibilité, nous repoussons avec fermeté les séductions du mal et nous déployons tout notre courage à persévérer dans le bien.

C’est donc la Charité qui met en branle notre activité vertueuse et nous applique à servir Dieu, en même temps qu’elle nous sollicite à penser à lui et à le contempler. De cette ferveur de notre attachement à Dieu sortent les d’eux attraits parallèles : et tous deux, pour se soutenir et s’amplifier, puisent à la même source d’énergie, c’est-à-dire s’inspirent du même amour ; loin donc de s’opposer et de se nuire, ils s’attirent et sont faits pour s’harmoniser et se réconforter l’un l’autre.

L’idéal serait de réaliser cette alliance dans un juste équilibre. Mais dans la réalité concrète de nos vies et chez les âmes les plus saintes, l’action peut devenir un obstacle à l’exercice de la contemplation.

L’une et l’autre se déroulent dans le temps par des actes successifs de notre intelligence, de notre volonté et de toutes nos facultés. Car, il faut du temps pour penser, réfléchir et méditer ; il y faut même, au préalable, l’arrêt de toute activité extérieure et de préoccupations immédiatement pratiques. Ce n’est pas dans la fatigue du travail ou dans l’affairement de tâches compliquées et captant l’attention tout entière que la pensée peut se concentrer au dedans d’elle-même et fixer un immobile regard sur les réalités spirituelles et éternelles. Pour contempler, il ne faut pas être harcelé par d’opiniâtres et fatigants labeurs ; du moins il faut pouvoir leur imposer assez de répit pour que le cœur et l’esprit s’élèvent paisiblement vers Dieu.

Dans les ordres religieux contemplatifs, les travaux matériels et les préoccupations extérieures sont ramenés au strict minimum afin que la contemplation prenne la place prépondérante. Dans d’autres ordres religieux, la contemplation raccourcit ses exercices, la vie active passe au premier plan, si du moins l’on entend par là la longueur du temps qu’on lui réserve ; car les œuvres extérieures, comme par exemple le soin des malades ou l’éducation de la jeunesse, absorbent la majeure partie des forces et réclament que leur soient consacrées presque toutes les heures du jour. Etablir une harmonieuse liaison entre ces deux fonctions de la vie spirituelle, à telle enseigne que l’action dérive immédiatement de la contemplation et ne fasse pour ainsi dire que la prolonger, est le propre de certaines familles religieuses, tels les Frères Prêcheurs dont la mission est d’enseigner et de prêcher aux autres les vérités divines qu’ils ont longuement étudiées et méditées.

Pour les fidèles qui vivent dans le monde, c’est-à-dire pour le plus grand nombre, le temps qu’ils peuvent réserver à la contemplation est d’ordinaire extrêmement mesuré. Même très unis à Dieu par la fidélité de leur Charité, ils ont cependant des obligations matérielles, individuelles, familiales ou sociales tellement absorbantes qu’ils ne peuvent, à certains jours, s’assurer un temps de recueillement suffisant pour se dégager de leurs soucis et se mettre en solitude en face du Dieu qu’ils aiment. Du moins, en lui offrant le mérite de leurs labeurs et de leurs peines, ils ne laissent pas de se sanctifier et de gagner l’accroissement de leur Charité.

Mais qu’on le remarque : ce sont les contraintes auxquelles leur vie est providentiellement soumise qui les empêchent de contempler ; ce n’est point leur cœur qui s’y refuse. Abréger sa prière ou son oraison peut devenir un devoir approuvé par le discernement de la prudence surnaturelle ; car, en certaines circonstances, rompre 1e charme de la présence, pour satisfaire la volonté de l’ami, devient la meilleure manière d’aimer. La contemplation de Dieu est appelée par le désir de la Charité, mais la Charité passe en premier. Il faut d’abord aimer et c’est aimer vraiment que d’être prompt à servir la volonté de Dieu, en se donnant aux travaux obligés dont l’accomplissement plaît à son cœur.

Absorbé par la vie active, l’ami de Dieu ne s’éloigne de la contemplation qu’avec mélancolie et il conserve l’ardent espoir de la reprendre. S’il ne vivait pas de cet espoir, c’est que la Charité ne serait guère vaillante en son âme. Quitter une présence aimée parce que tel est le devoir, puis, dans cet éloignement, laisser s’effacer le souvenir de l’intimité récente jusqu’à perdre le goût du retour et le désir du revoir : est-ce encore aimer ?

Le Saulchoir.

Notes et références

  1. De Trinit. I Chap. VIII.
  2. De Vera Religione. Chap. XXIX.
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