Hasard et finalité

De Salve Regina

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Métaphysique
Auteur : P. Réginald Garrigou-Lagrange O. P.
Source : Revue Thomiste, 36 N.S. 14, 1931, pp. 662-680
Date de publication originale : 1931

Difficulté de lecture : ♦♦♦ Difficile


Sens Commun et Philosophie

En souvenir d'un vieux maître
qui faisait singulièrement
revivre le texte d'Aristote.

Cf. Aristote, Physique Livre II, c. 5 à 9.

Commentaire de saint Thomas, leçons 8 à 14


Pour donner plus de vie à l'exposition de ces idées, nous les présentons sous la forme d'un dialogue entre Aristote et un Sophiste.

ARISTOTE : On parle communément de la valeur, du prix, de l'utilité des choses de la nature ou de l'art. Ces expressions de valeur et d'utilité sont reçues même parmi des disciples de Démocrite, matérialistes et mécanistes convaincus, qui prétendent que leur intelligence et leur volonté proviennent d'une matière aveugle et du hasard, d'une nature sans finalité aucune. Pour eux, l'animal voit parce qu'il a des yeux, mais il n'a pas des yeux pour voir. Ces gens-là ne devraient-ils pas être plutôt marchands de vin que philosophes ? S'ils se sentent menacés de la cécité, ils vont voir le médecin, ils parlent de la valeur de leurs deux yeux, et ils en nient la finalité ! Ils servent encore de la notion de valeur. Mais que peut-elle signifier pour eux ?

Qu'est-ce que la valeur d'une chose, de l'air pur, du blé, de l'art du médecin, de nos yeux, sinon son utilité ou son prix, ce pourquoi cette chose mérite plus ou moins d'estime par rapport à une fin. Cette notion de valeur perd elle-même toute valeur, si l'on ne sait plus ce qu'est la finalité, si l'on ne sait plus distinguer l'honnête, Futile et le délectable.

Des jugements de valeur, qui feraient abstraction de la finalité et qui ne seraient pas fondés sur des jugements de réalité, seraient eux-mêmes sans aucune valeur, car l'agir suit l'être, le mode d'agir suit le mode d'être, et tout agent, qu'il le sache ou non, agit pour une fin.

LE SOPHISTE : Tout agent agit pour une fin ! En dehors de nos propres intentions humaines de valeur toujours contestable, la finalité n'est qu'un mot, qui n'a aucun fondement dans le réel, si réel il y a.

L'ordre du monde, quoiqu'en disent Anaxagore, Socrate et Platon, vient du hasard. Si on lance en l'air trois lettres d'un vers de l'Iliade, il arrive parfois qu'elles retombent de façon à constituer un mot intelligible; pourquoi la même chose n'arriverait-elle pas, si on lançait quatre lettres, et cinq et six et bien davantage ? Qui pourra fixer la limite ? Si un mot peut être constitué par hasard, pourquoi pas un vers, pourquoi pas un chant, et un poème tout entier ? Il est des hommes auxquels tout réussit, on dit : c'est la bonne fortune,forme supérieure du hasard ; il en est d'autres auxquels rien ne réussit, C'est la mauvaise fortune, forme pénible du hasard. On dit que la pluie est pour faire venir le blé; il arrive parfois que le blé germe après la pluie, mais il arrive aussi qu'elle gâte toute la récolte, lorsque celle-ci est déjà rassemblée sur l'aire et qu'on n'a pas eu le temps de la rentrer.

A l'origine du monde, parmi des milliers de combinaisons inutiles d'atomes, le hasard en a produit certaines particulièrement heureuses, qui, se trouvant utiles, se sont conservées; c'est la survivance des plus aptes. Il n'est nullement nécessaire pour les expliquer, de recourir, comme le veulent Anaxagore, Socrate et Platon, à une intelligence supérieure; autant vaudrait nier le hasard. Je te le répète : s'il fait un mot, pourquoi pas un vers, un chant, un poème ?


I. La chasse à la définition du hasard

ARISTOTE : Pourrais-tu me définir le hasard dont tu parles si bien ?

LE SOPHISTE : Définir, définir ! Que valent les définitions ? Si je te demande qu'est-ce que c'est qu'un tas de grains de froment ou de grains de sable, me diras-tu que c'est la réunion de deux grains ? Et si deux ne suffisent pas à faire un tas, pourquoi trois, quatre, cinq, etc. suffiraient-ils ?

ARISTOTE : Le tas n'est pas un tout naturel, c'est la réunion accidentelle de plusieurs choses en nombre indéterminé; mais si tu prétends qu'on ne peut rien définir d'une façon certaine, alors dis-moi en quel sens tu te sers des mots que tu emploies. Par exemple quel sens donnes-tu au mot hasard ?

LE SOPHISTE : Quel sens ? Celui qu'on lui donne habituellement, lorsqu'on dit : « Ceci est arrivé par hasard, c'est l'effet du hasard, ou encore de la bonne fortune » à moins que ce ne soit un effet de la mauvaise.

ARISTOTE : Alors tu admets déjà une certaine définition nominale du hasard, autrement tu ne te servirais pas de ce mot plutôt que d'un autre, autrement le hasard ne se distinguerait pas d'une trirème, d'un mur ou d'une épée. Veux-tu qu'en partant de cette définition nominale, ce à quoi tout le monde pense en prononçant ce mot hasard, nous fassions ensemble la chasse de la définition réelle, qui nous dira plus précisément ce qu'est ce fameux hasard, auquel tu attribues tant de belles choses. Cette chasse des définitions, que Socrate nous a apprise, n'est pas moins intéressante que celle du sanglier ou du cerf.

LE SOPHISTE : Peine perdue : tu crois pouvoir connaître l'essence même des choses et dépasser le sens des mots ?

ARISTOTE: Le sens des mots est bien déjà quelque chose; ne serait-ce pas un point de départ ? Tu disais tout à l'heure : on dit communément : « Ceci est arrivé par hasard; c'est l'effet du hasard », le sens de ce mot ne nous oblige-t-il pas à concevoir le hasard comme une cause, et ce qui est fortuit comme un effet. Tu dis toi-même : l'ordre du monde est l'effet du hasard. Tu admets donc au moins que le hasard est une cause.

LE SOPHISTE : Pourquoi pas ? Et une cause dont l'existence n’est pas plus mal prouvée que celle du Dieu d'Anaxagore, ou des idées de Platon.

ARISTOTE : Mais si le hasard est une cause, est-il une cause nécessairement requise par son effet, comme lorsqu'on dit : l'homme engendre l'homme, le bœuf engendre le bœuf, pas d'engendré sans engendrant, pas de statue sans statuaire, pas de maison sans constructeur ou architecte ? Ou bien le hasard est-il une cause accidentelle, comme lorsqu'on dit qu'un architecte est cause de la discorde née de L construction d'une maison, ou qu'un musicien a construit un palais, parce qu'il s'est accidentellement trouvé qu'un architecte était musicien ? Je te prie de me répondre : puisque tu concèdes que le hasard est une cause, est-il une cause nécessairement requise par son effet, ou bien une cause accidentelle, per accidens ?

LE SOPHISTE : Per accidens, bien sûr; car il n'y a rien de nécessaire.

ARISTOTE : Tu crois qu'il n'est pas nécessaire qu'il y ait un engendrant pour qu'il y ait un engendré, ou un statuaire pour faire une belle statue; mais tu me concèdes du moins que si le hasard est une cause, c'est une cause accidentelle du domaine du per accidens que tu affectionnes particulièrement.

Permets-moi de te demander maintenant si l'effet de cette cause accidentelle qu'est le hasard arrive toujours, ou du moins fréquemment, ou au contraire rarement. On dit: c'est par hasard que ce trépied, en tombant, soit tombé sur ses trois pieds, et que cet homme, en creusant un tombeau, ait trouvé un trésor. Chaque fois que le trépied tombe, tombe-t-il ainsi, comme chaque fois que le rosier porte des fleurs, ce sont des roses et non des lys ? Ou du moins le trépied tombe-t-il ainsi fréquemment, et est-ce fréquemment qu'on trouve un trésor en creusant un tombeau ?

LE SOPHISTE : Certains effets du hasard, particulièrement frappants sont rares, mais il y a très fréquemment quantité de choses accidentelles.

ARISTOTE : Je te concède que, si je sors dans la rue, il est accidentel et très fréquent de rencontrer tels et tels inconnus avec qui je n'ai rien à faire; mais est-il fréquent de rencontrer mon débiteur à un moment où j'ai absolument besoin d'argent, et de recevoir la somme qu'il me doit ? Or, n'est-ce pas là ce qu'on appelle le hasard ? Une rencontre accidentelle sans aucun intérêt passe inaperçue et n'a pas de nom spécial. Mais une rencontre accidentelle heureuse n'est-elle pas attribuée à la bonne fortune, et une rencontre accidentelle malheureuse à la mauvaise fortune ? Enfin ne parle-t-on pas de bonne et mauvaise fortune, non à propos des choses de la nature, mais à propos des choses humaines, tandis que le hasard se dit à propos des unes et des autres ? Ne sommes-nous pas arrivé ainsi au but de notre recherche ? Notre chasse est-elle restée infructueuse ? N'avons-nous pas la définition du hasard ? Pourquoi ne voudrais-tu pas admettre que c'est la cause accidentelle de ce qui arrive rarement de façon, non pas indifférente, mais heureuse ou malheureuse, en dehors de l'intention de la nature ou de l'homme.


II. La valeur des définitions

LE SOPHISTE: Cette définition ne dit, somme toute, rien de plus que celle dont nous sommes partis, et qui, du reste, ne vaut pas plus que le langage conventionnel des hommes.

ARISTOTE : Elle ne dit rien de plus en un sens, car elle ne parle pas d'une autre chose, mais ne l'exprime-t-elle pas plus précisément ? Le langage conventionnel des hommes a, dans tel peuple, tel mot, en tel autre peuple, tel autre mot, pour désigner le même concept confus du hasard, que se font tous les hommes, et sans lequel le mot hasard ou tel autre équivalent en une autre langue ne désignerait pas plus ce dont on veut parler, qu'il ne désignerait un casque ou une cuirasse. Toi-même, au début de notre recherche, n'as-tu pas admis ce concept confus du hasard, sous peine de ne pouvoir te servir de ce mot, et de ne vouloir rien dire par lui 1 Ne trouves-tu pas maintenant que notre chasse nous met en possession d'une idée plus précise de la même chose, ne connaissons-nous pas maintenant le genre et la différence du hasard ?

LE SOPHISTE : Genre et différence n'ont pas plus de valeur que les procédés artificiels de ta recherche, pas plus de valeur que tes divisions de la cause et que ton induction comparative où tu cherches à voir en quoi les effets fortuits ressemblent aux autres et en différent. Ta définition du hasard ne peut pas se démontrer, par une majeure et une mineure absolument certaines. Tu es obligé d'en convenir toi-même au livre deuxième de tes Secondes Analytiques. Que peut donc valoir une définition indémontrable ?

ARISTOTE : La définition, j'en conviens, ne se démontre ni a posteriori, ni a priori, à moins que d'une définition par la cause finale ou par la cause efficiente on ne déduise celle par la cause formelle, comme il arrive surtout dans l'ordre des choses artificielles : si une scie doit scier le bois, il faut qu'elle soit faite d'un métal assez résistant et qu'elle ait des dents. Si la circonférence est engendrée par la révolution d'une droite autour d'une de ses extrémités, tous ses points doivent être également distants de son centre. En dehors de ces cas, je t'accorde que la définition d'une chose ne se démontre pas, car on ne met pas un moyen terme démonstratif entre deux ternies qui se conviennent immédiatement, entre le défini et la définition, entre homme et animal raisonnable. C'est cette définition qui est le fondement de la démonstration des propriétés de cette chose.

LE SOPHISTE : Fondement lui-même sans soutien, car ta chasse de la définition n'a pas de règles certaines; tu descends en divisant un genre lorsque tu le peux par sic et non, par les contradictoires ou les contraires, et puis tu remontes par ton induction comparative. Mais tu ne sais pas si la descente et la montée arrivent vraiment au même point, correspondant à la nature même de la chose à définir. Ta chasse est un peu au petit bonheur, elle n'a pas de principe directeur; comment sais-tu, lorsqu'elle s'achève, que tu as trouvé la bonne définition ? Si tu l'as trouvée, c'est par hasard et tu n'es pas certain de la posséder.

ARISTOTE : Cette chasse n'aurait pas de principe directeur, si nous n'avions pas an départ le concept confus ou le sens communément reçu du nom de la chose. Ce concept confus, n'est-ce pas lui qui dirige la recherche, la division descendante du genre, et l'induction comparative ascendante ? Et n'est-ce pas lui, qui se reconnaît lui-même à la rencontre de la descente et de la montée ? Le concept confus ne ressemble-t-il pas à un homme encore à moitié endormi, mais qui peu à peu se réveille, se lave, ordonne ses cheveux, et finalement, se regardant dans un miroir, se reconnaît. Notre recherche a-t‑elle été seulement juxtaposition mécanique ou développement organique comme celui de la plante qui grandit, tout en restant toujours la même ? Tu dis que je ne puis reconnaître si j'ai trouvé la bonne définition, du fait qu'elle est indémontrable. Je ne la chercherais pas, si, en un sens, je ne l'avais déjà trouvée. Le sens commun avec ses concepts encore confus est plus riche que tu ne penses : il suffit de l'interroger comme il convient; on obtient alors les réponses, non pas seulement de tel ou tel individu humain, mais les réponses de la nature humaine, de l'intelligence humaine, qui passe ainsi peu à peu du confus au distinct. Pourquoi n'admettrais-tu pas la définition du hasard, à laquelle tes propres réponses nous ont conduits ?


III. L'accidentel et l'essentiel ou nécessaire

LE SOPHISTE : Cette définition, te dis-je, ne vaut que dans l'ordre actuel des choses, et non pas pour l'origine du monde; aujourd'hui les effets fortuits particulièrement remarquables sont rares; mais à l'origine, lorsque les hommes et leur langage n'existaient pas encore, il a fort bien pu y avoir, parmi beaucoup de rencontres inutiles des éléments, de nombreuses combinaisons fortuites heureuses, qui se sont perpétuées à raison même de leur utilité. Et alors, tous les termes de ta définition ne valent plus pour le problème des origines.

ARISTOTE : Mais même à l'origine, le hasard, dont tu parles toi-même en disant que l'ordre des choses est son effet, n'était-il pas du moins une cause accidentelle. Ne m'as-tu pas concédé qu'il est du domaine du per accidens, et cela vaut-il seulement pour aujourd'hui ou aussi pour l'origine ? Le hasard, à l'origine, était-il une cause nécessairement requise par son effet, comme le statuaire pour la statue, le bœuf engendrant pour le bœuf engendré ou bien était-il comme aujourd'hui, une cause accidentelle ?

LE SOPHISTE: Une cause accidentelle, bien sûr, et c'est pourquoi il n'y a rien de nécessaire.

ARISTOTE : Mais qu'est-ce donc que l'accidentel ? Veux-tu que nous commencions ici une autre chasse à la définition ? L'accidentel ne suppose-t-il pas autre chose que lui, à quoi il s'ajoute d'une façon toute contingente ? Est-il accidentel que le musicien soit musicien et que le médecin soit médecin ? N'est-ce pas là plutôt chose nécessaire ? Et ne faut-il pas dire que ce qui est accidentel, c'est que le musicien soit médecin, ou que le bon médecin sache tirer, d'une lyre, d'harmonieux accords ?

LE SOPHISTE - Où veux-tu en venir ?

ARISTOTE : Si l'accidentel suppose le nécessaire auquel il s'ajoute, la cause accidentelle suppose la cause nécessairement requise à laquelle elle s'ajoute aussi. Celui qui creuse une tombe trouve accidentellement un trésor, à condition qu'il creuse la tombe, qu'il veuille faire quelque chose, qu'il ait quelque intention, et, comme l'homme, la nature n'a-t-elle pas ses intentions naturelles, ne tend-elle pas, ici, à former un épi de froment, là un chêne ?

Tu dis que la constitution du chêne ou du moins du gland est accidentelle, de même celle de la fourmi, du lion ou de l'éléphant; mais tu admettras, du moins, que si, à l'origine, y a eu quelque élément, cet élément si pauvre fût-il, cet atome, avait quelque loi. S'il n'en avait aucune, il n'était pas plutôt immobile qu'en mouvement, en mouvement selon telle direction plutôt que selon telle autre. N'y eut-il alors que la pesanteur, d'où vient que cet atome tombait selon la verticale et non pas selon une autre direction? Et en cette direction verticale, d'où vient qu'il tombait au lieu de monter? Pourquoi cette direction et ce sens? Si tu remontes à la cause efficiente de ce mouvement, pourquoi mouvait-elle en -ce sens plutôt qu'en tel autre ?

LE SOPHISTE : Je te l'ai déjà dit, c'est le hasard.

ARISTOTE : Mais le hasard, tu le concèdes, est une cause accidentelle, et ce qui est accidentel suppose ce à quoi il s'ajoute, si donc tout est accidentel, il n'y a plus rien du tout qui existe; si non seulement il est accidentel que le médecin soit musicien, mais que le médecin soit médecin, que l'homme soit homme, que le corps soit corps, que l'être soit l'être, que le vrai soit le vrai, alors il n'y a plus rien; ni toi, ni moi, qui causons ensemble.

Le hasard ne peut être que la rencontre accidentelle de deux agents, mais chacun d'eux tend vers une chose qui lui convient, la pierre et tous les corps qui tombent tendent vers le centre de la terre, pour la cohésion de l'univers; autrement tous les éléments se disperseraient dans tous les sens possibles et imaginables et pas plus dans celui-ci que dans celui-là.

Pour nier toute finalité dans la nature, il faudrait dire que, à l'origine du monde du moins, il n'y avait aucune loi, que tout, absolument tout était accidentel; mais alors l'accidentel lui-même s'évanouit, car il n'a plus rien sur quoi s'appuyer. La modification accidentelle d'une chose suppose cette chose même; autrement il faut parler d'un rêve sans rêveur, d'un vol sans volatile, d'un flux sans fluide. Et l'on ne peut même pas parler de flux ou de vol plutôt que d'autre chose, car le flux et le vol ont leurs lois, par où ils sont ce qu'ils sont. Le hasard, dont tu aimes tant à parler, s'évanouit lui-même, car il est, avons-nous dit, la cause accidentelle de ce qui arrive en dehors de toute intention naturelle ou humaine, et s'il n'y a plus, dans la nature, d'intention, de tendance, de finalité, il n'y a plus de hasard, plus d'effet fortuit qui puisse arriver en dehors d'elle, tout comme il n'y a plus d'exception aux lois, s'il n'y a plus de lois.


IV. La finalité de toute tendance, de toute action ou réalisation

ARISTOTE : Ne serait-ce donc que pour sauver le hasard auquel tu tiens tant, admets du moins la finalité du moindre atome, ou du moindre corpuscule, nomme-le comme tu voudras, qui tombe, au lieu de monter, qui tombe dans ce sens plutôt que dans un autre, qui tend à ce résultat plutôt qu'à tel autre. Autrement, s'il ne tend à rien, rien n'arrive, et si tu réduis tout l'essentiel à l'accidentel, tu détruis toute nature, celle de l'eau, de l'air, du feu; il ne reste plus que des rencontres fortuites et rien qui puisse se rencontrer. Il faut choisir l'absurdité radicale ou la finalité.

Tu fais sortir le plus du moins, l'ordre de l'absence d'ordre, l'intelligibilité des choses, découverte par les diverses sciences, de l'absence d'intelligibilité; tu fais sortir l'être du pur néant, sans nous dire comment ce pur néant le peut produire.

Et si, pour sauver l'existence du hasard qui t'est si cher, tu admets au moins l'ordre minime du moindre corps au moindre, de ses mouvements- naturels, pourquoi n'admettrais-tu pas l'ordre incomparablement plus admirable de l’œil fait pour voir, de l'oreille faite pour entendre, de l'intelligence faite pour l'intellection, de la volonté faite pour aimer et vouloir le bien, et surtout parmi tous les biens le bien suprême.

LE SOPHISTE : Tu ne parviendras jamais à démontrer que l’œil est fait pour voir, l'oreille pour entendre; du fait que j'ai un œil je vois, mais prouve-moi donc que l’œil est fait pour voir.

ARISTOTE : Non, je ne te prouverai pas que l’œil est fait pour voir ; mais si tu sais ce que tu veux dire, en me parlant de l’œil et surtout de la vue, tu vois toi-même, avant toute démonstration, que la vue est pour voir, l'ouïe pour entendre, les ailes pour voler.


V. Les sensibles per accidens : premier contact intellectuel avec le réel

LE SOPHISTE : La finalité dont tu me parles n'est pas chose qui se voit comme la couleur, ou qui s'entend comme le son.

ARISTOTE : Certes, elle n'est pas saisie par les sens ; mais comme l'existence, la substance, la vie, elle est immédiatement saisie par l'intelligence, avant toute démonstration. Pourquoi te moquais-tu, l'autre jour, de cette expression :: « le sensible per accidens » ? Toi, qui aime tant le per accidens, l'as-tu comprise ? Lorsque tu vois Callias venir vers toi, ne perçois-tu pas immédiatement, sans aucune démonstration, qu'il est vivant ? Lorsque nous nous sommes rencontrés tout à l'heure, tu as vu de tes yeux la couleur de mon visage, et as-tu dû faire une démonstration pour établir que c'était un être existant et vivant qui venait vers toi ? L'existence, la substance, la vie ne sont certes pas des qualités sensibles, comme la couleur ou le son, ni des objets sensibles communs à plusieurs sens, comme l'étendue ou la figure des corps ; mais immédiatement, dès que se présente le corps d'un homme qui vient vers toi, tu perçois par ton intelligence ce qu'un chien ne percevra jamais, lui qui ne peut saisir le sens (le ce petit mot est, tu perçois par ton intelligence qu'il y a là non pas seulement du coloré, mais de l'être, du réel, avec plus d'attention un être qui est un et le même sous ses phénomènes multiples et changeants, c'est-à-dire une substance ; avec plus d'attention encore, un être qui agit par lui-même,qui marche, respire, qui parle, en un mot qui vit. Tu saisis tout cela sans avoir besoin de raisonner ; c'est plus sûr que tes raisonnements ; tu n'en doutes évidemment pas. Autrement, pourquoi me parlerais-tu, si tu doutais de mon existence et de ma vie ? L'existence, la substance, la vie sont des objets non pas sensibles de soi, mais intelligibles, appelés pourtant sensibles per accidens,car ils accompagnent le sensible et sont immédiatement saisis par l'intelligence dès la présentation des objets sentis. Toi, qui nies l'objectivité de la connaissance humaine, tu n'as pas l'air de te douter que c'est là son premier contact avec le réel et le fondement de l'épistémologie que tu déclares vaine sans savoir ce qu'elle est.

Tu nies au fond la causalité efficiente comme la finalité; tu nies que le soleil nous éclaire et nous réchauffe, que le rossignol chante, que le chien aboie et qu'il aboie pour quelque chose; tu nies la cause efficiente et la fin inséparables l'une de l'autre, et tu ne sais pas ce qu'elles sont ; tu n'as jamais pris garde que ce sont des sensibles per accidens. L'agent produit ou réalise son effet ; quelle faculté peut saisir cette réalisation, celle qui a pour objet la couleur ou celle qui a pour objet le réel ou l'être ?

Lorsque tu heurtes un corps, tandis que tes sens, comme ceux de l'animal saisissent sa dureté, ton intelligence saisit immédiatement l'impression passive reçue et l'impression active exercée sur toi. Comme elle appréhende sans raisonnement le réel ou l'être, elle saisit aussi la réalisation active et passive de ce réel senti. Elle voit de même que toute réalisation active et passive tend vers un but,autrement l'action de l'agent seraient sans raison d'être, il n'y aurait pas de raison pour agir plutôt que pour ne pas agir, ni pour agir ainsi plutôt qu'autrement. Aussi, lorsque de tes yeux tu regardes les miens, ton intelligence saisit aussitôt, à n'en pas douter, qu'ils sont faits pour voir, et non pour entendre ou savourer.


VI. L'aptitude et la finalité

LE SOPHISTE : Les yeux sont faits pour voir ! La survivance des plus aptes suffit à expliquer l'organisme de l’œil, sans recourir à la finalité. Il suffit que le hasard ait produit une seule fois un œil, et, au milieu d'une foule de combinaisons inutiles disparues, cette heureuse aptitude se conserve.

ARISTOTE : Tu parles des plus aptes, tu prononces le mot d'aptitude, qui peut faire penser pendant des heures et des jours, et tu nies la finalité ! Que veux-tu donc dire par ces mots : apte à voir plutôt qu'à entendre, sinon fait pour voir plutôt que pour entendre. Et il n'est pas besoin ici de cons tance ou de fréquence, n'y eut-il au monde qu'un seul œil, le tien, qu'une seule vision du ciel étoilé, la tienne, il serait déjà évident que cet œil unique est fait pour voir et que c'est là une merveille supérieure à toutes les étoiles du firmament.

LE SOPHISTE : Cet œil unique serait peut-être la rencontre fortuite des éléments divers qui le constituent.

ARISTOTE: Rencontre accidentelle, et rien qui puisse se rencontrer, encore une fois ; puisque, selon toi, aucun de ces éléments n'aurait de loi, de structure essentielle, de nature ; puisque tout serait accidentel et que l'accidentel lui-même s'évanouirait.

Mais surtout, comment veux-tu que ce soit accidentelle ment et par hasard que de multiples éléments, des milliers, concourent si heureusement à constituer une chose aussi une, aussi simple et aussi excellente que la vision ? Et si nous considérons en cet œil, tant qu'il est vivant et non pas mort, la faculté visuelle, comment veux-tu qu'une chose si une et si simple que cette faculté, puisse être le résultat d'une rencontre fortuite d'éléments divers ? Enfin, dis-moi, ton intelligence n'est-elle pas pour l'intellection et ton intelligence, en sa simplicité spirituelle, inétendue, serait-elle la rencontre accidentelle de quelques atomes sans nature et sans loi, sans intelligibilité aucune, elle qui cherche l'intelligible et qui le trouve, comme les chasses de nos définitions l'ont montré ?

Quelle plus grande absurdité que de prétendre que l'intelligence vient d'une fatalité matérielle et aveugle, ou qu'elle vient du hasard, du hasard qui lui-même s'évanouit, S'il n'y a plus au monde aucune intelligibilité, aucune intention naturelle et aucune loi. Il n'y a aux lois des exceptions, que si les lois elles-mêmes subsistent.

LE SOPHISTE : Pourrais-tu du moins me résumer en un court raisonnement tout ce discours puisque tu prétends me faire admettre la finalité de la nature, celle de mes yeux et des tiens ?

ARISTOTE : Cette finalité de tes yeux et des miens se voit et n'a pas besoin de démonstration proprement dite. Cependant je résumerai ce que je t'ai dit dans un syllogisme plutôt explicatif qu'illatif. Le voici La fin est quelque chose de déterminé et de convenable, à quoi tend ce qui est apte à l'atteindre. Or, les agents naturels sont aptes et tendent à quelque chose de déterminé et de convenable, même d'excellent, comme les ailes au vol, les pieds à la marche, l'oreille à l'audition, l’œil à la vision. Donc les agents naturels tendent à une fin.

Pour le nier, il faut rejeter la notion de fin qu'ont tous les hommes, ou la notion d'action. L'action est nécessairement intentionnelle, c'est-à-dire qu'elle tend toujours, soit naturellement et inconsciemment, soit avec intelligence, vers une fin.

La pierre tend vers le centre de la terre pour la cohésion de l'univers, sans en avoir conscience ; l'hirondelle tend vers son nid, qu'elle ne connaît que sensiblement, elle ne connaît ainsi la chose sensible qui est fin, sans connaître la finalité. L'homme, ayant une intelligence, dont l'objet est l'être et non pas la couleur ou le son, tend intelligemment vers une fin, en connaissant que la fin est la raison d'être des moyens[1].


VII. L'art et la nature

LE SOPHISTE : Ton argument est du vulgaire anthropomorphisme ; il revient à dire - Il y a certainement de la finalité dans l'art humain. Or il y a de l'analogie entre la nature et l'art. Donc la nature agit pour une fin. Tu projettes gratuitement la finalité humaine dans la nature, comme d'autres prêtent à Dieu par anthropomorphisme nos passions.

ARISTOTE : Loin de projeter la finalité de l'art humain dans la nature, comme si je disais que la nature agit comme l'art ; je dis au contraire que l'art imite la finalité qui est dans la nature ; ce n'est pas lui qui l'y a mise, il la trouve, et elle existait avant lui. Je l'affirme non pas par réduction à notre activité humaine artistique, mais par réduction à l'être intelligible, car si les ailes de l’oiseau ne sont pas pour voler, elles n'ont aucune raison d'être.

Je ne te dis pas que le poisson se ment dans l'eau comme le meilleur nageur, mais celui-ci comme le poisson qui n'a rien à apprendre de lui. Et si les hommes voulaient voyager dans les airs, ils devraient imiter le vol de l'oiseau. Même lorsque l'art, comme la médecine, aide la nature, il l'imite encore : il sert, tu entends bien, le plus possible le principe vital qui est encore chez le malade. Comme le maître propose un argument à l'intelligence naturelle du disciple, le médecin doit mettre au service de la vitalité, qui subsiste encore dans le malade, les propriétés naturelles des corps, de l'air pur, des sels de la terre, surtout des plantes ; il utilise les aptitudes naturelles de celles-ci et ne parvient pas à les imiter complètement, lorsqu'il veut fabriquer lui-même des remèdes.

Surtout ce que l'art humain ne parvient pas à imiter parfaitement, c'est la sûreté de l'instinct des animaux, de l'araignée, de la fourmi, de l'abeille qui construit si admirablement sa ruche et fait son miel. N'est-il pas évident que cette abeille tend à quelque chose de très déterminé et d'excellent ; pourquoi fait-elle du miel plutôt qu'autre chose, quelle est la raison d'être de cette tendance ; et si tu nies l'excellence du miel ainsi fait, essaie donc d'en imiter la saveur par toutes les ressources de l'art.


VIII. L'instinct

LE SOPHISTE : Qui sait si l'abeille n'est pas douée comme nous d'une certaine intelligence, ce qui expliquerait fort bien la finalité de ses actes, sans qu'il faille admettre la finalité de la nature ?

ARISTOTE : Le propre de l'intelligence est de connaître, non pas seulement la couleur ou le son, mais l'être et les raisons d'être des choses, de voir que la fin est la raison d'être des moyens et de pouvoir par suite adapter et varier ces moyens, selon les circonstances, comme le fait tout artiste qui n'est pas esclave de la routine. Tous les architectes ne font pas les maisons de la même manière, tous les peintres ne font pas les mêmes tableaux, tous les musiciens ne jouent pas le même air, tandis que toutes les hirondelles font de même leur nid, toutes les araignées tissent de même leur toile, toutes les abeilles font de même leur ruche et leur miel. C'est un signe que ces animaux, dont l’instinct est pourtant si admirable, ne connaissent pas la finalité, ne voient pas dans la chose, qui est fin, la raison d’être des moyens ; c'est un signe qu'ils n'ont pas d'intelligence, mais qu'ils sont déterminés ad unum par leur nature même, l'abeille ne sait faire que du miel et elle le fait toujours de la même façon, excellente d'ailleurs. Si elle avait une intelligence, son intelligence serait sans doute par sa nature même déterminée ad unum, mais à l'être intelligible et non pas au miel, et, sous l'être intelligible, elle percevrait les raisons d'être des choses, la causalité efficiente, la finalité, et elle percevrait aussi la variété des divers moyens possibles en vue d'une même fin. Elle porterait des jugements de valeur, comme disent certains jeunes, qui croient avoir découvert quelque chose, c'est-à-dire des jugements de convenance et de finalité comme nous l'avons toujours dit.

LE SOPHISTE : La nature fait des monstres, dans lesquels il n'y a aucune finalité ; comment peux-tu affirmer qu'elle agit pour une fin ?

ARISTOTE : Et l'artiste, qui agit manifestement pour un but déterminé, ne lui arrive-t-il pas de dévier des règles de son art, et de faire parfois des horreurs ? N'y a-t-il pas non plus des monstruosités morales, quoique l'homme agisse pour une fin ? Mais, lorsque l'artiste dévie, ce n'est pas son art qui se trompe, ce n'est pas non plus la prudence qui est principe de l'acte imprudent, ni la justice qui est source de l'injustice. Pour la même raison, ce n'est pas la nature qui fait les monstres ; elle ne les conserve pas, non plus. Ils sont le résultat d'une cause accidentelle, à raison de laquelle la matière échappe à la domination de la forme ou de l'idée directrice de l'évolution de l'embryon. Comme il arrive à l'homme de préférer le délectable à l'honnête, il arrive parfois à la matière d'échapper à la domination de la forme, surtout lorsque celle-ci exige des dispositions multiples et très complexes où peuvent se glisser des déviations. Ces exceptions confirment la règle, en ce sens que, sans la règle, elles n'existeraient pas, à titre d'exceptions, et en ce sens aussi qu'elles proviennent de l'omission accidentelle d'une condition requise par la règle. Bien qu'il y ait des monstres dans la nature, il reste que le germe contenu dans le grain de froment est ordonné à former un épi et non pas un chêne, et que le germe contenu dans le gland est ordonné à former un chêne et non pas un cèdre ou un mélèze. La finalité est manifeste, les monstres, en s'en écartant, la confirment au lieu de l'infirmer ; c'est pourquoi on les appelle des monstres ; ils nous instruisent à leur manière ; comme, lorsqu'on entend un argument sophistique, on voit comment il ne faut pas raisonner.

LE SOPHISTE . Agir pour une fin suppose une délibération. Or la nature ne délibère pas.

ARISTOTE :Et celui qui joue admirablement de la harpe, et qui manifestement agit pour une fin, délibère-t-il pour savoir à chaque instant quelle corde il doit toucher, à quelle hauteur et comment ? Celui qui est artiste dans l'âme ne délibère plus, son art est enraciné en lui comme une seconde nature ; ainsi la première nature, dans l'ordre de la vie végétative et animale, agit pour une fin sans délibérer et sans le savoir ! L’œil est fait pour voir, l'oreille pour entendre ; autrement tu expliques l'ordre par le désordre, ce qu'il y a de plus beau et de plus élevé dans la nature, par ce qu'il y a de plus infime, par cette cause accidentelle, le hasard. Si donc l'objet de la sagesse est l'être en tant qu'être et ses principes suprêmes, l'objet formel de la sophistique est l'accidentel, le per accidens, qui lui-même, faute d'un soutien, s'évanouit. Pourquoi dépenser ton intelligence à défendre de pareils paradoxes, qui sont l'absurdité même.

LE SOPHISTE : Il te semble, et pour toi c'est vrai. Mon maître, Protagoras d'Abdère, quand il discutait avec Socrate, ne disait-il pas que l'homme individuel est la mesure du vrai et du faux et qu'il n'y a pas de vérités universelles. Mais enfin, puisque tu prétends, toi, qu'il en existe, dis-moi comment tu évites toi-même l'absurdité que tu reproches aux autres ?

ARISTOTE : En rejetant toute vérité universelle, valable pour tous les hommes, rejettes-tu aussi la valeur non seulement grammaticale mais réelle et extra-mentale du principe de contradiction. Ton maître pouvait-il, en même temps, être d'Abdère et n'en être pas, être Protagoras et ne pas l'être ? Un jeune, dit-on, a cru faire récemment une découverte en renversant les rapports de la connaissance et du réel, et en disant que la pensée de l'homme s'obstine en vain à tourner autour des choses pour les connaître, qu'en vérité ce sont les choses qui tournent autour d'elle et viennent docilement entrer dans ses catégories subjectives. Elles sont bien dociles les choses ! Le seront-elles longtemps ? Pourquoi ne s'en iraient-elles pas entrer dans d'autres catégories que les nôtres? Comme toi, ce jeune en vient à douter de la valeur réelle du principe de contradiction et naturellement de celle des autres principes subordonnés de causalité et de finalité. Mais comment subsiste-t-il lui-même et se distingue-t-il de ceux qui ne pensent pas comme lui ? Peut-il, en même temps, être Gorgias le jeune et ne pas l'être ? Et ton maître, si ingénieux fût-il, pouvait-il en même temps être Protagoras et ne pas l'être ? Ni lui, ni le jeune Gorgias, malgré son air si grave et compassé, ne se peuvent prendre bien longtemps au sérieux. Ils se sont rendus malades à plaisir, ils ont perdu la santé de l'esprit, et voudraient nous faire croire que c'est sagesse. Ils sont atteints d'une phtisie incurable, pendant que le petit sens commun respire à pleins poumons, comme l'homme du Pirée et le laboureur dans les champs.

LE SOPHISTE : Le même Protagoras disait pourtant, non sans profondeur, avec Héraclite, que le principe de contradiction lui-même et tous les autres sombrent dans le devenir. Ce qui est n'est pas, et ce qui n'est pas est, car tout devient, et le devenir se suffit sans cause efficiente ni finale.

ARISTOTE : Le principe de contradiction sombre-t-il dans le devenir, ou « le devenir sans cause » vient-il se briser contre le roc du principe de contradiction ? Si ce principe venait à sombrer, comme tu le dis, le devenir lui-même disparaîtrait ; il ne serait pas plus le devenir que le non-devenir, le terme a quo ne serait plus distinct du terme ad quem pour aller d'Athènes à Mégare, on serait arrivé avant d'être parti. Bien plus, le devenir serait aussi bien l'immobile, il s'identifierait avec l'immutabilité absolue de l'Être, ou plutôt avec celle du néant, qui, lui, n'a pas besoin de raison d'être, ni formelle, ni efficiente, ni finale. Ce serait le nihilisme complet. On ne pourrait absolument plus rien dire, ni rien penser de déterminé, ni rien désirer, rien vouloir, rien faire ; Cratyle a dû en convenir, lui qui ne disait plus un mot, mais se contentait de remuer le doigt. Le rôle du sceptique est d'être muet comme un soliveau.

Oui, certes, Héraclite a nié le principe de contradiction, et après lui certains modernes qui répètent ses paradoxes, sans avoir son originalité, qui portait Platon à penser. Héraclite a nié le principe de contradiction, mais tout ce qu'on dit, il n'est pas nécessaire qu'on le pense. Et Héraclite lui-même serait peu satisfait de voir avec quelle maladresse on répète ce qu'il disait. Dans ses erreurs, il était profond à sa manière, comme celui qui pose bien un problème , ses récents imitateurs ne le sont plus.


IX. Finalité ou Nihilisme

LE SOPHISTE : Puisque tu te vantes de tout rattacher à l'être, je voudrais bien voir comment tu y rattaches la finalité. Si tout ne se confond pas, comme le prétend Héraclite, dans le flux universel, dans l'universel devenir, où sombre le principe de contradiction, alors l'être est, le non-être n'est pas, comme l'affirme Parménide. Mais il suit que rien ne devient. Car si quelque chose devient et tend vers un but, cela provient soit de l'être, soit du non-être, qui n'est rien. Il n'y a pas de milieu. Or du néant manifestement rien ne peut venir. Mais de l'être non plus, car l'être est déjà et ce qui devient n'est pas encore. De l'être rien ne peut venir, tout comme d'une statue on ne fait pas une statue, parce qu'elle est déjà.

ARISTOTE : D'une statue on ne fait pas une statue, bien sûr ; mais du marbre qui peut être sculpté, de l'argile, qui peut être façonnée, on fait une statue, comme du germe contenu dans le gland procède le chêne et de celui contenu dans le grain de blé naît l'épi. Ce qui devient et tend vers un but déterminé ne vient ni du néant, ni de l'être déjà déterminé, mais de l'être indéterminé, capable de recevoir une détermination ou perfection. Cette capacité réelle de perfection à recevoir, les hommes l'appellent puissance passive, comme la capacité de produire cette même perfection est appelée puissance active. La perfection est appelée acte. Tu vois dès lors que l'être se divise en puissance et acte et ne vois-tu pas du même coup que la puissance est essentiellement ordonnée à l'acte, la puissance passive à l'acte à recevoir, la puissance active à l'action à produire, comme la vue à la vision, l'ouïe à l'audition. Or, c'est là proprement la finalité qui se rattache à l'être, comme tu le demandais, par la division de celui-ci en puissance et acte. Veux-tu continuer à te servir du mot c pouvoir », continuer à dire que le marbre peut être sculpté et l'argile modelée ? La finalité existe, ou si elle n'existe pas, toute causalité efficiente et même matérielle disparaissent ; avec elles s'évanouit le hasard lui-même, qui, comme toute cause accidentelle, demande à s'appuyer sur quelque chose. Si tu ne saisis pas cela, tu ressembles, comme dit quelqu'un, à celui qui va visiter un jardin d'acclimatation et qui voit les plus petits oiseaux sans prendre garde à l'éléphant. Dans l'ordre intellectuel, la chose n'est pas des plus rares.

Au moins, pour l'amour du hasard et pour pouvoir continuer à te servir de ce mot, admets dans le moindre des corps la plus petite des actions, admets que cette action ou tendance a une loi et un but : cela nous conduira à l'Acte pur.

Rome, Angelico.
Fr. R. GARRIGOU-LAGRANGE, O. P.

Notes et références

  1. Un moderne se souvient de cela lorsqu'il écrit : « Tout mouvement est le produit d'une spontanéité qui se dirige vers une fin ; mais une spontanéité qui se dirige vers une fin est une tendance, et une tendance qui produit un mouvement est une force. » J. Lachelier. Du fondement de l’induction 2e éd. p. 87.
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