Le Latin dans la liturgie
De Salve Regina
La réforme de 1969 | |
Auteur : | Abbé V.-A. Berto |
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Source : | La Pensée Catholique n° 38, 42, 45-46 et 47 |
Date de publication originale : | 1955-57 |
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Difficulté de lecture : | ♦♦ Moyen |
Sommaire
LE LATIN DANS LA LITURGIE - I
Tant de raisons et de si décisives sont en faveur du maintien du latin comme langue liturgique dans l'Église d'Occident, si pauvres et si désastreux sont les prétextes qu'on invoque en faveur des langues vulgaires, que nous avons peine à prendre sur nous d'examiner seulement une question sur laquelle il ne devrait y avoir qu'une opinion non seulement parmi les chrétiens, mais parmi les civilisés. Certes nous n'aurions pas songé à la poser cette question du latin dans la liturgie, ni jamais imaginé que personne pût la poser. Cependant nous voyons qu'on la pose, qu'on la repose, qu'on l'agite, qu'on la dispute. Sans preuves proprement dites ‑ mais beaucoup d'indices convergents équivalent à une preuve ‑ nous avons le sentiment d'avoir en présence des hommes très déterminés dans leur entreprise, décidés à profiter de toutes les occasions pour supplanter le latin, à forcer la main au Saint-Siège, à le mettre, s'ils peuvent, devant le fait accompli, jusqu'au jour, selon eux désirable, et qui serait selon nous néfaste (mais il ne viendra jamais) où l'autorité souveraine, jugeant la cause perdue, se résoudrait à canoniser l'emploi liturgique des langues vulgaires.
Déduisons par ordre nos raisons, dans cette « défense et illustration » non pas du « latin liturgique », car nous ne faisons nullement ici une étude de grammaire ou de style, mais de l'emploi de la langue latine dans la liturgie.
« La religion catholique est le sang de nos veines » nous pouvons le dire aussi sincèrement que le disait Baumann, et il nous est assurément difficile de nous représenter ce que nous serions en dehors de cette religion seule véritable. Cependant nous sommes persuadé que, lors même que nous ne serions pas prêtre, lors même que nous ne serions pas chrétien, la suppression du latin comme langue liturgique serait encore à nos yeux une catastrophe pour l'humanité.
La multiplicité des langues est une disposition providentielle que l'Ecriture Sainte présente comme un châtiment. Or il n'y a pas seulement dans l'Ancien Testament des figures directes des réalités du Nouveau, mais aussi des figures inverses, et Babel est la figure inverse de la Pentecôte, d'où il suit que nulle autre communauté de langage n'est espérable pour le genre humain que celle qui procède de l'Eglise. Non en ce sens que l'Eglise doive s'efforcer à faire disparaître la diversité des langues vulgaires, toutes peuvent porter son message, et, comme le dit saint Augustin « toute les langues nous appartiennent à nous chrétiens, parce que nous sommes du corps qui les parle toutes » ; non pas même en ce sens que l'Eglise ait l'obligation de superposer aux autres langues une langue liturgique commune, mais en ce sens que de fait et comme de surcroît, si l'Eglise choisit une langue pour sa prière officielle, à la diffusion de l'Eglise correspondra naturellement la diffusion de cette langue, qui sera dès lors signe et facteur d'une unité humaine qui ne sera jamais parfaite dans son ordre, car seule l'Eglise en elle-même est parfaitement une ici-bas, mais qui néanmoins, tout imparfaite qu'elle doive rester, est une valeur infiniment précieuse de civilisation.
A l'heure présente, tous les hommes cultivés sont vaille que vaille frottés de latin. Cela ne suffit pas pour qu'ils s'entendent ! Mais enfin, c'est quelque chose, si peu que ce soit, qu'ils ont en commun, et le latin supprimé, c'est une chose de moins qu'ils auraient en commun.
Or, si on excepte les professeurs de belles-lettres et quelques amateurs, quelle occasion ont-ils, les hommes cultivés dont nous parlons, d'exercer leur connaissance du latin ? Aucune ou à peu près s'ils ne sont pas catholiques; mais s'ils sont catholiques, les offices, dussent-ils s'aider d'une traduction ; or il y a tout de même dans le monde quelques dizaines de millions de catholiques cultivés ! Laissons pour le moment le lien que cela met entre eux comme catholiques, nous y viendrons ensuite ; cela les rapproche toujours un peu en tant qu'hommes cultivés. Et s'il faut maintenir et renforcer ce qui rapproche, il faut donc conserver, comme un bien inestimable, l'emploi liturgique du latin.
On ne fera pas une langue universelle, par cette raison surnaturelle qu'il y a eu Babel, parce que les hommes ne cessent pas de vouloir construire Babel, c'est-à-dire de chercher à s'unir en dehors de l'Eglise, et que Dieu ne cesse pas de détruire leur travail, voulant qu'ils ne cherchent leur unité que dans l'Eglise. On ne fera pas une langue universelle, par cette raison naturelle qu'il faudrait non pas la faire, mais la fabriquer et qu'une langue ne se fabrique pas ; qu'il faudrait, l'eût-on fabriquée, non pas l'introduire mais l'infliger, et qu'une langue ne s'inflige pas. Mais il y a une langue, et c'est précisément le latin, qui presque exclusivement jusqu'à la fin du xviie siècle, et très appréciablement jusqu'au début du nôtre, a été, parce qu'elle était la langue supra‑nationale de l'Eglise, la langue internationale des élites intellectuelles. Si cette coutume d'écrire en latin les communications savantes revivra, nous n'en savons rien ; mais très certainement c'était une bonne coutume, polie, honnête, courtoise, commode aux studieux, hautement, humaine. La suppression du latin détruirait sans remède le peu qui en reste. Appellera-t-on cela un progrès ?
Nous ne voulons pas dire que le latin sera jamais une langue universelle au sens où l'entendent les divers confectionneurs d'espérantos (qui font d'ailleurs entre eux une petite Babel supplémentaire, ce qui n'est pas dépourvu d'ironie). Nous disons qu'il est encore une langue sinon parlée, du moins connue et comprise par la plus grande partie des élites, et avec laquelle en tout lieu de la terre le peuple catholique de rite romain a quelque accointance; nous disons que c'est là un puissant facteur d'unité entre les hommes ; nous disons que l'usage du latin dans la liturgie, qui a été la cause principale de la diffusion du latin, en demeure la principale garantie, et que de ce seul chef, il faut le conserver.
Il ne sert de rien de dire que le latin pourrait rester une langue de communication savante, que Leibniz était protestant et Spinoza juif, Bergson et Boutroux agnostiques au temps où ils composaient leurs thèses secondaires, et que cela n'a pas empêché ces penseurs d'écrire en latin. C'est qu'ils vivaient sur le trésor catholique, accumulé pendant des siècles et devenu par la générosité de l'Eglise, le bien commun de l'humanité. Et d'autre part, il ne faut pas songer seulement aux mandarins, à une sorte de diffusion horizontale du latin dans les classes éclairées, qui ne ferait que les isoler davantage des classes inférieures. Nous écrivons ceci au lendemain du jour où le Souverain Pontife a décrété, en présence de cent-cinquante mille travailleurs manuels, l'institution de la fête de saint Joseph ouvrier. Si convaincu que nous soyons de la nécessité des élites dans une société bien ordonnée, nous ne consentons pas qu'elles tournent à une caste, et nous ne croyons pas qu'il puisse être indifférent à un cœur un peu généreux que l’« homme de la rue », le mineur ou le marin-pêcheur, participe en quelque mesure (une mesure qu'on peut toujours augmenter, comme nous le verrons) à. l'usage du latin. Or de cette diffusion « verticale », elle aussi unissante, la liturgie est le seul moyen, le seul absolument. Et de ce seul chef encore, travailler contre le latin dans la liturgie, c'est travailler contre la civilisation.
Le latin supprimé, les textes liturgiques latins et les chants liturgiques en latin passent pièces de musée, et non d'un musée visité par le peuple, non pas même d'un musée accessible aux hommes de moyenne culture, mais d'un musée réservé à quelques initiés et raffinés. Nous disons : « non pas même d'un musée accessible aux hommes de moyenne culture », car ceux-ci, nous l'avons déjà fait remarquer, ne gardent souvenir de rosa la rose et templum le temple que par la liturgie. Le latin disparu de la liturgie usuelle, c'est le latin tout court qui est fini pour eux, et à. la perte d'un élément d'unité s'ajoute, la perte non moins désastreuse d'une immense partie, l'une des plus belles, la plus belle selon beaucoup dont nous sommes, du patrimoine artistique du genre humain. Du point de vue où nous nous plaçons maintenant, la rage anti-latine est comparable à la fureur iconoclaste. C'est comme si, pour libérer l'esthétique chrétienne des formes du passé et fournir au xxe siècle des édifices religieux mieux accordés à la piété, une horde d'adaptateurs énergumènes entreprenait de dynamiter Chartres, Reims et Paris, ces monuments périmés. Le crime serait égal, dans l'ordre littéraire et musical, de rendre définitivement inaccessibles à presque tous les chrétiens (que nous considérons d'ailleurs encore ici en tant qu'ils sont des hommes, et non formellement en tant que chrétiens) le Missel, le Graduel, l'Antiphonal romains.
Nous serions infini si nous entreprenions l'éloge artistique de ces merveilles. Mais si la beauté littéraire est l'expression sonore, nombreuse, en style lyrique ou oratoire, d'une idée majestueuse, il faut dire que ni Pindare, ni Goethe, ni Shakespeare, ni Dante n'ont rien qui dépasse, nous disons quant à nous (et nous ne le disons pas seul) rien qui atteigne la Préface de la Consécration des Vierges, l'Exsultet de la Vigile Pascale, le Stabat de la Compassion, l'hymne de Noël ou le Decora lux avec la strophe qui tire les larmes des yeux « 0 Roma felix ». Nous comparons sommets à sommets, et naturellement nous ne nous occupons que de ce qui a été composé en latin, laissant les textes scripturaires qui sont une traduction, encore que cette traduction philologiquement discutable soit littérairement un chef-d’œuvre. Dans un ordre moins sublime, on peut prendre presque au hasard les oraisons du Missel (à l'exception, ce qui n'est pas un hasard, des plus modernes), les exorcismes et les bénédictions du Rituel, la beauté littéraire est partout ; partout la poésie, partout les mots qui, d'emblée, par leur sens et leur son conjoints, suscitent comme on dit depuis Péguy, le « climat » du mystère célébré, partout la trouvaille poétique ou noble ou suave ; nulle part l'amphigouri, le falbalas, l'emphase, l'obscurité, la torture raffinée de la langue ; mais dans la lumière ou de l'aurore ‑ Aurora coelum purpurat ‑ ou du midi ‑ et ignibus meridiem ‑ ou du crépuscule ‑ Te lucis ante terminum ‑ évoquée par des génies inconnus au cœur absolument simple, la chose à dire est dite avec génie et avec simplicité. « Jésus-Christ a dit les choses grandes si simplement qu'il semble qu'il ne les ait point pensées et si clairement néanmoins, qu'on voit bien ce qu'il en pensait; cette clarté jointe à cette naïveté, est admirable ». Cette pensée elle-même admirable de Pascal, c'est à toute page des livres liturgiques latins qu'il faudrait l'appliquer.
Il y a un exorcisme contre les rats (hélas, nous n'avons que trop souvent l'occasion de le célébrer) qui est un pur joyau de poésie franciscaine, où ces animaux sont priés, au nom du Seigneur qui les a créés, de déguerpir, mais priés avec une courtoisie, une délicatesse à laquelle ils ne peuvent vraiment pas être insensibles. Et de déguerpir pour aller où ? On ne le dit pas. Peut-être bien chez le voisin, mais c'est son affaire, il convoquera aussi un exorciste, et les rats finiront bien par aller aux champs. Rien ne manque à. ce parfait poème en dix lignes, pas même ce léger voile d'ironie gentille qui rappelle Banville, si parva licet componere magnis.
Est-ce tout ? Ce n'est qu'à peine la moitié. Ces textes pour la plupart ou bien ont été composés pour une mélodie préexistante, ou bien ont appelé la composition d'un chant. En musique, ce sont les musiciens qui sont compétents, comme les peintres en peintures et les sculpteurs en sculpture et les architectes en architecture. Or depuis la savante et patiente restitution des mélodies rythmiques grégoriennes par les Bénédictins, isolés d'abord et combattus, puis soutenus et encouragés par saint Pie X, il n'y a plus un musicien pour contester la valeur d'art du chant liturgique. Bien sûr, il s'agit d'art religieux ; mais c'est une partie de l'art que l'expression réponde à la fin ; on peut être un peintre très profane et reconnaître la valeur des fresques de Fra Angelico comme peinture religieuse ; on peut être musulman ou bouddhiste et n'avoir jamais bâti que des gares, et admirer la coupole de saint Pierre ou saint Trophime d'Arles comme des chefs-d’œuvre d'architecture religieuse chrétienne. Une semblable unanimité s'est faite et définitivement, parmi les musiciens, au sujet du chant grégorien. Nul ne pense pour de bon que la prière chrétienne liturgique pourrait jamais trouver une expression musicale, musicalement plus belle.
Dans la communion Vidimus stellam de l'Epiphanie, après la modulation initiale en mineur sur vidimus, une montée un peu retardée par le salicus, une descente sur deux ternaires la‑sol‑la sol‑fa‑‑sol, légers comme du cristal, une sorte de pas suspendu mi‑fa‑ré, assourdi encore par le son latin de u, éclate une extraordinaire tierce majeure sol‑si sur stellam qu'il faut attribuer à quelque Wagner de mille ans plus ancien que l'autre, et qui peut marcher son égal.
Nous donnons cet exemple et nous n'en donnons qu'un pour n'en pas donner cent. D'ailleurs l'analyse mélodique et rythmique d'un morceau sera toujours un privilège, et nous considérons présentement ce qui dans l'art est ou peut être pour le grand nombre la source de l'émotion esthétique. Les anciens disaient déjà « le beau est ce qui, étant vu, plaît, pulchrum est quod visum placet, définition moins compliquée que celle de Kant et où il suffit de changer un mot pour qu'elle convienne au beau musical : pulchrum est quod auditum placet : le beau est ce qui étant entendu plaît, ce dont l'audition plaît. Il y aura toujours des gens (que nous plaignons de tout notre cœur) qui ne sauront jamais distinguer un do d'un ré, et qu'un ternaire saboté en triolet laissera solides sur leurs jambes; ils ne s'évanouiront pas pour si peu. Ce sont des monstres, et les cas tératologiques ne nous occupent pas en ce moment ; nous parlons de l'homme normalement constitué. Et nous disons qu'avec un minimum d'éducation musicale, voire sans aucune éducation musicale, l'homme capable de l'émotion esthétique ne peut pas ne pas l'éprouver en entendant chanter le terrassant Spiritus Domini de la Pentecôte, ou le jubilant Alleluia de Pâques, ou le graduel, recueilli d'abord et très grave, ensuite épanoui dans l'allégresse, Tecum principium, de la Messe de Minuit. Encore une fois nous supposons que l'auditeur sait grosso modo à quelles paroles la phrase musicale, mélodique et rythmique est attachée, quelle est la place du morceau dans la liturgie catholique, mais cela lui étant fourni, il peut être, encore une fois, musulman, bouddhiste, agnostique, s'il n'est doué qu'à la mesure commune, il reconnaîtra néanmoins la beauté; et s'il est artiste, plus il le sera, plus il sera émerveillé d'une telle perfection artistique.
Avions-nous tort de dire que si la civilisation n'est pas seulement l'abondance de l'utile, mais l'abondance et la surabondance de l'honnête et du beau, la sournoise intrigue anti-latine est une entreprise de sauvages ? Quoi ! que l'on prive les hommes de tant de beauté répandue à. profusion! Que l'on dépouille l'Eglise de la gloire d'avoir été l'inspiratrice, de demeurer la dépositaire et la dispensatrice inépuisable de tant de magnificences, si propres à élever les hommes autant qu'à les unir dans de communes admirations 1 Qu'on lui enlève cet éclatant témoignage de sa bienfaisance au delà de sa sphère propre, ce « surcroît » évangélique qui d'ailleurs lui est propre encore puisqu'elle n'en partage l'honneur avec aucune autre institution, qui lui crée des titres impérissables à la reconnaissance universelle, qui même peut attirer vers elle les plus noblement humains d'entre les hommes, et sans rien lui apporter en compensation, rigoureusement rien, que la banalité, la platitude, le mauvais goût déchaîné, la bassesse de l'expression verbale et musicale ! Et cet inimaginable ravalement proposé par ceux qui nous rebattent les oreilles de l'« apologétique du seuil » ! En vérité, il faut avoir désappris de rougir !
Sauvage tant qu'il vous plaira, nous dira-t-on peut-être, il faut l'être avec les sauvages; nous sommes barbares avec les barbares. Ce que vous croyez conservé encore est déjà, perdu. Personne ne sait plus le latin, que d'ailleurs depuis des siècles le commun peuple chrétien n'a jamais su. Et quant à la valeur d'art des textes et des chants liturgiques en latin, elle n'est plus déjà perçue par les hommes de moyenne culture mais seulement par les spécialistes au profit desquels, de votre aveu, on ne peut en matière religieuse maintenir ce qui tourne au détriment de la masse à convertir. Encore un coup, passons aux barbares et périsse la liturgie en latin, pourvu que l'Eglise soit dilatée.
Nous répondrons à ces sophismes, nous montrerons leur inconsistance, mais nous le ferons plus aisément lorsque nous aurons considéré l'emploi du latin dans la liturgie non plus seulement comme nous l'avons fait jusqu'ici, selon sa valeur « civilisante », mais selon sa valeur proprement chrétienne. Ce sera l'objet de notre prochain article.
LE LATIN DANS LA LITURGIE - II
En ces jours où les chrétiens célèbrent avec allégresse et vénération les anniversaires du Souverain Pontife, nous n'aurions pu écrire sur quelque sujet que ce fût sans commencer par joindre notre humble hommage à ceux qui montent de partout vers l'auguste Personne du Saint-Père. Mais ayant à traiter du latin comme langue liturgique, il nous est deux fois doux et deux fois nécessaire de prendre du cœur même de ce sujet l'occasion de refaire notre profession de piété filiale, de fidélité, de docilité, envers Pierre vivant en Pie XII.
Car depuis notre précédent article a été publié un document mémorable, l'Encyclique Musicae sacrae disciplina. Nous eût-elle obligé à quelque rétractation que nous nous serions exécuté avec joie, trop heureux de pouvoir ainsi témoigner dans le fait des sentiments que nous venons d'exprimer. Cette voie nous est fermée, puisque l’Encyclique vient au contraire confirmer souverainement et la vérité, et même, s'il nous est permis de le dire, l'opportunité des vues que nous proposions comme théologien particulier. Faisons donc consister notre hommage à transcrire quelques-unes des paroles du Saint-Père.
« Tous ceux auxquels le Christ Notre-Seigneur a confié la garde et la dispensation des richesses de son Eglise doivent conserver soigneusement ce précieux trésor du chant grégorien, et y faire participer abondamment le peuple chrétien... Si, dans les églises catholiques du monde entier, le chant grégorien résonne dans sa pureté et son intégrité, il aura aussi, comme la liturgie romaine, le caractère d'universalité ; ainsi dans le monde entier, cette harmonie deviendra familière aux fidèles ; ils auront comme l'impression qu'elle est de chez eux, et par là ils auront la satisfaction de sentir dans leur cœur l'admirable unité de l'Eglise. C'est là une des principales raisons pour lesquelles l'Eglise désire si vivement que le chant grégorien soit intimement lié aux paroles latines de la sainte liturgie... Les Ordinaires des lieux et les autres pasteurs veilleront avec soin à ce que dès l'enfance les fidèles utilisent davantage le chant grégorien et se familiarisent avec lui, et à ce qu'ils sachent en faire usage dans les cérémonies liturgiques ».
Un peu plus loin, le Souverain Pontife rappelle expressément « la loi qui veut que les paroles liturgiques elles-mêmes ne soient pas chantées en langue vulgaire ».
Et enfin, puisque nous ne pouvons tout citer, l'Encyclique recommande l'emploi de traductions qui peuvent « aider et éclairer efficacement les fidèles de façon qu'eux aussi comprennent ce qui est dit en latin par les ministres sacrés ».
Nous avouons que notre penchant serait de poser la plume, de nous taire absolument. A quoi bon écrire pour délayer, pour affaiblir de telles paroles ? Elles nous comblent, elles rencontrent en nous une adhésion totale, nous ne laissons perdre un atome de leur clarté ni de leur force. Encore une fois, que leur ajouter qui ne soit au moins superflu, qui peut-être ne les obscurcisse et ne les débilite ? Volontiers nous engageons nos lecteurs à ne pas aller plus loin ; ils profiteront plus à reprendre en mains l'Encyclique. Puissent ceux qui veulent nous suivre ne pas perdre tout à fait leur temps.
Travailler à la suppression du latin comme langue liturgique dans l'Eglise d'Occident, c'est, disions-nous dans notre premier article, c'est travailler à la ruine du chant grégorien. Cette conséquence n'est pas niable, aussi bien nul de nos adversaires ne la contestait; mais on disait: périsse donc le chant grégorien. (Nous mettons nos verbes à l'imparfait, espérant que depuis l'Encyclique nous n'aurons plus d'adversaires sur ce point; nous verrons bien). Périsse le grégorien, qui n'est qu'une des formes concevables du chant religieux ; qui n'est qu'une expression désormais périmée du sens liturgique, lequel chez les chrétiens d'aujourd'hui demande à s'exprimer autrement ; qui est cause de la déplorable inintelligence dont le peuple chrétien est frappé à l'égard de la célébration du culte. Changeons cela ! Disons la messe en français, en anglais, en samoyède, en patagon, dans des salles d'estaminet, en bleu de travail, avec des cantiques patagons, samoyèdes, anglais, français, espérantos. Quoi donc ! la liturgie est pour le peuple, non le peuple pour la liturgie. Laissons aux moines, puisqu'ils y tiennent, une liturgie anachronique ; eux-mêmes sont assez anachroniques ; à gens hors du siècle, culte hors du siècle ; mais à l'homme moderne, liturgie moderne, à l'homme de la rue, liturgie de la rue.
Nous verrons tout à l'heure si ces nouveaux iconoclastes interprètent fidèlement les aspirations liturgiques de l'homme de la rue. Ce qui est clair, c'est qu'ils sont faits pour enlever aux gens intelligents toute envie de se faire catholiques. Etre de la même religion que de tels imbéciles, grand merci; c'est déjà trop d'être comme eux un bipède sans plumes (et « aux ongles larges », selon la précision ad unguem que Diogène força Platon à ajouter, en lui apportant un poulet plumé vif).
Laissons Platon, Diogène, et le poulet, nous n'avons guère l'humeur à rire. Mais nous prétendons qu'une religion qui veut qu'on la croie vraie doit être premièrement intelligente; si elle tombe dans le marécage de la trivialité, de la grossièreté, de l'ineptie, inutile de chercher davantage, la vérité n'est pas là. Défense aux sots de se mêler d'apologétique.
Par bonheur, l'Eglise est intelligente, et même tout ce qui n'est pas elle est abominablement stupide. Or, l'Eglise juge autrement que les sauvages anti-latins. Elle maintient le latin, elle maintient le chant grégorien. Elle dit ses raisons, et nous allons y venir, mais auparavant nous userons d'un argument qui entre catholiques ne peut être rejeté, l'argument d'autorité. Nous disons donc aux catholiques qui souhaitent une liturgie en langue vulgaire :
« Ce que le Motu proprio de saint Pie X, ce que Divini Cultus de Pie XI, auraient dû vous interdire de penser et de faire contre le latin, contre le chant grégorien, voici que Musicae sacrae disciplina de Pie XII vous l'interdit, non pas certes avec une force nouvelle ‑ l'Encyclique dit vingt fois qu'elle ne fait que répéter ‑ mais avec une force récente, si l'on peut ainsi parler. Indépendamment de sa motivation, le jugement pratique de l'Eglise doit faire votre règle, puisque vous êtes et entendez demeurer ses fils. Il faut donc, non seulement cesser de vous employer en sens contraire, mais vous employer positivement dans le sens de ce jugement. Vous déplorez (et qui ne la déplore ?) la division des catholiques : voici un terrain sur lequel toute division doit cesser. Donnez au chant populaire et à la langue vulgaire la place que leur donne l'Encyclique, n'essayez plus de leur donner frauduleusement rang de chant et de langue liturgiques, travaillez franchement, comme nous, ainsi que l'Encyclique le demande, à répandre parmi les fidèles le goût et le sens de la liturgie latine, parlée ou chantée, et nous montrerons au monde que nos préférences privées ne pèsent rien pour nous devant les préférences du Saint-Siège, tête et conscience du corps de l'Eglise dont nous sommes les membres ».
Encore une fois, il nous semble que nul catholique ne peut récuser ce langage. Mais l'Eglise, comme elle le fait toujours, dit ses hautes, ses belles, ses admirables raisons. Nous ne les examinons pas ici pour les juger; nous venons de dire que ce sont elles qui nous jugent et nous serons jugés sur elles, mais pour nous en pénétrer.
Ce qui détruit radicalement les sophismes que nous avons rapportés plus haut, c'est le fait que l'Eglise rejette cette proposition faussement évidente que la liturgie est pour le peuple et non le peuple pour la liturgie. L'Eglise n'entend pas qu'on adapte la liturgie au peuple, mais bien le peuple à la liturgie. Nul moyen de faire admettre cet apparent paradoxe à qui ne reconnaît pas à l'Eglise une personnalité transcendante ; mais des chrétiens doivent savoir que l'Eglise est un mystère, qu'elle ne se réduit pas à la collectivité anonyme et changeante des baptisés qui la composent à chaque point de la durée des siècles, et aux différents points de l'espace. C'est comme Personne transcendante à chacun de ses membres et à tous qu'elle s'adresse à Celui dont elle est à la fois le Corps et l'Epouse ; c'est comme Personne transcendante qu'elle célèbre son culte à elle, avec sa langue à elle, avec son chant à elle, et, nous le disons en passant, puisque l'Encyclique le dit aussi en passant, avec tout un art à elle fermé à qui « ne possède pas cet oeil intérieur qui lui permette de découvrir ce que requièrent la majesté de Dieu et le culte divin». C'est pourquoi en cette matière l'Eglise ne fléchit pas plus qu'en dogme, car au fond le dogme est en cause. L'Eglise sent dans sa conscience que ceux de ses membres qui veulent accommoder la liturgie au peuple méconnaissent son propre Mystère et ne révèrent pas assez la transcendance de sa propre Personne.
Il reste donc à accommoder le peuple chrétien, successif et dispersé, à la liturgie de l'Eglise, et nous aurons quelques remarques à faire là-dessus. Mais poursuivons d'abord l'étude des raisons de l'Eglise.
L'Encyclique insiste sur l'universalité. Nous citerons ici deux exemples, dont l'un nous tient particulièrement au cœur. Une fois déjà, dans cette Revue, nous avons évoqué notre mère ; qu'on nous permette de le refaire encore aujourd'hui. Cette chrétienne très simple (mais qui sut obéir sur-le-champ au décret de saint Pie X sur la communion des enfants) avait été plus de dix ans en service avant son mariage dans une famille protestante de riches américains dont la vie se passait en croisières : Allemagne, Suisse, Angleterre, Italie, Palestine; ces désœuvrés « tuaient le temps », accompagnés de leurs enfants et de leur gouvernante française, laquelle d'ailleurs savait principalement le breton. Plus tard, tandis qu'elle formait notre conscience avec un discernement qui nous tient encore agenouillé devant sa sainte mémoire, elle avait coutume de nous dire . « Mes maîtres n'étaient pas des gens sans religion, mais chez les protestants on parle au temple la langue de chaque pays, ce qui fait que dans les pays où l'on ne parle pas l'anglais les Morgan restaient à l'hôtel le dimanche. Moi, j'allais à l'église, et la messe était partout pareille; avec mon paroissien, je pouvais la suivre, n'importe où nous étions. C'est en voyageant que j'ai aimé l'unité de l'Eglise ». Nous avions sept ou huit ans, et telle fut la première, l'ineffaçable impression que nous reçûmes de cette unité de l'Eglise, vécue et goûtée par notre mère qui n'entendait point le latin, mais aux yeux de laquelle l'emploi du latin dans la liturgie était une tendresse bienfaisante aux humbles de l'Eglise de la Pentecôte, et l'un de ses plus écrasants avantages sur la poudre babélique des confessions protestantes.
Voici notre second exemple, moins intime mais très semblable. Un curé de nos plus chers amis a pour l'un des ornements de sa paroisse un petit groupe d'anti-latins qui ne laissaient pas (du moins avant l'Encyclique) de le fatiguer beaucoup. Il advint qu'un de ces personnages eut à voyager. Il revint calmé de son périple. « Il faut avouer, dit-il à son curé, que c'est tout de même commode, à l'étranger, d'avoir la messe en latin ». Ce curé miséricordieux s'abstint de répondre à son paroissien qu'il y a sous la calotte des cieux beaucoup d'autres calottes qui se perdent.
Mais il faut pousser davantage ; en maintenant le latin dans la liturgie, l’Eglise ne pense pas seulement aux chrétiens qui parcourent les continents. N'y a-t-il pas déjà assez de murailles entre les peuples, hélas, et faut-il en élever une de plus jusque dans le culte sacré ? On dit que la vérité de nos mystères n'est pas liée à la langue dans laquelle en les célèbre. Certes, et que prétend-on tirer de là ? On peut les célébrer en une langue ou en une autre, mais si c'est l'une ce n'est pas l'autre, et chaque peuple serait un peu plus enfermé en lui-même, un peu moins accueillant aux autres, si les catholiques de chaque peuple se mettaient à célébrer le culte dans leurs langues nationales respectives. Serait-ce là le moyen d'obtenir ce que demande la sublime oraison de la fête du Christ-Roi, que « les familles des nations, désagrégées par la blessure du péché, se réunissent dans la soumission au très doux empire du Seigneur » ?
Moyen d'unité entre les peuples ‑ non pas suffisant, nous le voyons trop, mais infiniment précieux ‑ signe d'unité entre les chrétiens, le latin dans la liturgie est en outre un facteur d'unité au sein même de l’Eglise. Lex orandi, lex credendi. Et cette loi de la prière qui fait règle de foi ne peut être qu'aux mains du Saint-Siège. On a vu défaillir des épiscopats nationaux presque entiers, à la glorieuse exception de quelques martyrs. L'abandon du latin a-t-il procédé de cette défaillance plutôt qu'il ne l'a engendrée ? Ce n'est pas sûr, et en Allemagne particulièrement, Luther, devançant les évêques de tout son Monstrueux emportement, a voulu un christianisme germanique de langue comme de pensée, en sorte que l'introduction de la langue vulgaire a été là non seulement un effet, mais un agent extraordinairement puissant de séparation d'avec Rome. Là même où elle a été d'abord un effet, elle n'a pas tardé à se comporter comme une cause, et c'était inévitable. Nous n'hésitons pas à le dire, le péril de schisme ou d'hérésie serait plus grand au xxe siècle qu’au xvie. Le Saint-Siège ne gouvernerait pas longtemps des églises nationalisées jusque dans leur langue liturgique. Nous n'accusons pas notre récent adversaire le P. Rouquette de souhaiter l’introduction de la « dimension nationale », dont il est bizarrement féru, jusque dans la liturgie. Qu'il se persuade que d'autres y pensent auxquels il donne ouverture, qui eux-mêmes ne songent pas au schisme, mais qui sont poussés par d'autres encore, lesquels sans aller au schisme formel, se complaisent « au bord du schisme ». Si nous mettons ces derniers mots entre guillemets, c'est qu'ils ne sont pas de nous ; ils viennent de beaucoup plus haut, traduisant une inquiétude éminente qui n'a point pour objet la lune, mais un certain pays compris entre quatre mers dont un océan. Nous ne disons pas qu'il y a une machination, nous n'en savons rien, mais nous disons qu'il faut voir plus loin que le bout de son nez. Avec le relâchement des liens entre les, Eglises particulières, l'abandon du latin dans la liturgie amènerait infailliblement un relâchement redoutable de chacune des Eglises à l'égard de l’autorité pastorale et doctrinale de l'Eglise Mère et Maîtresse. Pour ce qui appartient présentement au rite latin, la romanité dépend de la latinité.
Alors, pour garder le latin, Rome lâche l'homme de la rue ?
De toutes les légèretés qu'on se permet envers le Saint-Siège, nous n'en connaissons guère qui de plus près que celle-ci confine à l'outrage, et nous ne comprenons pas, nous ne comprendrons jamais, que des catholiques puissent à ce point s'égarer. Croient-ils qu'il y ait un lieu au monde où l'on ait plus qu'à Rome le souci des âmes ? N'est-il pas évident à leurs yeux que si le Saint-Siège veut conserver le latin, c'est qu'il n'y voit un obstacle ni pour la participation au culte de ceux qui sont déjà des fidèles, ni pour l'entrée dans l'Eglise des nouveaux convertis d'âge adulte ? C'est ce qui nous reste à étudier.
Non moins que de l’intellectualité et de l’unité, la vraie religion doit offrir le caractère de la beauté, et de ce point de vue encore, il faut maintenir le privilège du latin.
Quelles que soient les discussions des esthéticiens sur l'essence de la beauté, il y a au moins un point sur lequel ils s'entendent, c'est que la proportion est un élément de la beauté, et la disproportion un élément de la laideur, ou du ridicule. Proportion interne d'abord, sans doute, proportion des parties au tout ; mais aussi proportion de l’œuvre d'art à son objet. Nous avons déjà dit avec quelle énergie, avec quelle sévérité, mais bienfaisante, l'Encyclique insiste là-dessus. A objet sacré, art sacré.
Nous ne prétendons pas interdire tout emploi religieux des langues vulgaires ! L'Encyclique conserve la distinction de tout temps reçue dans l'Eglise entre le culte non liturgique et le culte liturgique ; mais, conformément encore à la tradition catholique, elle refuse de reconnaître la même excellence à l'un et à l'autre, et elle maintient fermement que le chant religieux en langue vulgaire doit être pratiqué seulement « soit dans les églises durant les offices et les cérémonies non liturgiques, soit en dehors de l'église dans les diverses solennités et célébrations ».
Qu'il y ait une langue sacrée, cela n’est pas rigoureusement nécessaire, et nous nous contredirions plus qu'un autre en l'affirmant, puisque, comme nous le dirons tout à l'heure, nous unissons nos efforts à ceux qui travaillent à refaire du latin une « langue vivante », apte même à des usages profanes, sinon triviaux.
Mais à défaut d'une nécessité il y a des convenances, et il est certain que le culte est plus beau, et c'est quand il est liturgique qu'il doit surtout être beau, si la langue dont il se sert, fixée depuis des siècles, porte comme un reflet de l'immutabilité du Seigneur auquel il s'adresse. Qu'on ne nous fasse pas dire qu'il faut, à notre gré, qu'une langue liturgique « retarde », retarder est péjoratif ; il faut qu'elle atteigne à l'intemporel, autant qu'il est permis à l'humaine fluidité, pour que l'âme élevée au-dessus du temps, se sente élevée au-dessus d'elle-même, anima supra seipsain exaltata, comme dit quelque part saint Grégoire, qui savait apparemment ce que doit être la musique sacrée et le culte sacré.
Nous sommes très intimement persuadé que l' « homme de la rue » n'a rien à redire à ce que nous venons d'écrire. Qu'il souhaite de comprendre la langue liturgique, oui, mille fois oui, il n'y a qu'à la lui apprendre, et nous y reviendrons mais qu'il tienne à retrouver dans la liturgie la langue dont il se sert pour faire son marché ou pour faire sa belote, c'est une invention de beaux esprits qui se croient « peuple » et qui sont sans remède des pédants de cabinet. Ils sont dans la même incroyable erreur que cet excellent prêtre, point pédant certes, mais « bourgeois » comme on ne l'est pas, qui voulant lui aussi « aller au peuple » fit construire son église en forme de hangar d'usine avec des matériaux pour tour Eiffel. Comme s'il eût dit aux ouvriers de sa paroisse : «Braves gens, vous n'êtes point capables d'aimer autre chose, je vous bâtis ce que vous aimez ». Et c'est ainsi que l'on insulte ceux que l'on croit flatter, c'est ainsi qu'on les enferme dans la laideur, c'est ainsi qu'on les abaisse enfin en voulant leur condescendre. Passons aux barbares! Comment donc, Messieurs les anti-latins! Comment donc, Messieurs les panvulgaristes ! L'Eglise ne fait que cela, mais c'est en les frottant de latin qu'elle les décrasse de leur barbarie. Elle ne renonce pas à civiliser ceux qu'elle baptise, et loin de consentir qu'ils n'aient point de part aux merveilles d'art dont sa liturgie foisonne, elle prétend qu'on les rende capables de s'y plaire et d'en savourer la beauté.
Quant à se faire barbare avec les barbares, juste ciel, nous en avons des exemples qui seraient à dégoûter d'être chrétien. On nous a parlé d'une église dans laquelle, après que le prêtre a chanté l'oraison en français (nous ne savons par quelle autorité) l'assistance répond, non pas Ainsi soit-il, non pas nous consentons, mais d'aac ... cooord ! Pour le coup, voilà du vulgaire. Est-ce encore du chrétien ? Comme le français de M. Daniel-Rops est du français. Mais l'homme de la rue, à qui l'on fait chanter d'accord au lieu d'Amen, soupçonne qu'on lui fait peu d'honneur, et peut-être qu'il n'est pas d'accord du tout, en quoi il se montre moins vulgaire que son curé.
Nous espérons qu'on nous en a conté, et qu'il y a du canular dans cette histoire. Néanmoins, c'est là qu'on nous mène, et là que nous arriverions vite, à juger par la production quotidienne des fabricants de chants en langue vulgaire audacieusement intitulés « pro‑liturgiques » ou proposés « pour l'usage liturgique ». Proh pudor !
Entendons-nous bien. Un recueil de cantiques populaires qui se donne honnêtement pour tel, qui s'offre, conformément à l'intention de l'Eglise manifestée pour la centième fois dans l'Encyclique, pour l'usage non liturgique, un tel recueil n'est pas tenu à l'excellence ni littéraire ni musicale. C'est comme le menu des jours ouvrables, il faut être né grincheux pour se plaindre de n'y pas trouver l'extra du dimanche. Le saint P. de Montfort a laissé des centaines, non, des milliers de strophes qui même restituées à leur teneur authentique avec un soin filial et une sagacité admirable par le P. Fradet S. M. M., ne brillent pas précisément par la rime ni le rythme ni quoi que ce soit de poétique, bien qu'une onction extraordinaire y soit répandue, qu'on y sente partout la flamme de ce cœur de feu. ‑ Et quant aux airs, c'était « Tu croyais, en aimant Colette... » ou « Bon, bon, bon, que le vin... », des airs de danse ou de cabaret. C'était audacieux aussi, et astucieux, mais d'une bonne audace et d'une sainte astuce, sanctionnées d'ailleurs par un succès miraculeux. Mais le P. de Montfort travaillait délibérément dans l'infra-liturgique, et lui qui fut si souvent et si injustement taxé d'extravagance, l'idée de truffer de ses cantiques une grand messe paroissiale lui eût paru de la dernière extravagance, et bien plus celle de confectionner de toutes pièces une para-liturgie. Dieu sait qu'il était hardi ! Mais il l'était comme les saints savent l'être, très prudemment hardi, très hardiment prudent.
On sait que les cantiques populaires du P. de Montfort n'ont pas vieilli. Corrompus, plagiés (mais le P. Fradet y a porté remède), abrégés surtout, ils servent encore, et serviront longtemps. Pour l'usage non liturgique, dans les missions, dans les retraites, il n'y a pas mieux en français, et ce qui s'applique modestement à l'imiter (nous songeons au recueil de M. l'abbé Le Cerf) parvient seul sinon à égaler cet inégalable, du moins à le rappeler fructueusement.
Mais le cantique en langue vulgaire à prétention liturgique est très généralement hideux, à le croire maudit dès les lombes spirituels de ses géniteurs. Des lourdeurs ou des fadeurs, des platitudes amphigouriques, des gongorismes qui appellent le sifflet, le tout sur une musique inconcevablement suppliciée et encore plus suppliciante, fatras qui ne met pas six semaines à faire le chemin de l'étalage du libraire à l'éventaire du bouquiniste, ‑ il n'y a pas d'homme de la rue qui tienne, l'homme de la rue aime mieux chanter le Vexilla Regis, fût‑ce sans en comprendre un mot.
Distinguons quelques oeuvres, et disons un mot, par exemple, des « Psaumes » du P. Gélineau, qui ont acquis une espèce de renommée. Ne disons rien de la musique, c'est une autre question. L'auteur n'est pas responsable du texte, qui est celui de la « Bible de Jérusalem », à quelques retouches près. Or ce français n'est pas beau comme français, il n'est pas génial, il ne coule pas de source, il est raboteux, il est gauche, il est étriqué, il est gêné aux entournures ; on est là-dedans comme dans un veston mal coupé.
Imagine-t-on rien de plus affreusement disgracieux que :
« Oui c'est un grand Dieu que notre Dieu »,
ou,« Quarante ans cette race m'a dégoûté »,
ou « comme vase de potier les fracasseras »,
ou « Qu'est-ce que l'homme que tu en gardes mémoire »,
ou « Il fait bondir comme un veau le Liban, le Siryon comme un jeune taureau ».
Certainement les pieux fidèles ne peuvent faire moins que de mugir. Et la vraie musique qui convient à ce français-là, c'est celle qui sort des étables la nuit.
Il parait qu'il s'est formé près d'Autun une petite communauté de protestants qui a adopté pour la récitation commune ce même psautier de la Bible de Jérusalem. Grand bien leur fasse ! Mais de deux choses l'une, ou bien ils seront tués par le ridicule homicide d'une pareille cacophonie, ou bien, s'ils survivent, ils viendront au latin.
Et nous leur souhaitons de survivre ! Rien n'est plus émouvant que de voir des protestants d'origine calviniste ou zwinglienne se reprendre après quatre siècles à chercher un culte liturgique, à recomposer une liturgie. « Si forte attractent eum. » Avec quel respect nous considérons ces tâtonnements, avec quelle insistance aussi nous crions à ces âmes de bon vouloir et bien orientées : Pressez le pas sans quitter votre route, qui est la bonne. Et vous trouverez préexistante, dans l'unique Eglise de Jésus-Christ, la plénitude de ce qu'appellent vos désirs, de ce que postulent vos essais.
Nous ne faisons d'ailleurs nul grief au R. P. Tournay et à M. R. Schwab qui n'ont pas prétendu faire oeuvre d'art, qui ont voulu faire oeuvre de science. Ils auraient dû d'ailleurs se dire que les psaumes étant en hébreu des poèmes, et splendides, une traduction des psaumes, pour être scientifique, doit être artistique, pour être exacte doit être belle. Le fait est que la leur, acceptable comme une autre pour être lue par un sourd de naissance dénué de phantasmes sonores, est la plus insupportable que nous connaissions pour être déclamée ou surtout chantée. Que le P. Gélineau, auquel nul ne songe à refuser une certaine verve musicale, ait choisi cette traduction pour y agrafer ses mélopées, c'est ce qui nous passe l'entendement, comme aussi l'insistance avec laquelle il parle de l'exécution liturgique et de l'usage liturgique de ses Psaumes.
Quoiqu'il en soit, ç'a été une fureur, c'est encore une mode... et c'est déjà beaucoup une rengaine. Nous ne donnons pas dix ans de vie à ce travail, le plus réputé de tous ceux au moyen desquels on a essayé d'acclimater l'usage de la langue vulgaire dans la liturgie, ou de procurer l'introduction d'une liturgie en langue vulgaire. On est loin de compte, et du seul point de vue de la beauté, sans même parler de l'obéissance due au Saint-Siège, le latin n'est pas près d'être remplacé !
Il faut donc le conserver, et le rendre de plus en plus accessible au peuple chrétien. Nous dirons là-dessus ce que nous pensons. Mais dès aujourd'hui, pour finir, nous saluons comme une grande espérance le premier Congrès international du Latin vivant qui se tiendra en Avignon du 2 au 6 septembre prochain. L'Osservatore romano a annoncé ce congrès avec une faveur très marquée. S'il plaît à Dieu, nous y assisterons, et nous en rendrons compte à nos lecteurs.
LE LATIN DANS LA LITURGIE - III
Nous ne sommes pas allé en Avignon, nous n'avons pas assisté au « Congrès du Latin vivant »; mais la terre tourne tout de même. On s'est fort bien passé de notre présence, et notre absence nous laisse peu de regrets, hormis celui de n'avoir pas tenu l'engagement que nous avions pris à l'égard de nos lecteurs.
Non que nous fassions peu de cas de la valeur des latinistes qui ont pris part au Congrès, ni de leur propos qui est excellent, ni de plusieurs des vœux qu'ils ont formés et que nous faisons nôtres. Mais, à juger par les renseignements, à la vérité incomplets, que nous avons reçus à ce jour, il nous semble que le « Congrès du Latin vivant » a manqué son but. Il l'a manqué pour deux raisons dont l'exposé fera la matière du présent article. D'une part, le Congrès ne s'est pas affranchi de la chimère du latin correct, lequel n'a jamais été et ne sera jamais le latin vivant; d'autre part, le Congrès ne semble pas s'être avisé de cette vérité pourtant archi-certaine, à savoir que l'Eglise catholique romaine, qu'on la croie ou non divinement établie, est la seule institution qui, ayant toujours écrit et parlé dans sa liturgie, dans son enseignement, dans son gouvernement, le seul latin dont on puisse dire qu'il est vivant, soit capable de gagner à l'usage de cette langue des domaines qui ne sont pas proprement les siens à elle Eglise, mais où elle ne demande qu'à exercer son inépuisable influence de civilisation et d'humanité. C'est le « surcroît » évangélique qui lui est promis. Avec l'Eglise tout est possible pour la latinité ; mais pour la latinité comme pour tout, «extra Ecclesiam nulla salus ».
Si nos occupations nous eussent permis le loisir d'assister au Congrès, et qu'on. nous eût fait l'honneur de nous y donner la parole, nous eussions ainsi commencé :
« Clarissimi auditores et auditrices reverendissimae... » et nous ne serions pas allé plus loin, arrêté sur-le-champ par les « Heus tu ! » et les « Proh pudor ! » qui eussent jailli de tous les points de la salle.
Car auditrix n'est pas dans Cicéron et reverendissimus encore moins.
Or le Congrès semble avoir été captivé par ce que nous avons appelé une chimère, l'espérance absolument vaine de vouloir rendre vivant au xxe siècle le latin de Cicéron, lequel n'était pas le latin vivant au temps même de Cicéron.
« Etsi vereor, iudices, ne turpe sit pro fortissimo viro dicere incipientem. timere... » Mettons en fait que du bon peuple qui écoutait le Pro Milone, les quatre cinquièmes au moins ont perdu le fil à timere, n'étant pas plus capables de suivre à l'audition cette phrase savamment construite que nos meilleurs élèves d'aujourd'hui ne le sont de la boire comme de l'eau, après cinq ou six ans de latin, et pas plus que l'homme de la rue n'est capable d'attraper au vol telle période de Chateaubriand qu'on lui déclamerait ex abrupto.
‑ Mais le discours qui nous a été conservé a été récrit par Cicéron ! ‑ A merveille, c'est apporter de l'eau à notre moulin. Le discours récrit est un fignolage d'artiste, fait pour être admiré d'autres artistes. Latin vivant si l'on veut, mais qui ne l'était que grâce au support du latin courant, lequel n'était pas à beaucoup près ni si raffiné, ni même si correct. Aucune langue littéraire n'est vivante par elle-même, elle ne l'est que par la langue triviale dont elle est la fleur.
« On est tous là » est une expression deux fois détestable, qui ne doit pas s'écrire, qui ne devrait pas se dire, qui se dit pourtant, et qui empêche seule de périr le correct : « Nous sommes tous présents ». L'incorrect soutient dans l'être le correct, comme la « masse » soutient l'élite. La foule qui parle mal et qui ne peut pas ne pas parler mal comprend l'élite qui parle bien (et encore pourvu que l'élite ne raffine pas trop). Une langue correcte ne sera jamais que le privilège d'une élite insuffisante à la faire vivre, et par conséquent si l'on veut qu'une langue soit vivante, il faut faire bon marché de la correction, à plus forte raison d'une correction étroitement mesurée sur la grammaire et le style d'un quarteron d'auteurs, fussent-ils des Cicéron et des Virgile.
Les professeurs qui nous lisent lèvent sans doute les bras au ciel. Eh ! que font-ils donc d'autre tous les jours pour enseigner la langue maternelle que ce que nous disons qu'il faut faire hardiment pour le latin ? C'est en s'appuyant sur la langue incorrecte que parlent leurs élèves qu'ils leur apprennent la grammaire. Ils enseignent la correction du français à des élèves qui savent le français et qui l'ont appris d'abord un peu partout ailleurs qu'à l'école. Heureux professeurs de français, qui tablent sur une langue incorrecte non pas, bien sûr, en tant qu'elle est incorrecte, mais quoi qu'elle le soit. Qu'ils plaignent donc leurs collègues de latin, qu'une erreur fondamentale de méthode oblige à enseigner la correction de la langue plus que la langue, ce qui a pour inévitable résultat que leurs élèves ne savent jamais le latin.
Nous disons jamais. Car c'est une dérision de dire qu'un élève sait le latin parce qu'il est capable, à seize ou dix-sept ans, après cinq ans d'apprentissage quotidien, en trois heures et avec un dictionnaire, de traduire vingt lignes de Tite-Live ou quatre strophes des Epodes.
Nous avons fait ce qu'on est convenu d'appeler de fortes études, des études ferventes, à la Péguy, dans un petit lycée où rien n'avait bougé depuis le Consulat, où tout était sérieux, austère même et quasi-militaire ; ‑ c'était un roulement de tambour qui donnait le signal de tous les « mouvements », jusqu'au jour où quelque administrateur pacifiste et « moderne », l'imbécile ! (mais grâce à Dieu nous n'étions plus là) perpétra le forfait sauvage de remplacer cet énergique entraîneur à la charge sous les balles par les gâteux borborygmes d'un timbre électrique ; or au tambour et mieux encore à la cloche, on élève une jeunesse ; au timbre on l'avachit ‑ dans un petit lycée, disons-nous, où nos professeurs, à une exception près en treize ans, étaient des hommes d'une probité, d'une conscience, d'une application, d'un zèle à nous instruire, d’un soin à orner notre esprit, d'une délicatesse à former notre goût, auxquels nous croyons bien devoir le premier éveil en nous du beau sentiment de l'admiration, le plus noble dont soit capable un cœur païen, puisqu'hélas, par la malice consubstantielle à l'institution, ces maîtres excellents nous faisaient un cœur de plus en plus satisfait de la sagesse intelligible, de plus en plus dédaigneux de l'inintelligible Croix.
Brisons là-dessus, nous sortirions de notre propos. Il ne s'agit que de latin, et ce que nous voulons dire c'est que nos professeurs ne nous ont pas appris le latin. A leurs propres yeux, le latin était une langue morte, que leur office était de nous faire étudier comme telle, c'est-à-dire comme un objet d'art, fait pour être considéré, tourné, retourné, caressé, nullement pour être employé, et à la fois comme un exercice merveilleusement précieux et fécond d'alacrité intellectuelle. La valeur de beauté du latin et sa valeur d'aiguisement de l'esprit, c'était pour eux toute la raison d'être de leur enseignement, et leur respect même pour leur discipline les eût fait bondir, si nous leur eussions demandé pourquoi ils ne nous disaient pas « Claude ianuam » ou « Intelligitisne ? » comme notre professeur d'anglais nous disait « Shut the door » ou « Do you understand ? » ! Nous croyons entendre le rire d'indignation du plus captivant et du plus aimé de nos maîtres d'alors, M. Evain ‑ nous ne l'appelions jamais autrement que pater Evanus, par analogie avec pater Aeneas ‑ : « Mais, mon petit monsieur, vous perdez la tête ; ma parole il faut que vous soyez un sot en trois lettres. Qui m'a fourré, qui m'a glissé, qui m'a insinué dans ma classe ce paltoquet ? En vérité vous voulez que le latin serve ? Ce sont les torchons qui servent ! A quoi sert, je vous prie, le Sphinx des Pyramides, et à quoi sert l'éloge de l'attique dans Oedipe à Colonne ? S'il ne vous suffit pas qu'il soient beaux, s'il ne vous suffit pas qu'ils soient sublimes, je me demande, et je vous demande, si vous ne feriez pas mieux d'aller voir ce qui se passe de l'autre côté de la porte. Descendez en ville, arrêtez-vous aux devantures, puisque vous voulez des choses qui servent, des moulins à café ou des papiers peints, ou des martinets que je recommande, oui, que je me permets de recommander particulièrement à votre très soigneuse attention. Et puissiez-vous comprendre ‑ mais en êtes-vous capable ? mais en êtes-vous digne ? ‑ que si le latin servait à quelque chose, il ne serait bon à rien. Non, mon petit monsieur, le latin ne sert pas, ne peut pas servir, ne doit pas servir et c'est ce qui le met plus haut que ce qui sert. »
Nous étirons la mercuriale, car une fois cité l'éloge de l'Attique, cet helléniste consommé eut instantanément oublié sa colère, pour faire étinceler une fois de plus (mais il ne se répétait jamais) les splendeurs des strophes incomparables :
« ‘, ,
' ... »
Et tel était le sortilège de cet enseignement magique qu'après plus de quarante ans nous ne pouvons nous les réciter intérieurement, ces vers presque sacrés, sans entendre en même temps, comme un accompagnement en sourdine qui fait ressortir la mélodie, les commentaires de Pater Evanus.
Le beau de la chose, c'est que la question que nous aurions pu poser nous ne songions pas à la poser. Nous trouvions naturel et nécessaire que, le latin et l'anglais ou l'allemand nous fussent enseignés selon des méthodes si diverses ; nous aurions trouvé indécent et impie qu'on nous ordonnât en latin de nous asseoir ou de prendre nos livres. La dignité du latin interdisait de le parler; nous étions gagnés à la religion du latin langue morte.
Quels étaient pourtant les résultats de ces méthodes opposées ? Nous ne parlons pas des résultats au baccalauréat ; élèves bons ou moyens, nous nous tirions, bien ou passablement, des épreuves respectives de latin ou de grec et de « langues vivantes » ; mais avec quelle différence dans la possession non seulement du vocabulaire ou de la grammaire, mais de la littérature ! Nous avions parlé anglais dès la sixième, un anglais affreux d'abord, brouillant le th doux et le th dur, roulant les r, confondant can et may ; tant pis, on avançait tout de même, on fonçait dans le brouillard au pied de la lettre, en dépit de la correction, mais non en dépit du bon sens, car c'était le bon sens même, et en première nous étions capables (nous négligeons les cancres, naturellement, espèce aussi négligeable qu'indestructible) beaucoup mieux que de faire le marché en anglais, de goûter la beauté propre de la poésie anglaise, la rudesse de Burns, l'ampleur de Byron, et même (juste ciel, qu'écrivons-nous ?) la pompe victorienne de Tennyson. Shakespeare, oui Shakespeare, était presque, nous disons presque, accessible à nos seize ans. Ainsi le résultat qu'on s'était proposé n'était pas atteint : l'anglais était censé nous être enseigné comme langue vivante, pour l'usage, et nous étions loin de compte; pour l'usage d'une langue il faut plus de pratique qu'un élève n'en peut avoir au lycée ou au collège, mais un résultat qu'on ne s'était pas proposé était obtenu : nous savions assez de la langue pour sentir le charme original de la littérature, notamment poétique.
On, c'est le système : car, pour nos professeurs d'anglais, ‑ nous n'en avons eu que de fort distingués ‑ nous sommes persuadé qu'ils savaient dès le premier jour où ils allaient, qu'ils ne nourrissaient aucune illusion sur la façon dont nous nous débrouillerions en « conversational English » si nous tombions du ciel un beau matin quelque part entre Douvres et les Lowlands, et que leur propos très lucide était de nous conduire là même où nous venons de dire que nous arrivions, à une connaissance déjà savoureuse de l'anglais littéraire.
Or en latin, c'était juste le contraire; le système défaillait en cela même où il était censé devoir sortir son effet. A la vérité, de ce que nous avons appelé la « valeur d'aiguisement » de la discipline du latin langue morte (nous en dirions autant du grec, mais le grec présentement est hors de question) de cette valeur, oui, nous avions profité. Mais la « valeur de beauté » nous échappait, et si quelques-uns d'entre nous en ont joui, ç'à été ceux-là seulement qui ont fait carrière des lettres classiques. Un enseignement où tout est donné dès le principe à la grammaire, à la correction dans le thème, à l'exactitude et à l'élégance de la version, laisse ignorer presque tout de la langue. Pas plus maintenant qu'autrefois, le meilleur élève de première ne se hasarderait à entrer sans dictionnaire, au baccalauréat dans la salle où il doit opérer sa version latine ; et, nous le disions plus haut, vingt lignes de Cicéron, quinze vers de Virgile, lui demandent encore trois heures. Pourquoi ? Parce qu'il n'est pas rompu au génie de la langue. Et pourquoi n'est-il pas rompu au génie de la langue ? Parce que non seulement il ne l'a jamais parlée, fût-ce à la diable, mais qu'il n'a pas lu de latin la centième partie de ce qu'il a lu d'anglais ou d'allemand.
Avant le déluge, c'est-à-dire quand nous étions enfant, les livres étant moins chers qu'aujourd'hui, on nous mettait en mains non pas un seul volume contenant de piteux tronçons de vingt ou trente auteurs, mais les oeuvres majeures in extenso ‑ sauf expurgations « classiques » ‑ de chacun des grands écrivains latins. Nous n'avions pas tout à fait onze ans en entrant en quatrième, quand nous fûmes gratifié, dans un émerveillement de bonheur, d'un Virgile, oui d'un Virgile complet, presque en chair et en os, avec les Bucoliques et les quatre livres des Géorgiques et les douze chants de l'Enéide. Nous étions bien avancé ! Ce Virgile autant dire intégral puisqu'il n'y manquait que les pièces douteuses comme le Culex ou le Moretum, nous accompagna fidèlement de la Quatrième à la Première... et nous n'en avions pas traduit six cents vers, nous faisons bonne mesure, et pour comble, nous n'en étions pas plus capable de lire moins laborieusement les quinze mille autres. Semblablement de Cicéron, semblablement d'Ovide, semblablement de Pline, semblablement de Tite-live, semblablement de Sénèque, semblablement de Tacite (qu'on ne nous remettait toutefois qu'en seconde) ; autant de « volumes séparés », autant de terres promises à la rentrée d'octobre, dont nous n'avions en juillet suivant exploré que quelques cantons, peinant trop sur la sainte grammaire, la super-sainte correction et l'archi-sainte élégance, pour avoir le temps ou garder le goût d'admirer. Le seul pater Evanus, à force de piété latine, d'enthousiasme, de finesse, réussissait parfois, rarement, à nous faire éprouver un fugitif frisson devant le plurimus ubique luctus, ou devant quelque Quousque de Cicéron ; mais c'était trop réflexe, et d'ailleurs cela ne durait pas ; pater Evanus, comme nos autres maîtres, était tôt repris par le souci de nous apprendre à ciseler, au lieu de nous faire équarrir et courir; l'heure passait à alambiquer industrieusement un paragraphe des Tusculanes ou quatre répliques des Eglogues. Nous avons mis trois mois à éplucher le Pasteur Aristée !
Dans le même lustre, de la Quatrième à la Première, nous avions galopé des myriamètres et des myriamètres d’anglais, culbutant, nous remettant en selle, galopant encore, dégringolant encore, et regalopant. En Première, Enoch Arden n'était plus qu'un jeu, et nous goûtions, oui vraiment nous goûtions, la beauté littéraire du discours d'Antoine, avec la formidable ironie du « for Brutus is an honourable man », exactement de la même manière que nous goûtions tout le génie de Racine dans la sinistre ouverture du quatrième acte de Britannicus :
« Seigneur, j'ai tout prévu pour une mort si juste... »
De la même manière, et pour les mêmes raisons. Nous avions appris l'anglais un peu comme nous avions appris le français (et, en ce qui nous concerne, le breton), par l'usage tel quel de la langue; le latin et le grec, par la grammaire, le thème, la version, en vertu du préjugé à priori invraisemblable, et un million de fois démenti par les faits, qu'une langue « morte » ‑ le fût-elle vraiment, alors que ni le latin ni le grec ne le sont ‑ n'a besoin d'être connue que comme pure ordonnance formelle des éléments de la phrase pour que ses beautés propres soient accessibles. La religion du latin langue morte fait évanouir l'idole qu'elle veut faire adorer.
Les réflexions précédentes, auxquelles nous avons donné le tour de souvenirs de jeunesse (aussi bien sommes-nous arrivé à l'âge des Mémoires) auraient pu être exprimées en manière de considérations générales, sans rien perdre de leur vérité. Nous n'avons lu jusqu'ici que deux des communications présentées au « Congrès du latin vivant » ; elles démontrent à l'évidence que les procédés par l'emploi desquels notre génération n'a pas appris le latin ne l'ont pas appris davantage aux générations postérieures. L'éminent professeur de la Faculté des Lettres de Rennes, M. Marache, constate que, 80% des candidats au baccalauréat confondent encore vires et viros. Il demande que ça change ; certainement ! Si nous le comprenons bien, il espère que «ça changera » par un retour au thème, trop négligé, selon lui, au profit de la version. S'il ne s'agit que d'obtenir de 80 %, des candidats qu'ils ne confondent plus viros et vires, le remède peut suffire. S'il s'agit de passer de la stérile religion du latin langue morte au culte fécond du latin vivant, il faut autre chose !
Nos lecteurs doivent penser que nous réclamons l'emploi pour l'enseignement du latin de la « méthode directe ». Non, nous y mettons plus de nuances. Nous dirons la prochaine fois, parce que nous nous apercevons que le temps passe, comment nous concevons pour notre part, et comment nous essayons de pratiquer l'enseignement du latin vivant. Le temps passe, et surtout nous n'avons plus depuis hier le cœur à l'ouvrage. Nous posons la plume, incapable de nous appliquer à autre chose qu'à la prière pour la Hongrie, pour la Hongrie latine et romaine, pour la Hongrie assassinée.
Novembre 1956.
LE LATIN DANS LA LITURGIE - IV
Tout sujet s'élargit et s'approfondit de lui-même à mesure qu'on s'y applique, et tel qui croyait n'avoir que de quoi occuper quelques pages se trouve avoir écrit un juste volume. Nous y avons été pris, mais enfin nous espérons en finir cette fois-ci. Nous resserrerons donc en quelques propositions les idées majeures qu'ont exposées nos précédents articles.
- La liturgie est l'une des opérations publiques de l'Eglise en tant précisément que l'Eglise est douée divinement d'une personnalité qui transcende ses membres et qui est la même en tout temps et en tout lieu.
- Il n'y a donc nulle nécessité que la langue employée par l'Eglise dans sa liturgie coïncide avec l'une ou l'autre des langues parlées par les membres de l'Eglise en divers temps et en divers lieux.
- Réciproquement, il n'y a nulle nécessité que les fidèles des divers temps et lieux entendent tous et chacun la langue liturgique de l’Eglise.
- Quoique rien ne s'oppose de droit divin, ni à la pluralité des langues liturgiques, ni à l'élévation des langues vulgaires à l'emploi liturgique, des raisons très graves, à ce jour retenues par l'Eglise elle-même, seule compétente pour juger, réclament et l'unité de langue liturgique, et l'emploi dans la liturgie d'une langue distincte des langues vulgaires, identique en tout temps et en tout lieu.
- Les raisons également graves pour lesquelles le Saint-Siège maintient dans l'Eglise orientale une certaine pluralité des langues liturgiques n'enlèvent rien à la force des raisons pour l'unité de langue liturgique dans l'Eglise d'Occident, étant tirées d'un tout autre ordre de considérations.
- Dans l'Eglise d'Occident, l'usage du latin comme langue liturgique a donné naissance à d'innombrables et inestimables chefs-d’œuvre de prière, de poésie, d'éloquence, d'art musical, que l'abandon du latin relèguerait au rang d'objets de musée, d'où suivrait pour l'Eglise elle-même la privation d'une des plus sublimes expressions de son culte et d'un de ses plus beaux titres à l'admiration universelle ; pour le peuple fidèle, la privation d'une des plus belles portions de son héritage ; pour le genre humain, la privation d'un élément tout acquis et incalculablement efficace d'unité, de culture, de goût, de civilisation.
- La proposition III. ci-dessus énonce qu'il n'est pas nécessaire, mais ne conteste aucunement qu'il soit utile aux fidèles, d'entendre, pour mieux s'unir à la prière de l'Eglise, la langue dans laquelle prie l'Eglise. Mais pour leur procurer cet avantage, ce n'est pas à l'Eglise à s'accommoder à la diversité des langues vulgaires, ce qui entraînerait les funestes et irréparables dommages marqués dans la proposition VI ; c'est aux enfants, comme il est naturel et connaturel, à apprendre la langue de leur Mère, ce qui réunit tous les avantages et ne présente nul inconvénient.
Tous les avantages sauf d'être praticable ‑ nul inconvénient, sauf d'être impraticable !
Nous croyons avoir établi, dans les trois articles précédents, les six premières propositions ; nous pensons qu'aux yeux des lecteurs qui nous ont fait l'honneur de nous suivre, elles ne sont pas des postulats, mais des thèses démontrées. Le fait est que nul de ceux qui nous ont écrit à ce propos ne les a contestées, non plus qu'aucun auteur que nous ayons lu. On peut dire que tous perçoivent le péril et redoutent la catastrophe. Seulement, dominés par la préoccupation de rendre la liturgie accessible au « chrétien moyen » d'aujourd'hui, persuadés, bien à tort, que ce chrétien moyen n'est pas seulement étranger au latin, mais rebuté par le latin, et bien plus encore les masses populaires déchristianisées, persuadés, bien à tort toujours, que ce dernier inconvénient est sans remède, ils souhaitent l'abandon du latin, ou s'y résignent.
Plusieurs de nos correspondants nous conseillent ce que l'un d'eux nous écrit tout à trac : « Prenez-en votre parti. »
Il est vrai que ce sont gens pressés, et il est vrai que notre proposition VII n'offre pas une recette de résultat instantané.
Cependant si d'une part le Saint-Siège est si ferme à maintenir le latin comme langue liturgique proprement dite en Occident, si d'autre part on ne peut sans injure lui imputer de négliger le souci pastoral au profit du hiératisme ‑ car enfin on ne lui apprendra pas l'Evangile, et il sait qu'il faut, et comment il faut « faire ceci et ne pas omettre cela, haec oportuit facere et illa non omittere » ‑; si enfin il est hautement désirable, comme le Saint-Siège l'enseigne et comme le bon sens le dit, que les fidèles participent aussi activement que possible à la liturgie proprement dite ‑ de toutes ces considérations prises ensemble, que conclure sinon qu'une connaissance méthodique, même élémentaire du latin liturgique n'est pas aussi indispensable que le disent ceux qui enflent à outrance l'argument « pastoral » en faveur des langues vulgaires, pour participer activement à la liturgie ‑ et que d'ailleurs une connaissance suffisante du latin liturgique n'est pas si difficile à acquérir, ni si chimérique à proposer au peuple fidèle qu'on l'imagine ou qu'on le prétend.
Avant d'insister sur ce deuxième membre de notre conclusion, précisons notre pensée sur le premier. Pas plus que la connaissance du latin ne confère ipso facto l'esprit liturgique ni ne fait vivre de la vie liturgique, la vie liturgique ni l'esprit liturgique ne sont nécessairement conditionnés par la connaissance grammaticale du latin. Le paroissien pourvu d'un missel, même médiocre, attentif aux explications et paraphrases de son curé, et surtout assidu dès l'enfance aux offices, acquiert plus vite qu'on ne pense et ne cesse de développer une connaissance du latin d'Eglise qui ne doit rien à Lhomond, mais parfaitement suffisante pour qu'il entende le sens général de ce qu'on lui fait écouter ou chanter. Qu'importe que la différence du génitif et du datif lui échappe ? Il sait bien que, Mariae ou Mariam, c'est toujours la sainte Vierge, comme il sait que, laudamus te ou laudate Dominum, c'est toujours la louange. Or dès que la pensée de la sainte Vierge, dés que la disposition de louange lui sont inspirées par le texte liturgique, le chrétien dont nous parlons est en état de prière liturgique. Davantage, cet état n'est guère différent en lui de ce qu'il est dans un latiniste consommé : la célèbre question de savoir s'il y a une pensée sans images ne cessera sans doute jamais de fournir des sujets de dissertation au baccalauréat, mais ce qui est certain pour les psychologues les plus étrangers à la métaphysique comme pour les thomistes, c'est que la pensée transcende les images, et notamment les images verbales qui n'en expriment que la moindre part. En outre s'agissant de prière, il est trop évident que les textes liturgiques, tantôt par leur ampleur, tantôt par l'insistance contemplative de la mélodie qui les orne, ne sont pas destinés dans l'intention de l'Eglise à être suivis de mot à mot. En un sens, la glossolalie est la règle, non l'exception, dans la prière liturgique. En quel sens ? En ce sens que, latinistes ou non, l'office divin dépasse notre capacité d'attention littérale actuelle, et qu'il y a des portions de psaumes, tantôt les unes, tantôt les autres, que nous chantons ou articulons encore occupés de ce qui les précède; des mots mélodiquement très ornés que nous chantons plus occupés de ce qu'ils suggèrent que de ce qu'ils signifient parce qu'il ne faut pas tant de neumes pour former l'image ou l'idée qui les définit ou éprouver le sentiment qu'ils expriment. Tout cela, déjà vrai à ne considérer que la phénoménologie de la prière; mais la phénoménologie de la prière ne saisit pas l'essentiel de la prière, qui est la libre opération du Saint-Esprit, laquelle, tout en utilisant instrumentalement, les formes liturgiques sonores, paroles et mélodie, se permet d'horrifiques solécismes, et transpose en autant de vocatifs intérieurs la queue leu leu de génitifs du Communicantes ; voilà le grammairien bien avancé ! Il est traité exactement comme son voisin de chaise, qui ne sait ce que c'est que génitif et vocatif mais, suivant le Canon lui aussi dans le Saint-Esprit, et lisant la liste glorieuse, voilà qu'elle vit et qu'elle lui parle, à cet humble chrétien sans lettres, et qu'elle le jette, tout animé de fierté, de reconnaissance et d'amour, aux pieds des Apôtres, des premiers papes et des grands martyrs romains. Que faire à cela ? Et qu'y changerait l'introduction des langues vulgaires ? On ne peut pas ficeler l'âme avec des paradigmes, et bien moins le Saint-Esprit.
Les raisons psychologiques en faveur des langues vulgaires sont donc spéculativement minces et pratiquement nulles, et pour autant que la psychologie ait ici à intervenir (au plus humble rang), l'Eglise qui maintient le latin est en cela même plus profonde psychologue que tous les psychologues particuliers. Toutes les autres raisons, les raisons théologiques, les raisons historiques, les raisons hiératiques, les raisons artistiques, les raisons de civilisation, de culture, de fraternité chrétienne et d'unité humaine, sont en faveur du maintien et du développement du latin.
Mais comment en répandre la connaissance ? Nous rejoignons le thème de notre précédent article, et comme nous avons dit ce qui nous est arrivé autrefois, nous dirons ce que nous faisons aujourd'hui.
Nous ne sommes publiciste que par occasion et surcroît. De notre métier, ou plutôt en vertu du ministère qui nous est confié par l'évêque dont nous sommes le sujet, nous sommes ce que le chanoine Timon-David appelait admirablement « un père de jeunesse ». Les enfants privés de famille que nous élevons au Foyer Notre-Dame de Joie sont constitués en Manécanterie grégorienne, sous l'invocation de saint Pie X. Ils nous arrivent à tout âge, et c'est la rentrée toute l'année ; dès leur arrivée, on les met au latin, qu'ils aient treize ans ou neuf, sans s'occuper de savoir s'ils ont assez de grammaire française pour analyser, l'analyse étant ici le dernier de nos soucis. De la méthode « indirecte», nous retenons les paradigmes, c'est sec, c'est austère, mais l'effort est nécessaire à toutes choses, et nous ne croyons guère plus au « latin sans larmes » qu'à l' « arithmétique en riant ».
Donc, déclinaisons et conjugaisons, sans miséricorde, et sur le bout des doigts comme le Pater. Avec ce bagage, en route. Mais non vers le Pro Archia ou Conticuere omnes. Nos enfants nous quittent à quinze ans au plus tard, presque tous à quatorze ans. Ce sont des « manuels » d'origine, d'aptitudes et, à de très rares exceptions près, de goûts. Ce sont surtout des spontanés et des intuitifs ; on peut en faire des contemplatifs, on n'en fera pas des réflexes, on peut leur apprendre à construire un syllogisme, on ne leur apprendra pas la grammaire. Et la vie est là qui les guette et les happe, qui en fait des ajusteurs, des tourneurs, des menuisiers, des horticulteurs, des peintres, des typos. A l'âge où les bacheliers sortent du collège, il y a beau temps que nos enfants gagnent leur pain. Nous nous consolons aisément de leur voir en mains la lime ou le tranchoir plutôt que la « Grammaire latine simple et complète » avec les « Exercices » adéquats.
En latin, comme dans toutes les langues civilisées, il y a deux littératures, ou plus précisément deux types, deux ordres, selon nous très inégaux, de beauté littéraire, l'un accessible à qui connaît la langue courante, l'autre accessible aux seuls raffinés. Un enfant de treize ans, convenablement préparé, peut sentir, nous en sommes bon témoin, la grandeur simple de Bossuet, admirer cet art toujours sincère qui se déploie pour faire valoir le sujet et non pour se faire valoir soi-même. Oui, qu'on nous donne un enfant de treize ans qui ne soit point un sot, nous nous chargeons de le faire frémir, non seulement de pitié pour Henriette d'Angleterre, mais d'admiration pour l'orateur : « Quoi donc ! Elle devait périr si tôt ! » Et le reste, nous le répétons pour la troisième fois, tant pis, un enfant de treize ans sent ici la beauté, et la sent jusqu'à l'enthousiasme, jusqu'au transport. Mais Mallarmé ! Mais Valéry ! Mais toutes ces « écritures artistes » ! Artistes tant qu'on voudra, nous en faisons bon marché, nous ne regrettons pas que nos enfants nous quittent avant que nous les ayons mis en mesure d'y voir autre chose que du charabia. Bien plutôt ‑ nous passerons pour un béotien, tant pis encore ‑ bien plutôt leur ferions-nous, à dessein, lire dès douze ans quelques-uns de ces tarabiscotages pour les dégoûter d'y revenir, comme on dégoûtait les jeunes lacédémoniens de la boisson par le spectacle d'un ilote ivre ; car qu'ont à faire ces jeux décadents du monde avec la fierté toujours jeune du baptême, avec la virilité de la confirmation ? Noli consenescere seni mundo ; en quatre mots, saint Augustin a donné le bréviaire de l'éducation chrétienne : « Ne consens pas à te séniliser. avec le monde sénile, ne refuse pas de rajeunir sans cesse dans le Christ : Noli nolle iuvenescere in Christo ».
Or il se trouve qu'en latin, la littérature non savante est la littérature. chrétienne. On pourrait excepter Plaute, mais Plaute n'est pas beau, il est trivial, il écrit moins le latin que l'argot du latin, il pue la crapule; ilote lui aussi, et souvent étourdi de sa propre verve, ivre de son débraillé. Tertullien, Cyprien, Hilaire, Ambroise, Augustin, Léon, Grégoire n'usent d'aucun raffinement de syntaxe, d'aucune architecture. L'antithèse est leur seule figure de rhétorique, l'assonance leur seule figure verbale, on y est fait en huit jours, et ‑ ce qui était d'ailleurs le propos de ces hommes qui parlaient pour être compris ‑ ces procédés ne contrarient pas, mais facilitent, l'intelligence de leurs ouvrages. « Imitari non pigeat, quod celebrare delectat » dit Augustin; et Ambroise : « Qui contempserit saecularia, ipse merebitur sempiterna ». Déjà Cyprien : « Quanto plus copiosa virginitas numero suo addit, tanto plus gaudium Matris augescit ». On citerait mille textes et dix mille, qui n'offrent aucune difficulté grammaticale, qui ne sont pas littérairement moins beaux que les Catilinaires ou les Décades, et qui sont en outre chargés d'une valeur spirituelle unique. Avec les déclinaisons et les conjugaisons, on peut aborder les Pères, les Hymnes, les Préfaces, le Canon de la Messe.
Non seulement cela n'empêchera pas ceux qui poussent jusqu'au baccalauréat d'étudier Virgile et Tacite, mais cela seul rendra vivante et savoureuse la lecture de Virgile et de Tacite. Quoique, savoureuse, ce soit beaucoup s'avancer; comme dit encore Augustin, à qui aime le Christ ne peut plaire absolument que ce qui a la saveur du Christ, quod sapit Christum. Mais où serait le mal ? La beauté païenne ne doit pas combler les chrétiens.
Du reste ce n'est pas des collégiens que nous nous occupons en ce moment: il s'agit des enfants du peuple, et de les introduire au latin liturgique ; c'est là notre visée, c'est là que nous disons qu'il faut viser. Nous ne le redirons jamais assez, adapter la liturgie au peuple, c'est abaisser la liturgie sans élever le peuple, adapter le peuple à la liturgie, c'est élever le peuple sans ravaler la liturgie. Notre choix est fait. Appliqué depuis plus d'un quart de siècle à l'éducation des plus déshérités, parmi les enfants de ce peuple misérable, abominablement spolié par le laïcisme des richesses que lui offre l'Eglise à laquelle il appartient encore presque tout entier par le baptême, quoique presque tout entier cruellement éloigné d'elle dans sa vie, non certes, nous ne voulons pas d'une religion de mandarins, pas plus qu'aucun de ceux qui cherchent le remède dans l'emploi liturgique des langues vulgaires ; non, nous ne voulons pas d'une religion pour classes sociales supérieures ; non, nous ne voulons pas d'une religion d'esthètes et de raffinés. Mais nous nions, de toutes nos forces que la liturgie en latin soit un obstacle à la participation du peuple chrétien au culte chrétien. Justement parce que nous aimons le peuple, parce que nous ne respirons que pour son service, nous ne consentons pas qu'il soit dépossédé d'une once de son héritage. Il a droit à l'or pur, nous n'acceptons pas qu'on lui refile de la pacotille. Qu'on ne lui ferme pas la porte, qu'on la lui ouvre grande, qu'il ait libre accès à la millénaire beauté des paroles et des chants liturgiques latins. Nous ne sommes pas un démagogue, nous ne sommes pas un révolutionnaire, nous confessons qu'il faut des élites, qu'il faut des inégalités. Que les grands classiques païens soient pour l'élite, soit, peu nous chaut ; mais au peuple, à tout le peuple, la liturgie dans toute sa souveraine splendeur. Et nous affirmons, pour en avoir fait et en faire chaque jour l'expérience, que cela se peut faire aisément. Il suffit de ne pas viser plus haut que le but, ni à côté, de ne pas traiter des enfants qui n'ont devant eux que deux ans d'école avant l'apprentissage comme s'ils en avaient cinq ou six, d'aller droit à la pratique non exactement du latin langue vivante, mais du latin langue sacrée, de laisser les enfants se débrouiller entre les pari et imparisyllabiques, et tant pis s'ils ne se débrouillent pas, ils peuvent très bien comprendre « Patre » comme un ablatif sans savoir réflexivement que « Patre » est un ablatif, ce qui a son intérêt, niais d'un autre ordre ; bref, de ne pas tenir au latin correct, encore moins à l'analyse des formes. Plus d'un petit romain du siècle d'Auguste a commencé par dire vido matram ou legeo librem, et c'est ensuite qu'il s'est accoutumé à dire video matrem et lego librum, encore s'y est-il accoutumé par la pratique et non par la grammaire, comme les petits français d'aujourd'hui disent d'abord mes oeils ou le dredon ; de ces barbarismes ou solécismes, nous en entendons tous les jours sans sourciller, cela passe tout seul, et encore par la pratique.
Et puis, il y a le chant. Nous sortirions de notre sujet en étudiant le chant grégorien en lui-même, mais enfin il est certain, expérimentalement certain, que le latin chanté se fixe plus aisément dans la mémoire que le latin lu, même à haute voix. Que l'on fasse donc chanter les enfants, ils ne demandent que cela ; tout enfant chrétien aime connaturellement la louange liturgique. Il faut prendre garde seulement que la polyphonie ne dévore le grégorien. Il est abusif d'appeler Manécanteries des groupes d'enfants qui se font entendre trois ou quatre fois par an dans des motets qu'on a mis deux mois à leur apprendre. Honnêtement, une Manécanterie est un groupe d'enfants auquel il est confié de manière habituelle, dans une église déterminée, l'office du chant sacré. Et le chant sacré habituel, c'est seulement, pour toutes sortes de raisons, le chant grégorien. Du point de vue où nous nous plaçons en ce moment, seul aussi le chant grégorien permet une pratique véritable du latin, seul il met le latin dans l'oreille en même temps que dans l'âme, seul il opère lentement, mais profondément, l'imprégnation latine. C'est une de ces causalités réciproques dont le monde est plein : la célébration liturgique fait pratiquer le latin, la pratique du latin rend plus chère la célébration liturgique. Les enfants ont la dévotion courte, certainement ; nous voyons néanmoins les nôtres préférer la grand'messe à la messe basse, parce qu'ils y sont nécessaires ; à la messe basse, ils sentent qu'on pourrait se passer d'eux, et ils n'aiment pas çà.
Ce que nous appelons de nos vœux, c'est dans toutes nos écoles chrétiennes une initiation au latin, telle que nous l'avons décrite, et une manécanterie.
Et pour les enfants qui fréquentent l'école d'Etat ? Présentement, nous pouvons pour eux peu de chose, c'est le statut même de l'école d'Etat qu'il faut travailler à changer ; mais, quand nous ne pourrions rien pour eux, serait-ce une raison de ne rien faire pour ceux qui fréquentent les écoles d'Eglise ?
Et les filles ? On ne peut pas en faire, et pour cause, des pueri cantores. Mais pourquoi n'apprendraient-elles pas aussi ce qu'il faut de latin pour suivre l'office ? Nous ne nous faisons pas d'illusion, et nous savons que nos garçons eux-mêmes auront toujours besoin d'une traduction : un vocabulaire assez riche pour qu'ils puissent s'en passer, ce n'est pas en deux ou trois ans qu'ils peuvent l'acquérir. Mais c'est autre chose de ne rien comprendre au latin, autre chose de se reconnaître dans le latin avec le secours d'une traduction, ce qui est le but que nous nous proposons, et qui constitue déjà, par rapport à l'ignorance pure et simple du latin, un bienfait incomparable.
Nous nous tenons à la disposition de ceux de nos lecteurs – notamment des éducateurs ‑ qui désireraient entrer avec nous en communication plus directe sur ce sujet capital. Il y a de nos jours beaucoup d' « Unions » et de « Fédérations » dont on n'aperçoit pas clairement l'utilité, et nous sommes nous-même très porté à n'accepter d'autre dépendance que celle qui nous tient uni au Siège Apostolique et à notre Evêque. Mais s'il se formait quelque « Union pour la diffusion du latin liturgique » ‑ seul espoir, seule base de départ pour le « latin vivant » des congressistes d'Avignon - nous nous inscririons des premiers. Qu'en pensent nos lecteurs ? Pour la première fois nous sollicitons leurs réponses, parce que nous ne voyons guère de cause ni plus urgente ni plus belle à soutenir pour l'Eglise, pour le peuple du Christ, pour le genre humain.