Doctrine sociale de l'Église
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Auteur :
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Abbé Jacques Olivier
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Date de publication originale :
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2005
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Difficulté de lecture :
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♦♦ Moyen
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Le prêt à intérêt et l’usure
L’ampleur des entreprises exige depuis longtemps déjà l’emprunt de capitaux considérables, auxquels, en retour, on fournit annuellement une somme fixe qu’on appelle intérêt. Cet intérêt est-il légitime, puisque l’Eglise l’a si longtemps condamné ? A quelles conditions est-il autorisé ? Quand devient-il usure ? La légitimité ou la prohibition de l’intérêt est ainsi l’une des questions les plus délicates de l’histoire économique…
Petit historique du prêt à intérêt.[1]
Il y a une tradition judéo-chrétienne relative à la question du prêt à intérêt, question qui semble n’être qu’une question d’ordre économique, mais qui, aux yeux plus perspicaces du croyant, touche à la question de l’usage des biens terrestres et de la propriété, à celle des droits du travail, à celle enfin des relations fraternelles des hommes entre eux.
L’Ancien et le Nouveau Testament, disons-le de suite, ne renferment pas de dissertations savantes sur la fécondité ou la stérilité de l’argent, mais des règles de conduite, des inspirations ou des conseils, où l’on ira d’ailleurs chercher plus tard les éléments d’une synthèse idéologique. « Si tu prêtes de l’argent à quelqu’un de mon peuple, au pauvre qui est avec toi, ne sois pas une morsure pour lui ; tu n’exigeras pas de lui d’intérêt. » Exode, XXII, 25. De l’étranger cependant, il est permis d’exiger des intérêts, car ce n’est pas un frère, la loi d’amour universel n’ayant pas encore été annoncée par Jésus-Christ. Jésus-Christ vient la proclamer dans son Discours sur la Montagne et du même coup, la fraternité s’étant élargie, la distinction dans le prêt entre le concitoyen et l’étranger tombe : « Comme vous voulez que les hommes vous traitent, traitez-les vous-mêmes. » Il faut donc prêter sans rien attendre de retour, à plus forte raison sans rançonner l’emprunteur.
On pense bien que ce monde nouveau qui grandit, bâti sur des bases aussi étranges, va se heurter à un tout autre monde, bâti, lui, sur la cupidité et l’ambition. Dans le monde gréco-romain, le prêt à intérêt sévit, exigeant et rapace : il lui faut de 12 à 60 % par an.
Les Pères de l’Église vont donc lutter pour soumettre à la loi morale ce contrat de crédit devenu instrument perfectionné et quasi-légal d’exploitation mutuelle. Reprenant les textes de l’Ancien Testament, ils les adapteront à la loi nouvelle et leur donneront toute leur signification, puisque tous sont devenus frères en Jésus-Christ. Saint Ambroise dans un raccourci aussi puissant qu’ironique dira : « Exige l’usure de celui que tu peux tuer sans crime. » Ainsi, ajoute l’abbé Calippe, « le droit d’usure lui apparaît comme une forme du droit de guerre, c’est-à-dire comme l’antithèse de la loi chrétienne de fraternité. » Saint Augustin n’est pas moins vigoureux : « Certains prêteurs osent dire : Je n’ai pas d’autre moyen d’existence. Un cambrioleur (latro) m’en dirait tout autant. »
Mais voici les grandes assemblées conciliaires. Le concile de Nicée commence par interdire aux clercs tout trafic d’argent, quel qu’il soit. L’interdiction se généralisera peu à peu et s’étendra aux laïques eux-mêmes. Le IIIème concile de Latran (1179) et le IVème (1215), le IIème concile de Lyon (1274), le concile de Vienne (1311) consolideront souverainement cette nouvelle conquête de la morale chrétienne sur l’économique. Citons au moins quelques phrases du concile de Vienne. « …Nous, désireux de mettre un frein à cette audace pernicieuse (de l’iniquité de l’usure), nous avons statué… que tous les pouvoirs des Communautés, capitaines, recteurs, consuls, juges, conseillers et officiales quelconques qui ont eu la présomption de composer, d’écrire ou d’éditer de semblables statuts d’après lesquels des usures sont payées ou des usures qui ont été payées ne sont pas restituées, s’ils ont agi avec intention, librement et sciemment, qu’ils encourent la sentence d’excommunication… »
Et comme, en ces temps, les peuples reconnaissent l’Église pour leur mère, bientôt les lois de l’une deviennent les lois des autres.
Mais alors un fait paradoxal se présente : les chrétiens doivent s’interdire les pratiques usuraires vis-à-vis de tous, même juifs ; mais ceux-ci continueront de les exercer vis-à-vis des chrétiens, restés pour eux des étrangers.
Désormais la lutte va se placer sur le terrain philosophique et économique, et saint Thomas est le témoin le plus authentique, le guide le plus sûr et aussi le lutteur le plus vigoureux de cette nouvelle tactique. Se fondant sur le droit romain, il distinguera les choses « fongibles » (ou consomptibles) qui se détruisent par l’usage, et les choses « non fongibles » (une maison, un champ, un outil) dont on peut séparer la propriété et l’emploi.
Cela se résume ainsi :[2]
1° On transmet simplement à autrui une chose en compensation d’une autre chose : c’est le cas de l’achat et de la vente.
2° On concède l’usage de la chose, à charge de restituer la chose même :
a) l’usage est concédé gratuitement :- en matière fructifiante = usufruit
- en matière non fructifiante = prêt ou commodat
b) l’usage n’est pas gratuit : toujours une chose non-consomptible = location[3]
3° On transmet une chose avec l’intention de la recouvrer, mais à fin de conservation et non d’usage, c’est le dépôt ou le gage.
Dès lors la doctrine est solidement établie et saint Thomas l’expose clairement dans sa Somme théologique. Il pose la question : Est-ce un péché de prendre un intérêt pour de l’argent ? Et il répond : « Recevoir un intérêt pour de l’argent prêté est injuste de sa nature, parce qu’alors on vend ce qui n’existe pas, d’où il résulte manifestement une irrégularité dans le contrat, qui est opposée à la justice. Pour rendre cette proposition plus évidente, il faut remarquer qu’il y a des choses dont l’usage équivaut à leur consomption et destruction, comme le pain et le vin. Dans ce cas, on ne peut pas estimer l’usage de la chose à part de la chose elle-même… En prêtant ces choses, on en passe le domaine à l’emprunteur. Si quelqu’un voulait vendre d’une part le vin et de l’autre l’usage du vin, il vendrait la même chose deux fois et vendrait une fois ce qui n’existe pas. D’où il pécherait manifestement contre la justice… Or l’argent a été inventé pour les échanges et ainsi le principal usage de la monnaie est de servir et de disparaître dans les échanges. Et voilà comment il est, de sa nature, illicite de recevoir un prix de l’argent prêté, ce que l’on appelle usure ; et comme l’homme est tenu de restituer le bien injustement acquis il est tenu à la restitution des intérêts. »[4]
Et le grand docteur montre qu’au contraire on peut recevoir un prix pour l’usage d’une maison dont on reste propriétaire, parce que l’usage d’une maison se distingue nettement de son existence.
On vient de le voir, l’argent est nettement rangé parmi les biens consomptibles. Il ne sert pas à produire des richesses, mais à les échanger[5]. Il y a pourtant, d’après saint Thomas, deux cas où l’on pourrait exiger plus que la somme d’argent prêtée.
Le premier est celui justement où le prêteur conserverait la propriété de son argent par le contrat d’association. « Celui qui prête de l’argent transfère à l’emprunteur la propriété de l’argent, d’où il résulte que celui-ci le reçoit à ses risques et périls et demeure obligé de le rendre intégralement. Mais celui qui confie son argent à un marchand ou à un ouvrier, formant avec eux une sorte de société, ne leur transfère pas la propriété de son argent, mais la garde pour lui, si bien que c’est à ses risques et périls qu’il participe ainsi, soit au commerce du marchand, soit au travail de l’ouvrier ; il peut donc légitimement, dans ce cas, réclamer comme une chose lui appartenant une part du bénéfice. »[6]
Le deuxième cas est encore plus pratique. Il y a des situations, même en dehors du contrat d’association, où l’on pourra réclamer une somme supérieure au prêt. C’est quand le prêteur subit un dommage positif et direct, en raison même du prêt. On reconnaît ici en germe les titres extrinsèques, comme on dira plus tard, le lucrum cessans (cessation d’un bénéfice), le damnum emergens (préjudice subi) et le periculum sortis (risque de perdre le prêt).
Au Vème concile de Latran, en 1513, une définition autorisée de l’usure sera donnée : « Il faut entendre par usure le gain et le profit réclamés sans travail, sans dépenses, ou sans risque, pour l’usage d’une chose qui n’est pas productive. »
Mais en face de la transformation du régime économique qui s’opère alors de plus en plus, transformation qui se complique par le redoutable esprit d’autonomie absolue et d’individualisme que la Réforme a déchaîné sur le monde, les discussions se multiplient dans la chrétienté à cause des nouveaux et multiples contrats institués pour s’adapter au régime, mais qui risquent, en s’adaptant, de violer les vieilles règles de la morale chrétienne.
Le 1er novembre 1745, le savant pape Benoît XIV publia sa fameuse encyclique Vix pervenit qui exposait à nouveau la doctrine traditionnelle de l’Église. Lui aussi va définir l’usure : « Elle consiste en ce qu’un prêteur, s’autorisant du prêt lui-même, dont la nature requiert l’égalité entre le reçu et le rendu, exige plus qu’il n’a été reçu, et soutient qu’il a droit, en plus du capital, à quelque profit en raison même du prêt. »
Les mots soulignés dans la phrase montrent bien la doctrine de l’Église. Le prêt ne sera jamais de lui-même un titre à un profit. Si l’on veut tirer profit de l’argent, il faudra recourir à d’autres formes de contrat que celui du prêt ou mutuum, celui-ci lui étant essentiellement opposé, la justice exigeant l’équivalence des prestations échangées.
Mais, ajoute le grand pape, « il peut quelquefois se rencontrer dans le contrat de prêt certains autres titres qui ne sont pas du tout essentiels, et… intrinsèques à la nature même du contrat de prêt. Ces titres créent une raison très juste et très légitime d’exiger, suivant les formalités ordinaires, quelque chose, en plus de l’argent dû à cause du prêt. » Ces titres sont les trois que nous avons cités plus haut. Leur vraie nature est d’être compensatoires, compensatoires des pertes subies, des profits manqués, des risques courus, mais non pas des gains que l’emprunteur va faire, la distinction est importante. La loi civile reconnaissant l’intérêt dit légal est-elle un nouveau titre ajouté aux trois premiers ? Il ne le semble pas : elle ne constitue pas un titre spécial, mais elle reconnaît l’existence habituelle des autres titres extrinsèques.
Benoît XIV expose alors qu’il y a d’autres contrats d’une nature toute différente et qui peuvent « alimenter le commerce, maintenir et promouvoir pour le bien public, un négoce productif. » Ce sont : l’achat des rentes annuelles et le commerce lui-même licitement conduit.
Enfin il observe que ce serait téméraire et déraisonnable de croire que le prêt est toujours et partout accompagné des titres extrinsèques. Il rester toujours « de nombreux cas où l’homme est tenu de secourir son prochain par le prêt pur et simple. » Ce sera sa manière de reconnaître en fait la fonction sociale de la propriété.
En terminant, le pape tire les conclusions pratiques de la doctrine : la nécessité de discuter ces questions délicates avec charité, le sérieux de ces questions qui ne sont nullement des disputes de mots, mais peuvent entraîner des fautes graves, enfin le rôle de l’autorité qui a, en pareille matière, son droit d’intervention aussi bien que la raison.
- ↑ Cf. Ab. Calippe, Semaines Sociales de Limoges, 1912 in Bricout, Dict. Prat. des Connaiss. Rel., art. Prêt.
- ↑ Tableau des échanges volontaires dressé d’après IIa IIae, q. 61, a. 3. par le P. Spicq, O.P.
- ↑ Le centre du problème est donc là : si l’argent est un bien « consomptible », c'est-à-dire qui se détruit par l’usage, on ne peut le mettre dans la catégorie des biens « non-fongibles » ou durables, et le prêt à intérêt est une injustice car on vend la même chose deux fois.
- ↑ IIa IIae, q. 78, a. 1.
- ↑ Suite du nœud du problème : il s’agit de la conception médiévale de l’argent. Mais l’argent a-t-il évolué aujourd’hui dans sa nature ? Dans l’économie moderne, il est devenu productif, au sens de « faire des petits » (de façon juste ou injuste, le fait est là).
- ↑ IIa IIae, q. 78, a. 2, ad 5m.