La capacité de souffrir du péché en Marie Immaculée

De Salve Regina

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Mariologie
Auteur : P. Garrigou-Lagrange, O.P.
Source : Angelicum, volume XXXI, fasc. 4

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen


La capacité de souffrir du péché en Marie Immaculée

La bienheureuse Angèle de Foligno avait fait souvent le chemin de la Croix, en méditant cette pensée: « C'est à cause de nos péchés que Jésus et sa Sainte Mère ont tellement souffert ». Un jour elle eut sur ce sujet une inspiration spéciale des plus profondes et elle s'écria : « Maintenant j'ai compris : l'auteur, la cause du crucifiement c'était moi,  ce sont mes péchés qui ont crucifié le Sauveur». Saint Bernard disait de même : « Seigneur, Seigneur, c'est moi qui vous ai. attaché à la croix ». Le Saint Curé d'Ars disait aussi : « Comprendre que nous sommes l'ouvrage d'un Dieu, c'est facile; mais que le crucifiement d'un Dieu soit notre ouvrage ! voilà qu'est incompréhensible. .. ».


Cette haute vérité éclaire bien des problèmes théologiques sur les souffrances de Jésus et de Marie, en particulier celui du rapport intime qui existe entre les souffrances de Marie et sa plénitude de grâce et de charité, qui aurait dû, semble‑t‑il, la préserver de la douleur comme elle la préserva de la convoitise et de l'erreur.


Par le privilège de l'Immaculée Conception Marie a été préservée du péché originel et de ses suites flétrissantes qui sont la concupiscence et l'inclination à l'erreur.


Le foyer de convoitise, n'a pas seulement été lié en Marie dès la sein de sa mère, mais il n'a jamais existé en elle. Aucun mouvement de sa sensibilité ne pouvait être désordonné, prévenir son jugement et son consentement. Il y eut toujours en elle la subordination parfaite de la sensibilité à l'intelligence et à la volonté, et aussi celle de la volonté à Dieu, comme dans l'état d'innocence. C'est ainsi que Marie est vierge des vierges, tour d'ivoire, très pur miroir de Dieu, comme le disent ses Litanies.


De même elle n'a jamais été sujette à l'erreur, à l'illusion ; son jugement était toujours éclairé, toujours droit. Si elle n'avait pas encore la lumière sur une chose, elle suspendait son jugement et évitait la précipitation qui eut été cause d'erreur. Elle est, à cause de cela, « la Siège de la Sagesse, la Reine des docteurs, la Vierge très prudente, la Mère du bon conseil ». Tous les théologiens reconnaissent que la nature lui parlait du Créature mieux qu'aux plus grands poètes, et qu'elle eut dès ici‑bas une connaissance éminente et supérieurement simple de ce que dit l'Ecriture du Messie, de l'Incarnation et de la Rédemption. Elle fut ainsi parfaitement exempte de convoitise et d'erreur.


1. De quoi Marie a le plus souffert ?

Pourquoi le privilège de l'Immaculée Conception n'a‑t‑il pas soustrait Marie à la douleur et à la mort, qui sont aussi des suites du péché originel ?


Nous ne pouvons ici que redire ce que nous avons exposé plusieurs fois : En vérité, la douleur et la mort en Marie, comme en Jésus, ne furent pas comme en nous des suites du péché originel qui ne les a jamais effleurés. Ce furent des suites de la nature humaine, qui de soi, comme la nature de l'animal, est sujette à la douleur et à la mort corporelle. Ce n'est que par un privilège surnaturel qu' Adam innocent était exempt de toute douleur et de la nécessité de mourir.


Jésus, pour être notre Rédempteur par sa mort sur la croix, a été virginalement conçu dans une chair mortelle, in carne passibili comme le disent tous les théologiens, soit Thomistes, soit Scotistes, soit Suareziens ; et il accepta volontairement de souffrir et de mourir pour notre salut. A son exemple Marie accepta volontairement la douleur et la mort pour s'unir au sacrifice de son Fils, pour expier avec lui à notre place et nous racheter comme corédemptrice.


Et, chose étonnante, qui fait l'admiration des contemplatifs, le privilège de l'Immaculée Conception et la Plénitude de grâce, loin de soustraire Marie à la douleur, augmentèrent considérablement en elle la capacité de souffrir du Plus grand des maux qui est le péché.


Pour le bien entendre, il faut considérer le parallélisme qui éclaire la capacité de souffrir en Marie, par celle plus grande encore qui exista en Notre Seigneur Jésus‑Christ.


2. La capacité de souffrir du péché en Notre Seigneur.

Nous autres nous souffrons des blessures faites à notre corps, ou de celles ressenties par notre amour propre. Nous souffrons, hélas trop peu du plus grand des maux, c'est à dire du péché mortel comme offense à Dieu.


Bien au contraire la plénitude absolue de grâce causa en Jésus-Christ une très grande douleur du péché et un ardent désir de la Croix pour l'accomplissement parfait de sa mission Rédemptrice. Si les Apôtres, les fondateurs d'ordres, les grands missionnaires veulent accomplir leur mission le mieux possible à plus forte raison le Christ Rédempteur. C'est pourquoi il disait « Quand je serai élevé de terre j'attirerai tout à moi. Ce qu'il disait, ajoute saint Jean, pour marquer de quelle mort il devait mourir » (Jean, XII, 32). Et on lit dans l'Epître aux Hébreux, X, 5: « Le Christ dit en entrant dans le monde: « Vous n'avez voulu ni sacrifice, ni oblation, mais vous m'avez formé un corps... Me voici je viens pour faire votre volonté ». Cette oblation de lui‑même anima tous les actes de sa vie terrestre et fut consommée sur la Croix.


Au Calvaire, dit S. Thomas[1], la souffrance de Notre Seigneur fut la plus grande de toutes celles qu'on peut endurer dans la vie présente. La raison principale en est, dit le Saint Docteur, que le Christ n'a pas seulement souffert de la perte de la vie corporelle (en d'affreux tourments), mais il a souffert des péchés de tous les hommes, et cette douleur dépassa en lui celle de tous les coeurs contrits, affligés de leurs propres fautes, car elle provenait d'une plus grande sagesse (qui lui montrait mieux qu'à personne la gravité de tous les péchés mortels réunis) ; elle procédait aussi d'un plus grand amour (de Dieu offensé et des âmes qui l'offensent), amour qui est en nous la mesure de notre contrition. Enfin c'est pour tous les péchés en même temps qu'il a souffert, selon la parole d'Isaïe, ch. 53 : « Vere dolores nostros ipse tulit »[2].


On soupçonne un peu la profondeur de ces paroles en pensant aux âmes qui se sont offertes en victime pour quelques pécheurs et qui ont à souffrir parfois terriblement de leurs péchés, pour les détester à leur place et leur obtenir la grâce de la conversion. Or Jésus a souffert non pas seulement pour quelques pécheurs, mais pour des milliers et des milliards, pour les péchés des hommes de tous les peuples et de toutes les générations.


La plénitude absolue de grâce et de charité augmenta ainsi considérablement en jésus la capacité de souffrir du plus grand des maux, tandis que l'égoïsme, qui nous fait vivre à la superficie de nous‑mêmes, nous empêche de nous en affliger et ne nous laisse guère sentir que les blessures qui atteignent notre sensibilité et notre orgueil.


Les souffrances rédemptrices du Sauveur éclairent d'en haut celles de sa Sainte Mère.


3. Coeur douloureux et immaculé de Marie.

On rapporte que lorsque des personnes consacrées à Dieu, mais en état de péché mortel, s'approchaient de Sainte Catherine de Sienne, elle voyait leurs péchés et en éprouvait une telle nausée qu'elle était obligée de détourner la tête.


A plus forte raison la Sainte Vierge voyait le péché dans les âmes coupables comme nous voyons, nous, des plaies purulentes dans un corps malade. Or la plénitude de grâce et de charité qui n'avait cessé de grandir en elle depuis son immaculée conception, augmentait proportionnellement en son coeur sa capacité de souffrir du plus grand des maux. On en souffre en effet d'autant plus qu'on aime davantage Dieu, souverain Bien, que le péché offense, et les âmes que le péché mortel détourne de leur fin dernière et rend dignes d'une mort éternelle.


Surtout Marie vit sans illusion possible se préparer et se consommer le plus grand des crimes: le déicide; elle vit le paroxysme de la haine contre celui qui est la Lumière, la Bonté même et l'Auteur du salut.


Pour entrevoir ce qu'a été la souffrance de Marie il faut penser à son amour naturel et surnaturel, à son amour théologal, pour son Fils unique non seulement chéri, mais légitimement adoré, qu'elle aimait beaucoup plus que sa propre vie, puisqu'il était son Dieu. Elle l'avait miraculeusement conçu, elle l'aimait avec un coeur de Vierge, le plus pur, le plus tendre, le plus riche de charité qui fut jamais, après le coeur même du Sauveur.


Elle saisissait incomparablement mieux que nous la raison supérieure du crucifiement: la rédemption des âmes pécheresses ; et au même moment elle devenait plus profondément que jamais la mère spirituelle des ces âmes à sauver.


Si Abraham a héroïquement souffert en s'apprêtant à immoler son fils, ce ne fut que pendant quelques heures et un ange descendit du ciel pour empêcher l'immolation d'Isaac. Au contraire depuis les paroles du vieillard Siméon Marie ne cessa d'offrir celui qui devait être Prêtre et victime et de s'offrir avec lui. Cette oblation douloureuse dura des années et si un ange descendit du ciel pour arrêter l'immolation d'Isaac, nul ne descendit pour empêcher celle de Jésus.


D'où l'invocation « Coeur douloureux et immaculé de Marie, priez pour nous ». En cette invocation la parole « immaculé » rappelle ce que Marie a reçu de Dieu, et « douloureux» rappelle tout ce qu'elle a fait et tout ce qu'elle a souffert avec son Fils, par Lui, et en Lui, pour notre salut. Avec Lui, elle a mérité d'un mérite de convenance non seulement l'application des mérites du Sauveur à telle ou telle âme comme Sainte Monique pour Augustin, mais elle a mérité avec le Rédempteur « la libération du genre humain » ou la rédemption objective, d'où le titre de Corédemptrice, qui lui est de plus en plus reconnu par l'Eglise[3].


Vraiment la plénitude de grâce et de charité augmenta considérablement en elle la capacité de souffrir du plus grand des maux. Elle qui avait enfanté son Fils sans douleur, a enfanté les chrétiens au milieu des plus grandes souffrances. A quel prix les a‑t‑elle achetés ? « Nous lui avons coûté son Fils unique» dit Bossuet. « C'était la volonté du Père éternel de faire naître les enfants adoptifs par la mort du Fils véritable»[4]


Fr. Réginald Garrigou-Lagrange, O.P.

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  1. IIIa, q.46, a.5 et 6.
  2. IIIa, q.46, a.6 ad 4um
  3. On a objecté : Le principe du mérite ne peut être mérité. Or Marie a été préservée du péché par les mérites futurs du Christ rédempteur. Donc elle n'a pu mériter la Rédemption objective ou libération du genre humain. Réponse : La majeure doit être concédée. Mais il faut distinguer la mineure : Marie a été préservée du péché par les mérites du Christ relatif à elle, je le concède ; par les mérites du Christ relatif à nous, je le nie. Il faut distinguer de même la conclusion : Marie n'a pu mériter la Rédemption préservatrice relative à elle, qui est le principe éminent de ses mérites, je le concède ; la Rédemption libératrice relative a nous, ou la libération du genre humain, je le nie. Elle n'a pu mériter ni les actes théandriques du Christ, ni sa propre rédemption préservatrice qui est le principe de ses mérites ; mais une fois rachetée par le Christ, elle a pu mériter avec le Sauveur par lui et en lui notre rédemption objective ou la libération du genre humain, et toutes les grâces que nous recevons. Il y a là comme deux instants : dans le premier Marie est préservée du péché, dans le second elle est corédemptrice. Ainsi dans le corps mystique, le Sauveur est comparé à la tête et Marie au cou; la tête envoie l'influx nerveux au cou d'abord et par lui aux membres. Bref, il est clair que Marie n'a pu mériter l'Incarnation rédemptrice, qui est le principe éminent de ses mérites à elle. Mais, une fois rachetée ou préservée par les mérites futurs du Sauveur, elle nous a mérité par Lui, avec Lui, et en Lui, d'une façon subordonnée et d'un mérite de convenance, toutes les grâces que nous recevons.
  4. Sermon sur la Compassion de la Sainte Vierge.
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