L'Eucharistie, sacrement et sacrifice du Christ et de l'Eglise

De Salve Regina

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Les sacrements
Auteur : R.P. Joseph de Sainte-Marie, O.C.D.
Source : Revue Divinitas
Date de publication originale : 1974

Difficulté de lecture : ♦♦♦ Difficile
Remarque particulière : L'auteur était à l'époque professeur au Theresianum' – Faculté Pontificale de Théologie des Carmes Déchaux

L’EUCHARISTIE, SACREMENT ET SACRIFICE DU CHRIST ET DE L’EGLISE

DEVELOPPEMENTS DES PERSPECTIVES THOMISTES


Si la foi catholique, définitivement proclamée et solennellement définie sur ce point à la XXIIème Session du Concile de Trente, ne fait de doute pour personne en ce qui concerne le sacrifice de la messe, c’est-à-dire l’existence de la messe comme offrande d’un sacrifice véritable et propitiatoire, la réflexion théologique, par contre, a connu de nom­breuses et très diverses tentatives pour rendre compte du mystère affirmé dans ce dogme[1]. Loin de nous troubler, un tel fait est au contraire pour nous source d’admiration, tant il est vrai que la parole de Dieu, objet de notre foi, nous est donnée par l’Eglise et que cette médiation de l’Eglise précède toujours pour nous ce que notre esprit peut saisir du mystère[2]. Cependant la foi reste en travail d’intelligence aussi longtemps qu’elle n’a pas atteint l’éclairage humain du mystère le plus poussé qu’il lui est possible, toutes les objections que la raison peut lui opposer ayant été repoussées.

La première à laquelle elle se heurte, dans le cas de l’eucharistie, est l’unicité du sacrifice du Christ : est-il possible d’affirmer que la messe, célébration du sacrement de l’eucharistie, est un sacrifice quand l’Ecriture nous enseigne que le Christ a été immolé « une fois pour p.235toutes » (Hebr 10. 10-14), car le sacrifice est l’immolation[3] ? Et si elle en est un, comment la messe est-elle un sacrifice ? Parmi les nom­breuses réponses données par les théologiens modernes, l’une des plus stimulantes, et aussi des plus critiquées, a été celle de Dom O. Casel dont la théorie de la « Mysteriengegenwart », pour insuffisante qu’elle soit, a eu cependant la mérite de rappeler que toute explication du sacrifice de la messe ne peut se concevoir d’une manière satisfaisante que dans une relation actuelle à l’unique sacrifice de la croix[4]. Mais de quelle nature est cette relation ? Tel est bien le nœud de la question.

L’objet de la présente étude n’est pas de la reprendre dans son entier, mais de rappeler, par une lecture attentive de S. Thomas d’Aquin, qu’il ne peut y avoir de réponse adéquate que dans la perspective de l’ordre sacramentel et dans l’application exhaustive des principes propres à cet ordre du réel et à ce moyen par excellence de l’action salvifique de Dieu dans l’histoire. C’est -pour l’avoir compris que la théologie d’un Billot, par exemple, reste si actuelle[5] ; et c’est dans la même perspective que s’inscrit le petit livre, toujours précieux, de Dom A. Vonier, A key to the doctrine of the Eucharist[6], pour ne citer que deux noms dans la longue liste d’une tradition théologique qui a son fondement dans les Pères de l’Eglise, et tout spécialement chez S. Augu­stin[7]. C’est elle qui rallie aujourd’hui la plupart des suffrages, et il ne semble pas abusif de dire que c’est elle qui est impliquée dans les décrets du Concile de Trente ; elle a même reçu de nos jours un précieux encouragement du Magistère puisque c’est elle que l’on trouve p.236explicitement dans la Profession de foi de Paul VI, où il est dit que la messe « est véritablement le Sacrifice du Calvaire, qui est sacramentellement rendu présent sur nos autels »[8].

Mais c’est S. Thomas lui-même que nous allons interroger, en suivant son texte le plus étroitement possible, et plus spécialement celui de la Somme théologique, afin de recueillir les principes fondamentaux qu’il nous donne pour répondre à cette question du sacrifice de la messe, et qui sont essentiellement ceux de l’ordre sacramentel ; mais aussi afin de dégager au moins les principales conclusions qui en résultent quant à la théologie de l’eucharistie en général.


Une première constatation qui s’impose à tout lecteur, même hâtif, de la Somme théologique est que le traité de l’eucharistie s’y inscrit à l’intérieur d’un ensemble portant sur les sacrements. C’est donc essen­tiellement de ce point de vue qu’est étudié ici, et il en est de même dans les autres œuvres, le « Mystère » par excellence de la foi chrétienne, à tel point même qu’un seul article (q. 83, a. 1) sur les quatre-vingt quatorze que comprennent les onze questions de ce traité (qq. 73-83) est explicitement consacré à la question de l’eucharistie comme sacrifice. Il serait gravement erroné d’en conclure que l’aspect de sacrifice ne tient dans la pensée de S. Thomas qu’une place secondaire. Il est au contraire pour ainsi dire omniprésent et apparaît dès la première question du traité où il vient même, dans l’ordre interne du sacrement, en première place, avant l’aspect de repas et de nourriture : ce sacrement « est appelé un sacrifice » « en tant qu’il est commémoratif de la passion du Sei­gneur »[9]. C’est l’affirmation fondamentale de S. Thomas en la matière, et c’est elle par conséquent dont nous devrons chercher à comprendre le sens. Ce que nous avons dit plus haut et le contexte dans lequel p. 237S. Thomas pose cette question et y répond par cette affirmation nous indiquent dès maintenant dans quelle direction ce sens est à chercher : cette commémoration est un acte sacramentel.

Il est intéressant, toutefois, de noter que si cet aspect du sacrifice apparaît dès la première question de son traité, ce n’est cependant qu’en étudiant les effets du sacrement de l’eucharistie que S. Thomas est amené à le prendre en considération et à le développer pour lui­-même, ce qu’il fait en explicitant la distinction entre les deux aspects que sont le sacrement reçu et le sacrifice offert[10]. Le premier aspect, en effet, ne suffit pas à rendre compte de tous les effets de l’eucharistie car si, comme sacrement, c’est-à-dire, ici, comme aliment que l’on reçoit, celle-ci a pour effet propre de nous nourrir de la vie du Christ, qui est de grâce et de charité, et par là de nous unir et conformer à lui[11] et de constituer ainsi le Corps mystique du Christ total dans son unité[12], p. 238comme sacrifice que l’on offre, elle a en outre une valeur satisfactoire, obtenant la remise de la peine due au péché ; et sous cet aspect, elle profite non seulement à ceux qui la reçoivent (comme sacrement), mais aussi à ceux pour qui elle est offerte (comme sacrifice).

Comme on le voit par cette opposition, le mot « sacrement » est pris ici en un sens limité, désignant plus particulièrement l’aliment spirituel[13], ce qui est du reste conforme à la perspective sur laquelle s’est ouvert tout le traité : « le sacrement de l’eucharistie (…) est un aliment spirituel »[14], ainsi qu’à la doctrine générale des sacrements, qui ont pour fonction de servir cette vie spirituelle des fidèles. Et cependant la conclusion à laquelle arrive ici S. Thomas, en étudiant les effets de l’eucharistie, nous oblige, si nous voulons comprendre celle-ci dans toute l’ampleur de son mystère, non pas à changer, mais à élargir la perspective dans laquelle son étude a été abordée. Cette perspective est celle du sacrement : c’est ce qu’il nous faut retenir ; et le sacrement est d’abord vu comme l’aliment, ce qui doit également être retenu, car cette priorité de l’aspect de nourriture est conforme et à la révélation évangélique, pensons au discours sur le pain de vie (Jn 6), et à la nature du signe sacramentel, du pain et du vin. Mais cette perspective sacramentelle doit être élargie à l’aspect de sacrifice et le comprendre également, car il est également inclus en lui, et, nous l’avons vu, c’est même lui qui apparaît comme en constituant la réalité la plus profonde dès que l’on approfondit l’analyse du signe sacramentel[15]. C’est ce qui se produit de nouveau dans l’analyse des effets de l’eucharistie. Mais ce qu’il faut noter, surtout, c’est que les deux aspects du sacrement et du sacrifice ne sont pas juxtaposés, car c’est le sacrement lui-même qui est sacrifice : « Par rap­port aux autres, ce sacrement a ceci de plus qu’il est un sacrifice »[16]. Par quoi S. Thomas nous convainc lui-même de dépasser la conception restreinte du sacrement-nourriture ainsi que l’opposition, qui n’en reste pas moins légitime au niveau où elle se situait, entre sacrement reçu et sacrifice offert, car le sacrement n’est pas seulement l’aliment que l’on reçoit pour s’en nourrir spirituellement, il est aussi et d’abord le sacrifice qui est offert pour toute l’Eglise, et auquel on communie en en recevant le sacrement-aliment.

Cette conclusion est de la plus haute importance, car ce qu’elle signifie, c’est que le sacrifice se réalise « dans le sacrement », comme il sera dit plus loin, et que, par conséquent, c’est dans cet ordre sacra­mentel p. 239que se situeront sa réalité et son mode propres. C’est donc à partir de cette conclusion : dans l’eucharistie, le sacrement est sacrifice, qu’il va falloir comprendre l’affirmation fondamentale rencontrée plus haut, et qui sera également le principe de base de l’unique question consacrée explicitement à l’eucharistie comme sacrifice : la célébration de ce sacrement est la représentation sacramentelle de la passion du Christ[17].

Ces premières notations suffisent à nous faire voir que si S. Thomas s’est mis résolument dans la perspective du sacrement, il n’en ignore pas pour autant celle du sacrifice. II l’affirme au contraire dès le début, et lorsqu’il est amené à la considérer en elle-même, c’est pour tirer les fruits de la justesse de la façon dont il a abordé son étude. II n’en reste pas moins vrai, il faut le reconnaître, que cette façon a eu pour consé­quence immédiate que ce sont surtout les problèmes relatifs au « sacre­ment », dans le sens restreint indiqué plus haut, et plus particulièrement ceux de la présence réelle, que l’Aquinate a cherché a résoudre, d’autant plus qu’ils avaient fait, déjà de son temps, l’objet d’erreurs qu’il devait réfuter[18], tandis que l’idée du sacrifice était alors assurée par une possession si pacifique que la théologie n’éprouvait pas le besoin de s’y attarder autant que sur le premier aspect. L’inconvénient de cette méthode, par conséquent, est que l’aspect du sacrifice n’est pas suffi­samment étudié pour lui-même.

Mais cet inconvénient est si peu lié à la méthode elle-même que c’est elle au contraire, même si S. Thomas ne l’a pas lui-même pleine­ment utilisée en ce sens, qui oblige à aborder l’étude du sacrifice de l’eucharistie en le situant d’emblée dans l’ordre du sacrement qui est effectivement le sien et qui, pour cette raison, est le seul à permettre d’en rendre compte. Que de travaux inutiles et que de pertes on se serait épargnés si on ne l’avait pas tant oublié !

Par ailleurs, en distinguant comme il le fait l’ordre du sacrement et celui du sacrifice, S. Thomas nous permet non seulement de les approfondir chacun dans sa spécificité, mais encore de les éclairer l’un par l’autre. Car il faut encore ajouter ceci que si l’eucharistie, non seulement comme sacrement (au sens restreint) mais également comme sacrifice, est entièrement située dans l’ordre sacramentel, la réciproque p.240n’est pas moins vraie, à savoir que c’est tout l’ordre sacramentel qui est situé dans celui du sacrifice et qui, par conséquent, n’existe et ne se comprend que dans sa relation au sacrifice. C’est pour cela, du reste, que l’eucharistie est le principe, le sommet et la fin de tout l’ordre sacramentel[19], contenant en elle en plénitude ce que les autres ne contiennent qu’en partie[20], mais surtout réalisant « principalement » le culte divin, auquel sont ordonnés tous les sacrements, « en tant qu’elle est le sacrifice de l’Eglise »[21].

C’est dans la perspective de cette distinction et de cette intercom­pénétration de l’ordre sacramentel et de l’ordre sacrificiel qu’il nous faut aborder la lecture des textes de S. Thomas d’Aquin sur l’eucharistie, car seul son enseignement sur le sacrifice nous permet de comprendre pleinement ce qu’il dit du sacrement, et réciproquement, seule sa théo­logie du sacrement nous permettra de comprendre et d’approfondir ce qu’il enseigne sur le sacrifice eucharistique, et plus particulièrement de répondre à la question principale qui nous occupe : comment l’eucharistie est-elle un sacrifice ?

Car à la question de fait : l’eucharistie est-elle un sacrifice ? la ré­ponse ne peut faire de doute pour lui tant est ferme et constante sur ce point la Tradition de l’Eglise. On peut même tirer de ce qu’il dit du sacrifice comme appartenant à la loi naturelle[22] une raison théologique pour fonder le fait de l’eucharistie comme sacrifice. Si l’offrande de sacrifices, en effet, appartient à la loi naturelle, elle doit se retrouver dans tous les temps et dans toutes les religions. Or l’Eglise n’a pas d’autre sacrifice à offrir que celui du Christ. Donc l’offrande qu’elle fait du sacrifice du Christ est un vrai sacrifice, précisément : « le sacrifice de l’Eglise ».

p. 241C’est cette réponse affirmative à la première question, celle du fait, qui pose elle-même la seconde question, celle du comment. Dans la perspective où il s’est placé, S. Thomas ne peut avoir qu’une seule réponse, celle que nous avons déjà recueillie, mais dont il ne sera pas inutile de relever encore quelques expressions : l’eucharistie est un sacri­fice en tant qu’elle est un sacrement, c’est-à-dire, essentiellement, un signe porteur d’une réalité sacrée, et comme tel, rendant un culte à Dieu et conférant à l’homme la sainteté[23]. Et la réalité sacrée, « res sacra », dont le sacrement de l’eucharistie est le signe, c’est la passion même du Christ. Telle est l’affirmation constante de S. Thomas, depuis le com­mentaire Sur les Sentences jusqu’à la Somme théologique : la célébration de ce sacrement est un sacrifice parce qu’elle est « une image représentative de la passion du Christ » dont elle nous communique les fruits[24]. Et dans ses derniers commentaires sur l’Ecriture, il l’appelle explicitement « le sacrement de la passion du Seigneur » et « son application à nous »[25], « le sacrement représentatif de la divine passion »[26], expres­sions équivalentes entre elles, et qui correspondent également à celle de « mémorial de la passion du Seigneur », que l’on retrouve aussi fré­quemment sous sa plume. C’est donc par les formules précédentes que cette expression traditionnelle de « mémorial », qui provient elle-même de l’Ecriture : « faites ceci en mémoire de moi » (I Cor 11, 25), trouve son sens. Et l’on peut dire que toute la théologie de l’eucharistie comme sacrifice, et même comme « sacrement », se réduit à expliquer le sens de cette expression, ce qui revient à montrer en quel sens et de quelle manière il y a ici « représentation », ou encore quelle est la relation du « sacrifice de l’autel » au « sacrifice de la croix ».

Or cette relation étant celle de l’ordre sacramentel et cette repré­sentation étant celle d’un sacrifice, ce sont donc d’abord les réalités premières p. 242du sacrifice et du sacrement qu’il nous faut étudier pour com­prendre comment la représentation sacramentelle du sacrifice du Christ est elle-même un vrai sacrifice, le sacrifice du Christ et de l’Eglise ; et, au-delà, pour esquisser au moins les principales implications de cette théologie de l’eucharistie comme sacrement du sacrifice du Christ et comme sacrifice propre de l’Eglise.


I. – Le sacrifice.

1. Ce qui est premier, c’est le sacrifice, car si ces deux réalités s’éclairent l’une par l’autre, c’est le sacrement qui est pour le sacrifice et non l’inverse. Qu’est-ce donc que le sacrifice ? Un texte des Sentences semble bien résumer sur ce point la pensée de S. Thomas, du moins en ce qui concerne la notion de sacrifice en général : « offrir un sacrifice appartient en propre (élicitivement) à la vertu de religion, et plus précisément au culte d’adoration qui n’est dû qu’à Dieu seul, le culte de latrie (…) Il nous rend Dieu propice, et c’est à cette fin qu’il est of­fert »[27], et ceci, assure S. Augustin, en vue d’entrer en communion avec Dieu[28]. Essayons de l’expliquer.

Le sacrifice relève donc, pour S. Thomas, de la vertu de religion, vertu qu’il rattache à son tour à celle de la justice pour autant qu’elle fait rendre à Dieu le culte qui lui est [29] et son exercice est dans la dépendance immédiate des vertus théologales[30] puisque ce sont la foi, l’espérance et la charité qui en commandent directement les actes[31]. Ces deux dernières précisions sont importantes pour éviter que le rat­tachement de la religion à la vertu de justice la vide de ce qui lui est le plus essentiel, à savoir cet ordination du plus profond de l’être p. 243et de toute la vie à Dieu. Mais à son tour, ce rappel de ce qu’il y a de plus profond et de plus mystérieux dans la religion montre combien il est exact de la rattacher, en tant que vertu, à la justice puisque c’est bien avant tout un devoir pour l’homme que de s’ordonner ainsi par tout lui-même à Dieu. L’amour ne remplace pas la justice mais l’accom­plit, la charité « accomplissant » à son tour surnaturellement l’amour.

Parmi les actes de la religion, les uns sont intérieurs, les autres extérieurs[32]. Les premiers sont les plus importants, car c’est par eux que l’homme s’ordonne effectivement à Dieu en lui rendant le culte qu’il lui doit : ce sont les actes de la « dévotion », « volonté de faire promptement ce qui appartient au service de Dieu », ou encore « acte de la volonté de l’homme s’offrant lui-même à Dieu pour le servir »[33] ; et ceux de « l’oraison », « par laquelle la religion dirige l’intelligence de l’homme vers Dieu »[34], par quoi l’homme « se soumet à Dieu et pro­fesse en priant qu’il a besoin de lui comme de l’auteur de tous ses biens »[35]. Mais une activité extérieure est également requise, l’esprit humain ayant ceci en propre que son opération passe par les sens. Et parmi ces actes extérieurs, après « l’adoration », ou mieux avec elle, le « sacrifice » vient en premier lieu[36], se présentant comme « un acte qui n’a pas d’autre sens ni d’autre valeur que d’être fait pour l’honneur de Dieu (propter reverentiam divinam) »[37].

Par là, le sacrifice apparaît comme la quintessence de toute la religion puisque celle-ci est la vertu dont l’objet propre sont les actes par lesquels . on rend à quelqu’un l’honneur qui lui est dû »[38]. Ce qui, par rapport à Dieu, nous amènera à lui rendre « la révérence qui lui revient exclu­sivement en tant qu’il est le principe premier de la création et du gouvernement de toutes choses ». Mais Dieu étant aussi la fin de toutes choses, lui rendre « la révérence » qu’on lui doit, c’est aussi tendre à lui comme à sa fin ultime[39]. Il faut donc un acte par lequel p. 244l’homme « s’offre à Dieu comme à son principe créateur et comme à sa fin béatifiante », et cet acte, c’est le sacrifice[40]. Au sens large, c’est toute la vie humaine qui apparaît comme un acte de religion, et donc comme un sacrifice, pour autant qu’elle rend ce culte à Dieu et qu’elle tend à cette communion avec lui comme avec l’auteur – et la fin – de tous ses biens[41].

L’essence du sacrifice est donc dans cet honneur rendu à Dieu en tant qu’il est Dieu, infiniment au-dessus de tout le créé. C’est cette transcendance, cette « excellence » unique que le sacrifice entend reconnaître, proclamer et honorer, et c’est pourquoi il ne peut être offert qu’à Dieu seul[42]. C’est pourquoi, également, sacrifice et adoration sont étroitement ordonnés l’un à l’autre, au point de se confondre. L’un et l’autre s’accomplissent par un acte extérieur, mais qui ne prend son sens et sa valeur que par l’acte intérieur dont il procède et auquel il est ordonné, et dans lequel est l’essentiel de l’adoration et du sacrifice[43], comme aussi de la religion. L’acte extérieur procède de l’acte intérieur et lui est ordonné comme le secondaire au principal[44]. Cependant il n’en garde pas moins sa valeur propre, qui est de réaliser dans le concret l’acte intérieur en ordonnant effectivement la totalité de la vie humaine et du réel à Dieu, et transformant ainsi toute cette vie et tout ce réel en un sacrifice offert « in divinum reverentiam »[45]. Anticipant sur ce que nous dirons plus loin, signalons dès maintenant que, participant de l’un et de l’autre, c’est à cette jonction de l’acte intérieur et de l’acte extérieur que se situe le sacrement et que c’est à la réaliser qu’il tend et opère efficacement.


p. 2452. C’est donc toute la vie humaine qui apparaît ainsi comme un sacrifice, et par là comme un culte, mais aussi comme un service de Dieu : « c’est par le même acte que l’homme sert Dieu et lui rend un culte : le culte en effet regarde l’excellence de Dieu, à laquelle la révérence est due, et le service regarde la sujétion de l’homme qui, par sa condition, est obligé de manifester à Dieu sa révérence. Et à ces deux choses appartiennent tous les actes qui sont attribués à la religion »[46].

En lisant cela, on ne peut qu’admirer la puissance et la justesse de l’intuition théologique de S. Thomas, car dans la Bible également le culte et le service de Dieu ne font qu’un, comme on peut le voir, entre autres, au fait que le même verbe, tiré de la racine ‘BE (qui donne aussi ‘ebed), signifie, employé par rapport à Dieu, à la fois servir et rendre un culte. Ainsi, par exemple, dans ce passage significatif entre tous où Dieu demande à Moise de faire sortir son peuple d’Egypte « pour qu’ils lui rendent un culte », traduisent certains, ou « pour qu’ils le servent », comme traduisent d’autres ; les deux traductions sont égale­ment exactes, le même mot signifiant l’une et l’autre chose à la fois[47].

La religion, qui s’exprimera par dessus tout dans le sacrifice, est donc à la fois culte et service dus et rendus à Dieu : culte du serviteur et service sacrificiel de l’adorateur. Et par là l’homme s’unit à Dieu, selon la perspective augustinienne que S. Thomas fait sienne[48]. Mais d’abord, il s’ordonne à lui ; c’est ce dernier aspect surtout que retient S. Thomas pour la précision de son analyse : ce qui spécifie la vertu de religion, c’est cette ordination de la créature spirituelle à Dieu dans un hommage de soumission et de révérence. Le sacrifice, acte suprême de la religion, est donc d’abord et essentiellement cet acte cultuel et latreutique suprême que l’homme offre à Dieu et dans lequel il s’offre lui-même à Dieu comme à son souverain Seigneur, se soumettant et s’ordonnant tout entier à lui, et par là, si le sacrifice est agréé, s’unis­sant à lui.


p. 2463. Quels actes, concrètement, seront adaptés à un tel culte et à un tel service ? La nature même du titre auquel il est dû et rendu nous le dit : puisque c’est nomme au principe et d la fin de toutes choses que la religion, dans le sacrifice, nous fait rendre à Dieu ce culte d’adoration ou de latrie, c’est tout qui doit lui être sacrifié. Alors même qu’il ne sacrifiera que quelque chose de ses biens, c’est la totalité de son être que l’homme, à travers eux, donnera et ordonnera à Dieu dans le sacrifice. C’est là que nous découvrons la valeur de signe du sacrifice extérieur sur laquelle S. Thomas insiste tant – et dans la valeur de signe, déjà, celle de sacrement : « Le sacrifice qui est offert extérieure­ment signifie le sacrifice intérieur par lequel l’âme s’offre elle-même à Dieu »[49]. Car à travers la partie, c’est le tout qui est signifié et représenté pour être offert à Dieu par l’acte intérieur. Et c’est parce que ce signe représentatif acquiert ainsi, par l’acte intérieur, valeur de réalité et de réalisation que S. Augustin l’appelle un « sacrement », c’est-à-dire, explique-t-il, « un signe sacré » : « Sacrificium visibile invisibilis sacrificii sacramentum, idest sacrum signum, est ». S. Thomas cite ce texte à plusieurs reprises et il s’en inspire manifestement[50]. Pour nous, ce que nous découvrons, c’est que le sacrifice semble ne pouvoir s’ac­complir que dans le signe et le sacrement, « signe sacré » – du moins dans la condition présente, située comme elle est entre « la loi » et « la gloire »[51].

Un autre aspect qui apparaît comme essentiel au sacrifice est l’obla­tion ou l’offrande : par le sacrifice, l’homme s’offre à Dieu. D’où la question : qu’est-ce qui fera de l’oblation un sacrifice ? car si « tout sacri­fice est une oblation, la réciproque ne vaut pas »[52]. Sans doute peut­-on dire que toute oblation, et même toute œuvre bonne, est également un sacrifice au sens large du mot, pour autant qu’elle est faite en vue de l’union à Dieu[53], et même en vue de son service et de son honneur, faut-il ajouter. Et pourtant l’oblation n’est un sacrifice au sens strict que si elle est formellement « présentée en vue du culte divin, comme pour la consommation de quelque mystère sacré devant se faire à partir p. 247d’elle (à partir des oblats) »[54] ; sans cela, il y a simplement oblation, ou offrande.

Mais qu’est-ce qui doit être fait sur ces oblats pour qu’ils devien­nent un sacrifice ? – « Aliquod sacrum », dit S. Thomas, et non pas simplement « aliquid sacrum » : « un mystère sacré » avons-nous traduit, et non pas simplement « quelque chose de sacré » (aliquod étant adjectif, sacrum est nécessairement à comprendre comme un substantif). C’est tout le mystère du mot latin « sacrum » qui est impliqué là, et l’on se souviendra que sa signification première est d’ordre cultuel. Le « sacrum » est un acte religieux, un acte de culte, et par dessus tout un sacrifice. Dans le mot « sacrifier », « sacrificare », selon l’étymologie que S. Thomas lui donne : « sacrum facere », les deux sens se rejoignent, celui de l’adjectif et celui du substantif : c’est par et dans le « sacrifice » que quelque chose est « fait sacré ». « C’est ce que le nom signifie, explique-t-il : on parle de sacrifice en effet parce que l’homme fait quelque chose sacré (ex hoc quod homo facit aliquid sacrum) » ; mais l’homme ne fait quelque chose sacré qu’en faisant quelque chose de sacré (facit aliquid sacrum ex hoc quod ex eo facit aliquod sacrum, pour­rait-on dire). Les exemples donnés le confirment : « comme lorsque les animaux étaient tués, ou que le pain est rompu et béni et mangé »[55]. Ainsi, dans le latin classique comme dans la langue de l’Eglise, « sacrum facere » signifie en propre « sacrifier » au sens précis d’immoler et d’of­frir une victime à la Divinité, et c’est en ce sens que saint Thomas parle ici de « aliquod sacrum facere ». De telle sorte que, soit par les exemples donnés, soit par l’étymologie du mot « sacrificare », soit par la signification propre de l’expression « sacrum facere », ce qui apparaît nécessaire pour faire d’une oblation un sacrifice, c’est l’immolation.

C’est ce qui apparaît plus nettement encore à la question suivante où S. Thomas explique la différence entre l’oblation qui est faite en vue du sacrifice et celle qui reste une simple oblation : la première est présentée en vue « d’être consumée » dans un sacrifice (sacrum) pour le culte divin ; la seconde, au contraire, demeure entière (integrum manet). Là encore, les exemples apportés (Ex 29, 18 ; Lev 2, 1) achèvent de préciser l’idée d’immolation en montrant qu’il s’agit bien de la destruction p. 248et de la consommation de la « victime ». Par où l’on voit encore, il vaut la peine de le noter, que même lorsqu’il cherche à dégager l’essence de la notion de sacrifice en général (voir q. 83, a. 1 Sed contra), S. Thomas ne cesse de le penser principalement à partir des sacrifices de la religion révélée, ni de penser ceux-ci en référence au sacrifice du Christ – et même à celui de la messe, comme le montre en particulier le texte de Grégoire VII cité ici : « Omnis christianus procuret ad Missarum solemnia aliquid Deo offerre »[56].


* * *


4. Ainsi donc, si l’essence du sacrifice est d’offrir une victime à Dieu « en signe de la sujétion et de l’honneur qui lui sont dus »[57] en raison de sa souveraine Seigneurie. son accomplissement requiert l’im­molation : pourquoi ? C’est ici que nous allons découvrir la deuxième dimension essentielle à tout sacrifice ici-bas, à savoir la propitiation, car, c’est pour la propitiation que l’immolation est exigée. Nous rejoignons ainsi, notons le tout de suite, la notion commune de sacrifice dans laquelle c’est précisément cette idée d’immolation, ou de privation coûteuse, qui domine. Dans le langage courant, en effet, faire des sacrifices, c’est se priver de quelque chose, retrancher sur son bien ou sur ses commodités ; en vue de quelque fin supérieure, sans doute, mais c’est l’idée de priva­tion et de retranchement que le mot de sacrifice signifie en premier, et même souvent exclusivement. On voit donc le redressement que nous impose la réflexion théologique. On y retrouve bien, dans l’idée de sacri­fice, les deux idées d’un bien dont on se prive et d’une fin supérieure en vue de laquelle cette privation est acceptée, mais dans la perspective religieuse, si du moins elle est pleinement éclairée, c’est l’ordination au bien supérieur qui domine, le retranchement ne venant qu’en second, et étant rattaché au premier aspect par le fait qu’il n’est pas simplement accepté, et comme passivement subi. mais positivement offert.

L’aspect douloureux que comporte le sacrifice n’est donc que second, et même, en un sens, accidentel : requis nécessairement dans la condition présente en raison de la nécessité de la propitiation, il ne l’est pas en soi à ce qu’il y a de plus essentiel dans l’acte du sacrifice, qui est le culte rendu à Dieu par l’ordination à Lui de tout le créé.

Ce qui rend l’immolation nécessaire, avons-nous dit, c’est la propi­tiation, c’est-à-dire la nécessité de se rendre Dieu propice ; et la cause de cette nécessité, c’est le péché, par lequel nous sommes « selon notre état de nature objet de sa colère » (Eph 2. 3). La chose est spontanép. 249ment perçue par le sens religieux naturel de l’homme, et c’est pourquoi le sacrifice est l’acte central et suprême de toutes les religions. Mais il reste à voir pourquoi le péché exige l’immolation, et surtout comment celle-ci le répare et accomplit ainsi la propitiation.

Le péché exige l’immolation dans le sacrifice parce qu’il est un refus de rendre à Dieu l’honneur qui lui est dû[58], ce qui est l’objet propre de la religion dont le sacrifice est l’acte extérieur et intérieur principal. Le premier péché de l’homme, en effet, qui est celui qu’il s’agit principalement de réparer[59], a été d’abord un péché d’orgueil. Poussé « par un désir désordonné de sa propre excellence », l’homme « a désiré ressembler à Dieu d’une manière désordonnée » en tant qu’« il a voulu s’appuyer sur lui-même, méprisant la règle divine »[60]. C’est pour cela qu’après ce péché, et tous les autres qui n’ont fait que le confirmer et le renforcer, il ne suffit plus seulement de présenter à Dieu un tribut d’hommage suprême : il faut le lui rendre[61], et cela par un acte réparant ce qui a été injustement refusé à Dieu. C’est ainsi qu’ap­paraît la nécessité de la propitiation, et l’on voit qu’elle ne peut se faire que par la réparation ou la satisfaction. En effet, « celui-là satisfait pour l’offense qui présente à l’offensé quelque chose qui lui plaît autant ou davantage que ne lui a déplu l’offense »[62].

L’homme doit restituer ce qu’il a injustement dérobé, et en justice, cette restitution constitue un châtiment qui, en l’occurrence, n’est autre que la mort, car le bien que l’homme avait voulu dérober pour le posséder en possession propre était la vie, comme nous le montrerons dans un instant en reprenant le récit de la Genèse. Mais auparavant, il faut montrer comment la mort est un châtiment pour l’homme, et pour cela, comprendre que si mourir est naturel, c’est-à-dire conforme à la nature animale et biologique de l’homme, cela n’en est pas moins con­traire à la part spirituelle de sa nature et aussi à ce qu’était, par grâce, sa condition première. C’est pour cela que la mort est à la fois con­forme à la nature de l’homme, en raison de sa vie animale, et châtiment, à cause du péché, en tant que perte de sa condition première de grâce et aussi en tant que contraire à l’exigence de son être spirituel[63].

p. 250A quoi il faut immédiatement ajouter, car cela est aussi essentiel à une théologie du sacrifice chrétien, que la justice divine n’exigeait pas absolument ce châtiment ou cette peine pour accorder le pardon du péché : le juge qui pardonne au coupable qui l’a offensé lui-même sans exiger de lui une réparation ne va pas contre la justice, mais agit simplement par miséricorde[64]. C’est pourquoi si Dieu a finalement exigé cette peine, ce ne peut être qu’en vue d’« une plus abondante miséricorde »[65]… ; ce qui nous fait comprendre que Dieu ne l’a pas tant imposée comme châtiment qu’il ne l’a exigée en tant que satisfaction. Cependant, de soi, il reste qu’infliger le châtiment était conforme à l’ordre de la justice, car par ce châtiment l’homme rendait à Dieu en le perdant pour lui-même ce qu’il lui avait dérobé[66], c’est-à-dire sa vie et son honneur : l’honneur et l’excellence unique d’être, et Lui seul, Vie et source de toute vie.


5. Mais si l’on voit par là comment la mort, châtiment imposé pour le péché, rétablit l’ordre de la justice, il reste à voir comment ce châtiment va pouvoir constituer une réparation de l’offense faite à Dieu, et par là lui offrir une satisfaction qui rétablisse l’ordre de l’amour, con­formément à celui que la Sagesse avait disposé pour cela, car ce n’est que par là que le sacrifice peut atteindre sa double fin et être à la fois un culte agréable à Dieu et source de vie pour l’homme. Pour le mon­trer, il faut se reporter au récit de la Genèse, qui ne peut être qu’histo­rique pour que soit vrai son sens symbolique ; car déjà dans ce récit de l’épreuve d’obéissance à laquelle Dieu avait soumis sa créature et dans la description de la manière dont celle-ci a succombé à la tentation du Démon, c’est toute l’importance du « signe », à la fois réalité et symbole, qui nous apparaît.

Dieu avait dit à l’homme : « De tout arbre du jardin, tu pourras manger, mais de l’arbre de la science du bon et du mauvais, tu n’en mangeras pas, car du jour où tu en mangerais, tu mourrais » (Gen 2, 16-17). Et le Tentateur : « Vous n’en mourrez pas, mais Elohim sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux se dessilleront et vous serez comme des dieux, sachant le bon et le mauvais » (Ib 3, 4-5), « le bon » étant ce qui convient à la vie, la nourrit, la fait durer, « le mauvais » ce qui s’oppose à elle. C’est pour avoir cru et obéi à la parole du Ten­tateur plutôt qu’à celle de Dieu et pour avoir voulu cueillir par lui-même le fruit de la science du bon et du mauvais, d’ailleurs inaccessible à ses p. 251seules forces, que l’homme n’a pu avoir part au fruit de « l’arbre de vie » (Ib 3, 22 ; cf. 2, 9). C’est pour cela que son châtiment naturel a été la mort, qui est essentiellement la perte de la vie.

Or dans la Bible, le siège de la vie est dans le sang (Lev 17, 11-14). C’est pour cela que la réparation de l’honneur de Dieu, seul Maître de la vie, exigera désormais, sinon d’une nécessité absolue de justice, du moins conformément à son ordre, que le sang de l’homme soit versé pour Dieu. C’est pour cela que « sans effusion de sang, il n’y a point de rémission des péchés » (Hebr 9, 22). Mais si la seule effusion du sang, la mort, peut suffire à satisfaire l’ordre de la justice, en tant qu’elle est l’application du châtiment, seule l’offrande volontaire de cette effu­sion en vue de la réparation peut satisfaire l’ordre de l’amour, qui est celui de la volonté libre se donnant à l’autre pour lui-même. Ce n’est que par cette offrande, en effet, que l’homme fait lui-même et volontairement remonter à Dieu le bien et l’honneur qu’il avait voulu lui dérober pour le posséder en propriété égoïste, orgueilleuse et suffi­sante : la vie et l’être source de la vie.


6. Cette explication fait saisir comment l’effusion en tant que telle, qui est l’immolation, ne suffit pas à faire le sacrifice, car elle ne suffit pas à la réparation ni à la satisfaction qu’exige un Dieu qui « est amour » (I Jn 4, 8. 16) : elle ne devient sacrifice que par l’offrande faite librement à Dieu dans ce but, car ce n’est que par cet acte volontaire et par cette intention que la vie, dans le sang, remonte vers Dieu comme vers son principe, et aussi vers sa fin. Et c’est également pour cette raison que le sacrifice s’achève dans la communion, qui se traduit par la restitution de la vie à l’homme, la résurrection, qui n’est pas simplement le re­tour à la condition précédente, mais l’entrée dans une condition nouvelle de participation à la vie qui vient de Dieu. De même que la mort était une conséquence naturelle du péché avant d’être un châtiment, la résurrection est une conséquence « naturelle » du sacrifice offert et agréé avant d’être une récompense méritée.

Mais pour aboutir à cette conséquence et pour obtenir cette récom­pense, nous voyons que le sacrifice doit être inséparablement oblation et immolation ; c’est la complémentarité de ces deux aspects dans le sacrifice qu’il nous faut surtout souligner ici. S. Thomas nous a expliqué que seule avait valeur de sacrifice l’oblation (ou l’offrande) faite en vue du sacrifice à accomplir sur elle : « in aliquod sacrum quod inde fieri debebat consumendum », ce sacrifice, à cause du péché, ne s’accomplissant que par l’immolation. Réciproquement, nous voyons que ce n’est pas l’immolation dans sa matérialité qui fait le sacrifice, mais l’offrande qui en est faite à Dieu, ou plutôt qui est faite à Dieu de la victime p. 252immolée en vue de satisfaire pour le péché. L’immolation sacrificielle apparaît ainsi constituée entre deux offrandes, la première étant celle de la victime ou de la matière du sacrifice, la seconde, concomitante à l’im­molation elle-même, étant celle de la victime immolée. C’est cette der­nière qui constitue formellement le sacrifice, l’immolation de la victime et l’effusion de son sang n’acquérant valeur expiatoire et satisfactrice que par cette offrande qui en est faite à Dieu dans ce but, et dans la recon­naissance de son souverain et absolu domaine sur la vie. Si l’offrande sacrificielle proprement dite est celle qui s’accomplit dans l’acte même d’immolation, cela n’enlève pas la valeur de sacrifice que S. Thomas a reconnu à l’offrande de la matière du sacrifice. En fait, la seconde n’est que la réalisation de la première, puisque c’était en vue de l’immolation que celle-ci avait été faite. Les exemples donnés, aussi bien dans l’An­cienne que dans la Nouvelle Alliance, nous disent le pourquoi de cette division de l’offrande sacrificielle en deux temps : la première est celle du peuple et de tout croyant ; la seconde est celle de celui qui seul a pouvoir d’offrir le sacrifice à Dieu, le prêtre. C’est pour cela que la victime immolée par le prêtre en vertu des pouvoirs qu’il a reçu de Dieu seul (Hebr. 5, 1-6) est en vérité celle qui a été offerte par le peuple pour cela, le peuple ne pouvant sacrifier à Dieu que par le prêtre. De telle sorte que le sacrifice, offrande et immolation, est inséparablement celui du prêtre et du peuple, le peuple offrant la victime en vue de son immolation par le prêtre et celui-ci faisant l’immolation et l’offrande de la victime qu’il a reçue du peuple dans ce but.


7. Mais, bien que cela appartienne immédiatement à la théologie de la rédemption plus qu’à celle du sacrifice, dans la mesure où l’on peut séparer ces deux aspects de l’unique réalité que constitue le sacri­fice rédempteur, il nous faut encore chercher à approfondir en quoi cette immolation sanglante satisfait aux exigences de l’amour offensé et en quoi son exigence est celle « d’une plus abondante miséricorde », car l’aspect de mal, de souffrance et de cruauté sous lequel elle se présente immédiatement nous rendent de telles affirmations difficiles à com­prendre. Pourquoi ce sacrifice de la vie au nom de l’amour ? Sans doute parce que l’amour n’a pas d’autre acte que la communication de soi, c’est-à-dire la communication de la vie. C’était ce bien que l’homme avait reçu de Dieu créateur, gratuitement. Son crime et sa folie ont été de vouloir le posséder : on ne possède pas un don gratuit, car dès qu’on veut le posséder, ce que l’on tient entre ses mains cesse d’être tenu comme le don de l’amour. Le don de l’amour ne peut être reçu, tenu et possédé que dans la reconnaissance : la reconnaissance de son origine et la reconnaissance-gratitude à son auteur ; don et reconnaissance, celle-ci s’accompagnant de la louange et unissant donateur et recevant dans la comp. 253munion. Or le don de Dieu était la vie, le bien désirable entre tous, le seul bien désirable par l’homme (Jn 1, 4). C’est pour cela, en définitive, que la seule matière du sacrifice est la vie, et c’est la raison pour laquelle la victime des sacrifices est toujours un vivant, animal ou au moins végétal : cette victime, nous l’avons vu également, n’étant jamais pour l’homme que le « signe » de sa propre vie dont seule l’immolation peut être agréable à Dieu, puisque c’est cette vie que l’homme avait voulu posséder.

Mais l’immolation sans l’oblation peut tout au plus satisfaire la justice : elle ne peut donc suffire ni à Dieu, qui est amour, ni à l’homme, qui est créé pour cette communion à Dieu dans l’amour. C’est l’oblation qui va faire de l’immolation une satisfaction à l’amour et rétablir par là communion : l’oblation qui fait remonter, dans le sang répandu, la vie à Dieu comme à son principe, et par là rétablissant la reconnaissance. Telle est la raison profonde pour laquelle, dans les sacrifices de l’Ancien Testament, le sang des victimes était répandu et non pas bu, par quoi on évitait le péché odieux entre tous de l’idolâtrie : le sang comme la vie appartenait à Dieu seul. Si, dans le sacrifice de la Nouvelle Alliance, le sang de la victime est bu par ceux qui communient au sacrifice, c’est précisément parce qu’il est, et lui seul, le don de Dieu et le principe de la vie nouvelle que Dieu nous donne en lui et par lui[67].

L’essence du sacrifice, même lorsqu’il exige l’immolation, reste donc bien dans la sub-ordination de l’homme à Dieu et dans cet acte de culte et d’adoration se terminant, par la grâce de Dieu qui le reçoit, par la communion de l’homme avec lui. Seule la modalité est nouvelle, le péché ayant exigé l’immolation, c’est-à-dire la perte totale et dou­loureuse, là où Dieu avait seulement exigé la reconnaissance naturelle et savoureuse, par la non-appropriation possessive. Et c’est là qu’ap­paraît « la plus abondante miséricorde » de Dieu, dans « la folie » d’amour p. 254du sacrifice sanglant (I Cor 1, 18-25) : premièrement, parce que l’homme pécheur et déchu étant incapable de l’acte d’amour exigé par une telle offrande pour être adéquatement réparatrice – parmi les fils des hommes, « il n’en es pas un seul de juste, pas un seul »[68] –, Dieu a envoyé son propre Fils dans notre chair pour qu’il le fît « pour nous », c’est-à-dire à la fois à notre place et en notre faveur, pour que nous puissions à notre tour le faire en lui ; et deuxièmement, « parce qu’il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15, 13), et que si c’était aimer Dieu, dans l’état d’innocence, que d’ordonner toute sa vie à Lui en renonçant à la posséder posses­sivement, c’est l’aimer davantage encore que d’ordonner cette vie à Lui en la perdant pour Lui et en la Lui immolant dans le sacrifice, ce qui est exigé par l’état de péché.

Tel est donc « le plus grand bien », ce sacrifice sanglant et glo­rieux, en vue duquel Dieu a permis « le mal » du péché (S. Augustin), et c’est son propre Fils, devenu pour cela « le Fils de l’homme », qui l’a accompli pour tous et « une fois pour toutes ». Car c’est par lui seulement que la mort, de soi pur châtiment que tout homme est con­damné à subir (Rom 5, 12 ; Eph 2, 3), est transfigurée en un sacrifice qui nous fait retourner à Dieu, et retourner à Lui comme à notre Père : grâce à son sacrifice et en lui, de conséquence ultime et d’achèvement de la séparation qu’elle était et qu’elle demeure encore en elle-même, la mort est devenu l’acte premier de la réconciliation[69] ; et c’est pour­quoi c’est encore « en lui » que tout sacrifice s’achève dans la com­munion. Dès maintenant nous voyons le caractère à la fois unique et premier du sacrifice du Christ, nouvel Adam (I Cor 15, 45), comme fut à la fois unique et premier le péché du premier Adam (Rom 5, 12-13) ; quoi que dans un sens profondément différent, car si le péché du pre­mier Adam n’a fait que causer notre mort, chacun de nos propres péchés ne provenant comme de sa source propre que de notre propre liberté, c’est positivement du sacrifice et de la résurrection du nouvel, ou plus littéralement du « dernier » Adam, que procèdent notre vie nouvelle et tous nos sacrifices, comme c’est en lui qu’ils acquièrent leur vraie valeur et qu’ils s’achèvent dans la communion ; et cela vaut non seulement pour les sacrifices qui ont été faits après lui mais également pour tous ceux qui l’ont précédé, et qui lui étaient ordonnés en l’annonçant et en le préfigurant[70].

p. 255Mais la transcendance du sacrifice du Christ sur tous les autres se révèle encore en ceci qu’en lui le signe est la réalité, car ce qu’offre le Christ, ce n’est plus simplement quelque chose d’extérieur à lui « en signe » de sa soumission et de son immolation, mais c’est lui-même, son propre corps et son propre sang : sa propre vie. Dans son sacrifice, la distinction entre l’adoration (au sens ancien du mot) comme acte par lequel « on pré­sente son corps à Dieu pour le vénérer » et le sacrifice, par lequel « on lui offre une réalité prise parmi les choses extérieures »[71], mais plus encore la différence entre le sacrifice extérieur et le sacrifice intérieur, dont le premier n’est que « le signe sacré », sont à la fois dépassées et accom­plies, car la réalité offerte à Dieu, ici, n’est pas seulement quelque chose d’extérieur qui « signifie le sacrifice intérieur par lequel l’âme s’offre elle-même à Dieu »[72], mais l’offrande et la remise entre les mains de Dieu de cette âme elle-même : « Père, je remets mon esprit (pneuma, ruah) entre tes mains »72, tandis que la perte de la vie se réalise effectivement par l’effusion du sang qui en est le siège.

Et pourtant, même dans ce cas, où la victime offerte est l’offrant lui-même, nous voyons qu’il faut encore distinguer entre l’acte extérieur et l’acte intérieur : entre l’immolation et l’effusion du sang, d’une part, et, de l’autre, l’offrande intérieure qui en fait un sacrifice ; ce que confirmeraient les réflexions de la philosophie contemporaine sur le corps comme étant à la fois moi-même et quelque chose de moi, mon être et un avoir pour moi (G. Marcel). De telle sorte qu’il reste toujours un sacrifice extérieur, « signe » du sacrifice intérieur, avec cette différence pourtant que le signe, c’est-à-dire la réalité extérieure offerte et immolée, est le propre corps de celui qui offre : réalité, parce que c’est lui-même que le sacrificateur offre, et signe, parce que cette immolation de son corps, de sa vie, cette effusion de son sang restent toujours le signe de l’offrande de lui-même à Dieu par l’acte intérieur – le signe, mais aussi l’accomplissement.

Ces réflexions nous introduisent à l’étude du sacrement qui se situe, lui aussi, dans l’ordre du signe. On voit dès maintenant la profonde affinité qu’il y a entre sacrement et sacrifice : l’un et l’autre se présentent avant tout comme des signes, car tout sacrement est aussi un signe, ou si l’on préfère, ne s’accomplit que dans un acte extérieur qui a fondamentalement valeur de signe, ne prenant sa valeur de sacrifice que par sa référence à l’acte intérieur dont il procède, qui s’accomplit en lui p. 256et qui l’ordonne à sa fin. Mais avant d’en venir à cette étude, il nous faut encore examiner un autre aspect du sacrifice que nous avons découvert plus haut : l’action de grâces.


* * *


8. Le texte des Sentences dont nous étions partis nous a fait étudier le sacrifice en général dans sa double finalité fondamentale de l’adoration et de la propitiation. Mais dès ce passage, où S. Thomas analysait une définition de S. Augustin, et plus nettement encore par la suite[73], la notion de communion apparaissait comme finalisant ultimement le sacri­fice. Et il est de fait que si, en tant que culte et adoration, le sacrifice ordonne l’homme à Dieu, et que si, en tant qu’il rend Dieu propice à l’homme – ce qu’il fait en réalité en rendant l’homme agréable à Dieu –, il incline Dieu vers l’homme, ce à quoi il tend, en définitive, c’est à l’union et à la communion entre Dieu et l’homme. La communion apparaît ainsi comme le terme ultime auquel est ordonné tout sacrifice, et comme elle est l’effet de la bienveillance divine agréant le sacrifice de sa créature, elle appelle en retour, de la part de celle-ci, la louange et surtout l’action de grâces, laquelle apparaît ainsi comme la forme der­nière et comme la perfection ultime de tout sacrifice.

Mais ce n’est que dans la Révélation que cet aspect apparaît pleinement, car c’est dans le sacrifice du Christ qu’il se réalise et qu’il achève de se révéler. C’est pour cela que ce sacrifice est pleinement et par dessus tout « eucharistie » : lui seul peut s’achever en plénitude dans l’eucharistie, car lui seul, en raison de la dignité infinie et de l’amour parfait de celui qui l’offrait, a été pleinement agréable à Dieu, et donc agréé par Lui, et par conséquent lui seul réalise effectivement, et en outre d’une manière nouvelle et transcendante, la communion entre l’homme et Dieu, et cela par une réunion et par une réconciliation puisque, par le péché, l’homme était séparé de Dieu et était même l’objet de sa « colère ». C’est donc parce qu’il est accepté par Dieu que le sacrifice du Christ est, au cœur même de son immolation et de son offrande, action de grâces ; mais comme tel, il était aussi déjà figuré par certains sacrifices de l’Ancienne Alliance, et c’est là que S. Thomas le découvre[74].

p. 257Le lien entre la communion, fruit du sacrifice accepté, et l’action de grâces, pour l’acceptation du sacrifice et le don de la communion, est extrêmement étroit, l’une et l’autre s’accomplissant dans l’amour de charité. C’est par grâce de Dieu que la communion est réalisée, et c’est pourquoi elle est elle-même et en plénitude « action de grâce », dans le double sens de l’expression : action de la grâce de Dieu en l’homme, et action de l’homme rendant grâces à Dieu sous l’effet de cette grâce elle-même. Et le tout est œuvre d’amour divin, c’est-à-dire de charité, car seul l’amour unit : « caritas vis unitiva ». C’est donc l’amour, en définitive, qui est au cœur du sacrifice. S. Thomas le montre avec force dans la question où il explique pourquoi la passion du Christ fut un sacrifice. Partant de la définition augustinienne : « est un vrai sacrifice toute œuvre qui nous fait inhérer à Dieu dans une sainte société », il en tire implicitement la conclusion qu’il y a sacrifice dans toute œuvre qui, étant agréée par Dieu, nous établit dans cette société avec lui ; ce qui implique également que seule cette acceptation par Dieu achève l’œuvre du sacrifice. Or, poursuit-il, « cette œuvre que le Christ a ac­complie en supportant volontairement sa passion, a été suprêmement acceptée par Dieu parce qu’elle procédait de la charité ». « Par où, con­clut-il, il est manifeste que la passion du Christ fut un vrai sacrifice »[75] ; ce fut même « le sacrifice absolument parfait », accomplissant en les dépassant toutes les « figures » qui le préparaient[76].

Les réponses aux objections de cet article, où nous voyons la théo­logie thomiste du sacrifice parvenir à son sommet, confirment que si l’immolation y est requise, c’est l’offrande cependant, mais précisément l’offrande d’amour qui fait le sacrifice : c’est pour cela en particulier que ceux qui tuaient le Christ ne faisaient que commettre un crime, tandis que le Christ en se livrant lui-même à cette mort par amour offrait un sacrifice[77].

Et de ce sacrifice, il était ainsi à la fois la victime et le prêtre[78] : la victime, car c’était sa propre chair qu’il immolait, son propre sang qu’il répandait, sa propre vie qu’il sacrifiait – car c’est la vie, fina­lement, qui est sacri-fiée – ; le prêtre, car il était lui-même le sacrifip. 258cateur, essentiellement par son offrande, et le célébrant de ce sacrifice, et parce que « faire le sacrifice », « sacrum facere », qui est l’acte essentiel du culte, est la fonction propre et exclusive du prêtre, à tel point que son nom même, « sacerdos », lui vient de cette fonction d’offrir le sacrifice[79]. Le culte-service de Dieu, qui culmine dans le sacrifice et qui se résume entièrement en lui, est donc l’acte sacerdotal par excellence, et nul ne peut y prendre part que par une participation au sacerdoce du Christ, qui est unique ; comme est unique son sacrifice, en ce sens nous l’avons vu, non pas qu’il exclut les autres, mais qu’il en est le principe, c’est-à-dire à la fois le premier et celui qui les contient tous en soi.

Mais la conclusion qu’il nous faut surtout retenir, c’est cette présence de l’amour au cœur du sacrifice et le dépassement que, pour cette raison, le sacrifice chrétien. c’est-à-dire « l’unique » sacrifice du Christ réalise par rapport aux sacrifices de l’Ancienne Alliance, et à plus forte raison par rapport à ceux des diverses formes de la religion naturelle – étant exclus, naturellement, les sacrifices proprement idolâ­triques, dont S. Paul nous a averti une fois pour toutes qu’ils sont « offerts aux démons » (I Cor 10. 20). Mais ce dépassement s’inscrit lui-même à l’intérieur d’une continuité de fond, la fonction et les fina­lités propres du sacrifice restant foncièrement toujours les mêmes : le sacrifice du Christ « accomplit » les sacrifices de la religion naturelle en les transcendant, c’est-à-dire en leur donnant un accomplissement qu’ils appelaient et qu’ils attendaient sans être par eux-mêmes capables de l’atteindre.


9. En résumé, par conséquent, le sacrifice nous apparaît bien comme cet acte par excellence de la religion qui relie, ordonne et unit, ou mieux réunit l’homme à Dieu, selon un double mouvement : ascendant – c’est l’adoration (latrie), qui est un culte et un service s’accomplis­sant de soi dans la louange, mais à quoi le péché a obligé d’ajouter la propitiation, impliquant la réparation et s’accomplissant dans l’immola­tion ; et descendant ce sont tous les bienfaits que Dieu rendu propice fait descendre sur l’homme, et par dessus tout celui de la vie, et qui le sanctifient : c’est la vie sacri-fiée, la vie sanctifiée, la vie de la grâce d’abord qui est donnée à l’homme, en attendant la vie de la gloire. De ce double mouvement résulte la communion, où la louange s’accom­plit en s’épanouissant dans l’action de grâces : le sacrifice, au terme et dans sa plénitude est eucharistie.


p. 25910. Mais cette théologie du sacrifice nous conduit à nous poser une nouvelle question. Elle nous le fait voir, en effet, comme essentiel, à la religion et, de ce fait, comme naturel et nécessaire à l’homme. C’est pourquoi de tous temps il y eut des sacrifices, dès la loi de nature, et plus encore dans la Loi de l’Ancienne Alliance, dont les sacrifices, nous dit S. Thomas, « exprimaient de plus près la grâce du Christ »[80], ce qui implique que ceux qui les précédaient l’exprimaient déjà. Tous les sacrifices qui ont précédé celui du Christ étaient donc ordonnés au sien, duquel ils tiraient déjà ce qu’il y avait d’efficacité en eux. Mais le sacrifice du Christ une fois accompli, peut-il encore y avoir place pour d’autres sacrifices ? Evidemment pas, puisque rien ne peut être ajouté au sacrifice parfait et parfaitement suffisant du Christ. L’humanité restera-t-elle donc, après le Christ, sans sacrifice à offrir à Dieu, et cela dans la religion que Lui-même a instauré par le sacrifice du Christ ? Cela n’est pas davan­tage acceptable. Comment donc ces deux impossibilités apparemment contradictoires vont-elles pouvoir être conciliées ?

Le texte de S. Thomas établissant la nécessité de l’offrande quoti­dienne d’un sacrifice dans l’Eglise va nous mettre sur la voie. « On doit, dit-il, employer avec encore plus d’assiduité les « sacramenta » de l’Eglise que ceux de la Loi ancienne. Or dans cette Loi, c’était chaque jour que le sacrifice était offert. A bien plus forte raison, par conséquent, doit-il en être ainsi dans la Loi nouvelle »[81]. C’est à dessein que nous avons laissé sans le traduire le mot « sacramenta », d’abord parce que le terme latin « sacramentum » est d’une portée plus vaste que le français « sacre­ment », du moins selon l’usage habituel de ce mot, mais surtout parce que le pluriel « sacramenta » nous fait saisir l’ordre propre dans lequel se situent tous les sacrifices en dehors de celui du Christ, l’ordre sacra­mentel, celui-ci recevant par ailleurs de l’accomplissement historique de l’unique sacrifice du Christ une configuration radicalement nouvelle. Et si nous nous reportons au récit de l’épreuve à laquelle Adam fut sou­mis et dans laquelle il succomba, il faut même dire plus et reconnaître que c’est toute relation de l’homme à Dieu, c’est-à-dire toute la religion, qui s’accomplit en passant dans le « signe » sacramentel. Le fruit de l’arbre de la science était, pourrait-on dire, le sacrement du sacrifice que Dieu demandait à l’homme, sa créature, dans sa condition d’innocence. Mais l’homme refusa de l’offrir. C’est ce refus que le sacrifice du Christ vint réparer. Et tout les sacrifices qui on suivi celui – de pure ado­ration et de communion – qu’Adam refusa d’offrir et qui ont précédé p. 260celui – de réparation et de réconciliation – que le Christ a offert, étaient donc à leur manière des « sacrements » du sien ; et cette manière était celle de la « figura » : celle de la « figure » (du type) et de la préfiguration[82].

Le sacrifice du Christ ayant été accompli, et ayant « accompli » tous les sacrifices, il ne peut plus, après lui, y en avoir d’autres. Mais si l’on considère que ceux qui l’ont précédé n’ont été accomplis que dans et par le sien, c’est d’une manière absolue qu’il faut dire qu’il ne peut pas y avoir d’autres sacrifice que celui du Christ, ce qui est cependant encore plus vrai après lui qu’avant en ce sens que son accomplissement, en rendant manifeste qu’il ne peut v avoir de sacrifice qu’en lui, supprime ceux qui étaient offerts avant lui dans l’ignorance de leur relation à lui et qui, de ce fait, semblaient être des sacrifices autres que le sien, ou autres que ce que seul le sien a accompli. Et pourtant, ils étaient déjà dans le sien, comme en en étant les « sacrements » préfiguratifs.

D’une manière plus manifeste encore après sa propre immolation, il ne restera après le sacrifice du Christ plus d’autre sacrifice que le sien – ou que dans le sien. Il ne restera plus que le sien, mais que les « sacrements » de l’Eglise, et précisément « le Sacrement » par excellence qu’est l’eucharistie permettra d’offrir quotidiennement en le « repré­sentant ». C’est toute la différence qu’il y a entre les « sacrementa » de la Loi ancienne et ceux, ou mieux et Celui de la Loi nouvelle : ceux-ci étaient des « figures » et des préfigurations, « figurae praefigurativae », si l’on peut dire, celui-là est « images », « imago repraesentativa » et « commemorativa » ; la différence est celle qu’il y a de la figure ou du type prophétique à l’image commémorative, et qui n’est commémorative qu’en étant représentative. C’est dans l’image commémorative et repré­sentative qu’est ce sacrement que l’Eglise offre quotidiennement un sacrifice qui n’est autre, substantiellement, que le sacrifice même du Christ : « Le sacrifice qui est offert quotidiennement dans l’Eglise n’est pas un autre que celui que le Christ lui-même offrit, mais il en est la commémoration », commémoration qui est l’œuvre propre du sacre­ment, comme le montre cette citation de S. Augustin ajoutée aussitôt : « le prêtre est le Christ lui-même offrant, et lui-même est aussi l’oblation : ce dont il a voulu que le sacrement soit le sacrifice quotidien de l’Eglise »[83].

p. 261Ainsi ce que les sacrements de la Loi ancienne préfiguraient et annonçaient, le Sacrement par excellence de la Loi nouvelle le rappelle en le représentant. Cela nous ramène à l’affirmation centrale de S. Tho­mas dont nous étions parti, celle qu’il répète sans cesse lorsqu’il parle de l’eucharistie comme sacrifice : « ce sacrement est appelé un sacrifice en tant qu’il représente la passion même du Christ »[84]. C’est donc la nature de cette représentation sacramentelle qu’il nous faut étudier pour comprendre en quoi la célébration du sacrement de l’eucharistie constitue l’offrande et l’immolation d’un sacrifice véritable. Déjà la comparaison avec les « sacrements » de l’Ancienne Alliance, par l’opposition qu’elle fait apparaître, nous fournit une indication décisive : il ne s’agit pas seule­ment d’orienter les esprits par un simple signe vers une réalité absente, comme en l’évoquant, mais de la re-présenter au sens le plus fort, c’est-à-dire de rendre présente hic et nunc cette réalité. Mais cela nous apparaîtra avec pleine évidence, l’évidence du mystère, lorsque nous aurons étudié la réalité la plus centrale peut-être de toute l’économie du salut qu’est le sacrement.


II. – Le Sacrement.

A la différence des sacrifices, dont il traite dans la IIa-IIae, et donc avant le Christ, c’est dans la IIIa Pars, aussitôt « après la considération de ce qui appartient aux mystères du Verbe incarné », que S. Thomas traite « des sacrements de l’Eglise ». Et c’est pour noter tout de suite que c’est précisément « du Verbe incarné qu’ils ont leur efficacité »[85]. La différence, pourtant, ne porte pas nécessairement à conséquence, et cela n’est pas sans intérêt pour la question discutée du plan de la Somme théologique[86], car dans l’un et l’autre cas, une réflexion sur la réalité considérée en général précède l’étude de la même réalité telle qu’elle est réalisée par le Christ dans l’Eglise. Le principe qui justifie une telle méthode est celui de l’Incarnation : Dieu assume tout l’humain, en tant que nature, pour le sauver. Il faut donc qu’il y ait continuité, p. 262avant même de parler de rupture et de transcendance, entre la réalité de la religion naturelle et celle de la religion instituée par le Christ ; cela vaut pour les sacrements comme pour les sacrifices[87].


1. D’autant plus que ces deux réalités, sacrement et sacrifice, ont entre elles de telles affinités qu’elles semblent parfois se confondre, la première n’étant que pour la seconde et celle-ci ne se réalisant que par et dans la première. Nous avons vu comment les deux premières finalités du sacrifice étaient de rendre un culte à Dieu dans un acte par lequel l’homme cherchait en même temps à se le rendre propice afin d’obtenir ses grâces. Or ce sont là les deux fonctions fondamentales que S. Thomas attribue constamment aux sacrements : « le culte divin et la sanctification de l’homme »[88]. Il développe parfois davantage l’un ou l’autre de ces deux aspects[89], le second étant foncièrement conçu en termes de vie : « les sacrements de l’Eglise sont ordonnés à sustenter les hommes dans la vie spirituelle »[90], et ceci pour la sanctification de la totalité de leur vie qui est elle-même, là encore, présentée comme devant être tout entière transformée en un culte rendu à Dieu[91]. La vie sacramentelle embrasse donc la totalité de l’existence humaine, et surtout elle se trouve rattachée au sacrifice et au sacerdoce du Christ, dont tout sacerdoce procède par participation[92] : si toute la vie humaine, par les sacrements, est transformée en un culte rendu à Dieu, c’est qu’elle se trouve prise dans le sacrifice du Christ, qui seul rend adéquatement à Dieu le culte qui lui est dû, et c’est qu’elle procède, par la participation que les hommes en ont, du sacerdoce du Christ, seul prêtre capable de rendre ce culte à Dieu. En transformant la vie humaine en ce culte rendu à Dieu, les sacrements l’ordonnent aussi à la vie éternelle, par quoi ils rejoignent à nouveau le sacrifice, dont la finalité ultime est cette comp. 263munion éternelle dans la louange et l’action de grâces ; et dès que cet aspect apparaît, c’est lui qui devient le plus important, comme finalisant tous les autres[93].

Par ce premier rapprochement entre sacrifice et sacrement, nous voyons déjà que si le sacrifice que les hommes peuvent offrir à Dieu ne se réalise sous sa forme la plus haute que dans l’Eglise, et donc dans la forme la plus parfaite de l’ordre sacramentel, réciproquement c’est dans ce sacrifice que l’ordre sacramentel trouvera lui-même sa plus haute réalisation. En disant cela, nous comprenons que si les sacrifices de la Loi ancienne étaient les « figures » de l’unique sacrifice du Christ, ils étaient aussi, d’une certaine manière, la préfiguration des sacrements de la Loi nouvelle. Ainsi, c’est la totalité de l’économie du salut de l’huma­nité et de l’histoire de ce salut qui nous apparaît comme s’accomplis­sant entièrement dans l’unique sacrifice du Christ, celui-ci étant étendu à toute l’histoire et à tout le réel par le moyen du sacrement. Celui-ci change de condition selon sa situation dans le temps par rapport à l’uni­que sacrifice du Christ : le préfigurant s’il le précédait, le remémorant s’il le suit, mais dans les deux cas en le représentant et en mettant en lui le sacrifice de l’homme. La différence qu’il y a entre la repré­sentation préfigurative et la représentation remémorative, nous le ver­rons, est capitale, mais elle n’enlève pas cette continuité de fond qui fait que c’est la totalité du réel créé et perdu par le péché qui se trouve pris par « les sacrements » dans l’unique sacrifice du Christ et ramené ainsi en lui au Père tout art long de l’histoire. C’est par là, concrètement, que s’accomplit la « récapitulation » de toutes choses dans le Christ que contemple S. Paul (Eph 1, 10). Nous le verrons mieux encore plus loin en étudiant l’eucharistie qui est précisément le sacrement parfait du sacrifice parce qu’elle est le sacrement du sacrifice parfait déjà accompli et qui, pour cette raison, est le principe, le sommet et la fin de toute l’économie des « sacrements de la Nouvelle Alliance »[94].


2. Un deuxième rapprochement qui s’impose entre sacrifice et sacrement est que l’un et l’autre comportent à la fois un acte extérieur et un acte intérieur, le premier étant le signe du second, dont il procède et qui s’accomplit en lui. Ce n’est pas par hasard que S. Thomas part de la définition augustinienne du sacrifice extérieur et visible comme « sacrement, c’est-à-dire comme signe sacré » du sacrifice intérieur et invisible, pour situer résolument le sacrement « dans le genre du signe » p. 264plutôt que dans celui de la cause : « Sacrificium visibile invisibilis sacri­ficii sacramentum, idest sacrum signum est »[95]. Ce rattachement du sacrement au signe plutôt qu’à la cause, contrairement à ce que les apparences, en se basant sur l’efficacité des sacrements, pourraient faire croire est de la plus haute importance ; elle sera décisive en particulier pour comprendre le sacrifice qui s’accomplit dans le sacrement, c’est-à-dire dans « le signe sacré » de l’eucharistie.

Prenons garde cependant que ce qu’il y a de plus essentiel dans l’idée de sacrement, prise au sens total de « sacramentum », ce n’est pas le signe lui-même, mais le mystère sacré et de sainteté auquel il renvoie. C’est ainsi que dans un premier sens, le « sacramentum », c’est le « sacrum secretum », le secret caché de sainteté. En un mot, c’est le mystère lui-même, au sens où S. Paul emploie ce mot (Rom 16, 25), le plan divin et l’économie du salut, c’est-à-dire de la sanctification de l’homme. C’est à ce sens qu’il faut penser lorsque S. Thomas parle des « sacrements de l’Eglise »[96], car telle est la « res sacra » dont les sacrements sont le signe et par laquelle ils sanctifient : « Le sacrement, dit S. Thomas, est le signe d’une chose sacrée en tant qu’elle sanctifie l’homme »[97].

C’est bien ce que l’on trouve dans la notion catholique du sacre­ment définie au Concile de Trente : les sacrements contiennent la grâce qu’ils signifient et la confèrent à ceux qui les reçoivent sans y mettre d’obstacle[98]. Ou encore : le sacrement est « symbolum rei sacrae et invisibilis gratiae formam visibilem »[99]. Mais on remarquera une dif­férence : les définitions conciliaires présentent simplement le sacrement comme étant le signe de la grâce conférée ; S. Thomas à l’inverse les présente comme étant d’abord le signe de la cause sanctifiante elle-même : « le sacrement signifie une chose sacrée en tant qu’elle est cause de la sanctification humaine »[100]. Il n’y a pas opposition, mais le théologien explicite une réalité à plusieurs dimensions dont le Magistère se limite à présenter l’essentiel. C’est ainsi que S. Thomas est amené à distinguer une triple signification dans le sacrement : il est signe « de la cause p. 265même de notre sanctification. qui est la passion du Christ », de « la forme de notre sanctification, qui consiste dans la grâce et dans les vertus », et enfin, de « la fin de notre sanctification, qui est la vie éternelle ». Ce sont toutes ces choses. ajoute-t-il, qui sont signifiés par les sacre­ments, et de cette signification d’un type spécial qui est propre aux sacrements. Ceux-ci sont donc à la fois « signe remémoratif de ce qui précède, à savoir la passion du Christ, démonstratif de ce qui est accompli en nous par la passion du Christ, à savoir la grâce, et « prognostique » (prognosticum), c’est-à-dire préannonciatif de la gloire future »[101].

Tel est donc l’ordre interne selon lequel un sacrement est « signe efficace de la grâce », car il faut bien comprendre que ces significations ne sont pas simplement juxtaposées les unes par rapport aux autres, mais qu’elles découlent les unes des autres, ce qui est essentiel pour comprendre la causalité sacramentelle : les sacrements signifient et causent la grâce en signifiant d’abord l’unique cause de cette grâce, et en la signi­fiant en vue de cette causalité, c’est-à-dire en vue de son application efficace à nous. C’est pourquoi, pour S. Thomas, la grâce est signifiée par le sacrement d’abord dans sa cause : « Parce qu’il signifie une chose sancti­fiante, il faut que le sacrement signifie l’effet qui est compris dans cette cause sanctifiante en tant qu’elle sanctifiante »[102]. La hiérarchie de ces différentes significations nous fait comprendre l’ordre et la manière selon lesquels le sacrement exerce sa causalité ou son efficacité : il ne produit son effet de grâce qu’en le signifiant, et comme il ne le signifie que dans sa cause première, la passion du Christ, qui est également la pre­mière signifiée par le sacrement, ce n’est qu’en tant qu’il signifie et représente cette cause que le sacrement produit son effet. D’où la con­clusion fondamentale à laquelle on arrive, car il faut qu’il y ait correspon­dance entre les différentes significations : si donc l’efficacité ou la pro­duction de la grâce est réelle, la représentation de la passion du Christ qui en est la vraie cause hic et nunc par le sacrement doit être, elle aussi, réelle. En d’autres termes, le sacrement n’est « signe efficace » de la grâce qu’en étant d’abord « signe réel » de l’unique réalité qui soit cause effi­cace de la grâce, et par suite de la gloire, à savoir la passion du Christ. Car ce n’est qu’en tant qu’elle découle de la grâce que la gloire est signifiée et produite par le sacrement : tel est l’ordre interne qui règle p. 266le rapport entre les deux derniers signifiés et produits du sacrement, qui en sont les effets ; et c’est sur cette base que l’ordination eschatologique est essentielle à tout sacrement.

Mais ce qui nous intéresse plus immédiatement ici, c’est le rapport qu’il y a entre ces effets signifiés et produits et leur cause, elle aussi signifiée et réellement rendue présente et opérante par le signe qu’est le sacrement, et que pour cela nous appelons un « signe réel » de cette cause. L’expression est à prendre ici au sens le plus fort et le plus littéral ; ce qu’elle veut dire, c’est que le signe est la chose elle-même, la « res » ou la réalité causale qu’il signifie en vue de son application efficace, car cette finalité est essentielle au signe sacramentel. C’est donc la cause elle-même de la sanctification qui est présente dans le signe, ou dans le symbole, pour opérer par lui dans l’homme afin de le sanctifier.

Or cette cause, ce n’est pas une chose, même si, dans une première approche, on peut la désigner de ce nom. Ou si l’on veut, cette chose, ou mieux cette réalité qui cause et produit la grâce, c’est une action, la passion du Christ (qui est une action en tant que volontairement offerte par lui à son Père, précisément pour notre salut) ; et c’est l’action d’une personne, le Christ. Si donc la « signification efficace » du sacrement ne se constitue que sur la base de sa signification remémorative, qui est une « signification réelle », dans le sens précisé plus haut, cela signifie, con­crètement, que le sacrement n’a d’efficacité que dans une relation de dépendance immédiate au Christ et à son action. Une telle conclusion en entraîne à son tour une autre, qui opère un véritable renversement de perspectives. S’il en est ainsi, en effet, le sacrement n’est plus d’abord un instrument de sanctification entre les mains de l’homme qui l’admi­nistre ; il est bien cet instrument, mais c’est entre les mains du Christ qu’il nous apparaît d’abord : il est l’instrument dont le Christ lui-même se sert pour nous atteindre dans notre âme et dans notre chair et pour nous sanctifier. Du même coup, c’est le ministre lui-même qui nous apparaît comme un instrument entre les mains du Christ, mais comme un instrument libre et conscient[103], dont l’agent principal, le Christ, se sert pour représenter en la signifiant réellement et efficacement, son action salvifique en vue d’en faire parvenir les effets jusqu’à nous en nous mettant physiquement et spirituellement en contact avec elle.

Cette doctrine qui vaut pour tous « les sacrements de l’Eglise » sera tout particulièrement vraie de l’eucharistie, dans laquelle « la passion du Christ est rappelée selon que son effet est communiqué aux fidè­p. 267les »[104]. Mais ce qui est plus intéressant pour nous, et que l’on ne remarque pas toujours suffisamment, c’est plutôt de voir que cette relation de remémoration à la passion du Christ en vue d’en communiquer les fruits aux croyants, relation qui se réalise en plénitude dans le sacrement de l’eucharistie, se vérifie également dans tous les sacrements. A tel point que l’on pourrait être tenté d’en conclure que c’est tout sacrement qui est un sacrifice ; et en un sens large, on peut l’admettre. De fait, tous les sacrements concourent au culte de Dieu et à la sanctification de l’homme, ce qui est le propre du sacrifice et ce qui ne se fait que dans la relation à l’unique sacrifice du Christ. Mais au sens strict, seul le sacrement de l’eucharistie est à proprement parler un sacrifice, comme il nous reste à le montrer, mais comme on en a déjà un indice – mais ce n’est qu’un indice – dans le fait que le sacrement en général est simplement appelé « signum rememorativum » de la passion, c’est-à-dire du sacrifice du Christ, tandis que seule l’eucharistie est dite en être la « repraesentatio », car seul le signe dans lequel elle est constituée en sera effectivement et pleinement la représentation sacramentelle réelle.

Pour faire apparaître cette différence entre l’eucharistie et les autres sacrements, afin de comprendre comment la messe est un vrai sacrifice, c’est la nature de cette « représentation » qu’il nous faut chercher à approfondir, c’est-à-dire la nature de la relation du sacrement en tant que tel au sacrifice du Christ, c’est-à-dire, encore, la nature du « signe » unique en son genre que constitue le sacrement lui-même.


3. Car si le sacrement est signe, il est en même temps et insépa­rablement cause. Sous l’un et l’autre aspect, il se présente comme une réalité essentiellement et intégralement relative, et même doublement relative puisqu’il renvoie d’une part au signifié causé, grâce, gloire, et de l’autre au causant premier, le Christ, qui est même le premier signifié – du moins dans l’ordre de la causalité sinon dans celui de la signification. Car dans l’ordre de la signification, il est bien évident que l’eau versé signifie l’ablution avant de signifier le Christ donnant la vie ; de même le pain et le vin signifient l’aliment avant de signifier le Christ dans sa passion. Mais dans l’ordre de. la causalité, il faut que le Christ soit d’abord signifié dans son action pour que celle-ci, par le p. 268symbole réel et efficace du sacrement, puisse produire son action. Et si l’on prend la peine de considérer le ministre accomplissant l’action sacra­mentelle comme étant lui-même l’instrument et le signe du Christ agissant par lui, il redevient possible de saisir la signification première du sacre­ment, celle par laquelle celui-ci nous renvoie au Christ agissant, dans le signe lui-même. Mais pour cela, il faut considérer le signe sacramentel dans sa totalité, chose, action et ministre. Sans doute est-ce parce que l’on ne va pas jusque là que l’on ne retient généralement, dans le signe sacra­mentel, que la relation de cause à effet[105], et encore, pour la considérer le plus souvent, pratiquement, sous le seul aspect de la causalité, négli­geant celui de la signification, et oubliant ainsi la vérité fondamentale selon laquelle les sacrements causent en signifiant : « significando causant ».

Cette vérité nous dit le lien indissoluble qu’il y a, dans le sacre­ment, entre signification et causalité, à tel point même que la réci­proque est vraie, à savoir que les sacrements signifient en causant : « significant causando », et qu’elle est même première si l’on se rappelle que le sacrement est d’abord placé dans le genre du signe et non dans celui de la cause. C’est cette lacune si grave, non seulement du point de vue théologique mais également du point de vue pratique et pastoral, que constatait le Cardinal Daniélou dans son livre si richement docu­menté, Bible et Liturgie : « On étudie l’efficacité des sacrements, mais on s’occupe peu de leur signification »[106]. Si de grands progrès ont été fait depuis lors pour combler cette lacune, on ne peut pas dire pour autant que la jonction entre causalité et signification soit beaucoup mieux perçue aujourd’hui qu’alors, car on est souvent tombé dans l’excès inverse, exaltant la signification au point de mettre la causalité entre parenthèses ou de la réduire à une simple influence morale.

En s’en tenant au plan strictement intellectuel, il semble bien que la principale raison pour laquelle on a tant de mal à tenir ensemble, dans la théologie des sacrements, signification et causalité est dans le fait que l’on considère trop exclusivement la relation qui va du signe, ou de la cause, au signifié, ou au causé, en négligeant celle qui va du même signe et de la même cause au signifié premier qui est aussi le causant premier. Ce n’est en effet qu’en considérant le sacrement dans son rattachement au Christ qui s’en sert comme d’un instrument signi­p. 269fiant et efficient pour agir par lui que l’on pourra voir en lui simulta­nément l’action signifiée et l’effet produit. C’est ce qui nous semble si important dans la doctrine thomiste rapportée plus haut, car elle fait voir comment tout sacrement, tel qu’il nous apparaît immédiatement, est un signe signifiant dans une double direction et renvoyant en même temps, quoique selon un ordre interne, en amont et en aval, si l’on peut dire, l’ordre selon lequel se fait ce double renvoi faisant que ce n’est qu’en renvoyant « réellement » à l’événement passé que le signe, renvoie « efficacement » à l’effet qu’il signifie en le produisant. Et c’est cette réalité de la « signification efficace » et productrice de la grâce qui nous a obligé à admettre celle de la « signification représentative » et commémorative de la cause de la grâce, la passion du Christ. Car pour que la causalité ou l’efficacité soit réelle, il est nécessaire que la représentation de la cause en vue de cette efficacité le soit aussi : une cause ne produit son effet qu’en étant réellement présente à la réalité dans laquelle elle le produit. Réalisme et efficacité sont donc les deux premières notes fondamentales qui caractérisent le signe et la signifi­cation sacramentels.

Mais ces deux caractéristiques ne se comprennent pleinement qu’en ajoutant à la notion de signe celle d’instrument, c’est-à-dire en voyant que ce signe est un instrument, ce à quoi nous a conduit son ratta­chement à l’action du Christ lui-même, et ce qui nous oblige à appro­fondir la notion de causalité instrumentale, car ce sera donc de ce type que sera la causalité exercée par le signe-instrument qu’est le sacrement.

Le propre de la causalité instrumentale, c’est-à-dire du type de causalité qu’exerce l’instrument entre les mains de l’artisan, c’est qu’elle n’agit qu’en vertu de celle que lui communique l’action de la cause principale, qui est l’artisan. C’est pourquoi l’effet final est conforme non pas à l’instrument lui-même, mais à l’idée de l’artisan : la statue sera produite conformément à la forme conçue par le sculpteur et non pas à celle du ciseau. L’œuvre de l’instrument, cependant, n’est pas vaine car l’artisan ne produit son œuvre propre que par celle qui est propre à l’instrument lui-même : c’est en taillant que le ciseau sert à produite la statue[107]. L’œuvre de l’instrument par rapport à l’effet final est donc double. car si l’instrument exerce sa causalité propre (le ciseau taille), il ne produit cependant son effet ultime (la statue) qu’en tant qu’il est mû par l’agent principal[108]. C’est donc dans la production p. 270de cet effet final qu’il exerce à proprement parler son action d’instru­ment, ou sa causalité instrumentale. Et c’est une action et une causalité de ce genre qui sont à l’œuvre dans les sacrements[109], dont cette théorie nous fait voir comment et à quel point ils sont des instruments dans la main du Christ, car c’est le Christ qui est ici l’agent principal, le signe sacramentel lui servant d’instrument.

Cette explication est d’autant plus adéquate à la réalité considérée qu’elle fait du sacrement comme un prolongement de l’humanité du Christ, laquelle est elle-même comme l’instrument, ou l’« organon » de la Divinité, selon une très ancienne explication patristique reprise par S. Thomas[110] – et par le Concile Vatican II, notons le en pas­sant[111], car c’est cette théologie du sacrement qui est à la base de toute la théologie de l’Eglise, qui a été au cœur de la pensée du Concile[112], et au-delà, de toute la théologie de l’histoire du salut. Toute la différence qu’il y a entre le sacrement et l’humanité du Christ est que celle-ci est l’instrument conjoint du Verbe, comme la main pour l’homme, tandis que le sacrement n’est que l’instrument séparé, comme l’outil pour l’hom­me, le ciseau pour le sculpteur[113].

Pour étroite que soit l’analogie, il faut quand même noter une différence. Dans l’œuvre de l’artisan humain, l’instrument conjoint ne fait que transmettre l’action de l’agent principal à l’instrument séparé sans rien lui communiquer de lui-même : l’instrument matériel opère une œuvre dont la forme lui reste extérieure, comme elle est également extérieure à l’instrument conjoint. Dans la sanctification de l’homme, au contraire, la cause instrumentale conjointe dont Dieu se sert est porteuse de la forme à opérer dans l’homme. Elle n’est donc pas simplement cause : elle est aussi modèle. En outre, elle est elle-même une cause libre, car l’humanité du Christ, ce n’est pas seulement sa chair et son sang, c’est aussi son âme, intelligence et volonté libre. D’où il apparaît qu’ici, l’instrument conjoint non seulement ne fait qu’un avec l’agent principal, ce qui est vrai aussi dans le cas de l’artisan humain, mais qu’il acquiert p. 271lui-même valeur et fonction d’agent et de cause principaux. Si Dieu seul est la cause adéquate de la grâce[114], il ne la produit cependant en nous que par l’humanité du Christ, qui peut produire cet effet en vertu de son union à la Divinité[115]. Instrument par rapport à Dieu, l’huma­nité du Christ est cause principale par rapport à nous : le Christ agit en nous comme agent principal premier en tant qu’il est Dieu, et comme agent principal second en même temps que comme cause instrumentale première en tant qu’il est homme[116].

Mais pour nous atteindre, le Christ a besoin de cette cause instru­mentale seconde et séparée que sont les sacrements. Notons que ces réflexions nous le font apparaître lui-même plus que jamais comme l’agent principal et comme le ministre premier de toute action sacra­mentelle, mais cela ne fait que poser la question avec plus d’insistance : comment les sacrements peuvent-ils être ce moyen par lequel le Christ entre en contact avec nous pour opérer en nous son œuvre de sanctifi­cation ? Car il est bien évident que de même que l’humanité du Christ ne peut produire la grâce qu’en vertu de son union à la Divinité, de même le sacrement, prolongement de cette humanité, ne pourra produire ce même effet qu’en raison de son union au Christ : comment cette union se réalise-t-elle ? Fondamentalement, en raison du réalisme et de l’efficacité du signe sacramentel, comme nous l’avons prouvé plus haut. Mais cette réponse demande elle-même à être approfondie, et pour cela, c’est la constitution même du signe sacramentel qu’il nous faut analyser.


4. Fondamentalement, le signe sacramentel est constitué par deux éléments : une réalité sensible matérielle, chose ou geste, et une parole. C’est là, pour l’essentiel, une doctrine d’Eglise, que S. Thomas reprend aux Pères, et plus particulièrement à S. Augustin, et qui a été canonisée par le Magistère, notamment au Concile de Trente, où la réalité sensible et la parole, appelée respectivement matière et forme, sont déclarées p. 272constituer « l’essence du sacrement »[117]. C’est ce que disait déjà S. Augustin dans la formule : « Accedit verbum ad elementum et fit sacra­mentum »[118]. C’est sur cette « autorité » que S. Thomas s’appuie pour affirmer la nécessité de la parole dans le sacrement. Mais il fonde cette nécessité dans l’Ecriture elle-même, citant très justement en ce sens ce texte de S. Paul : « Le Christ a aimé l’Eglise et s’est livrée pour elle afin de la sanctifier en la purifiant dans un bain d’eau par la parole »[119]. « L’élément » matériel (elementum) n’a donc d’efficacité que par la parole ; mais la réciproque vaut également : la parole n’opère son effet que par l’élément matériel ; ce qui est encore plus vrai si l’on considère, premiè­rement, que comme cause première, c’est la Parole même de Dieu qui agit dans le sacrement, et même sa Parole incarnée, le Christ ; deuxièmement, que c’est l’homme qui est à sanctifier en qui, tandis que la chose sensible atteint son corps, la parole prononcée est reçue par l’esprit qui croit en elle ; et enfin, le fait que la parole achève de donner sa signification – et donc son efficacité – à la chose sensible. Tel est le triple fondement théologique que donne S. Thomas pour établir la nécessité de la parole dans la constitution du signe sacramentel[120], et l’on voit que la première de ces trois raisons fait encore du sacrement le prolongement de l’Incarnation rédemptrice. Il s’exprime plus explici­tement encore dans cet autre passage : « Le sacrement consiste dans les paroles (verbis) et dans les choses corporelles, comme dans le Christ qui est l’auteur des sacrements, il y a la Parole (verbum) faite chair »[121].

Ainsi constitué, le signe sacramentel apparaît comme un instrument entre les mains du ministre d’une manière analogue à celle dont l’huma­nité assumée par lui est l’instrument du Verbe. Or nous avons vu que ce n’est pas simplement entre les mains du ministre que le sacrement est un instrument, mais entre les mains du Christ lui-même. Il faut donc dépasser cette première considération sur « l’essence du sacrement ». Nous y sommes aidés par le fait que le ministre du sacrement nous apparaît p. 273lui-même comme un instrument entre les mains de Dieu – et du Christ : « car c’est la même raison que l’on retrouve dans le ministre et dans l’instrument : de l’un et l’autre en effet l’action est utilisée exté­rieurement, mais elle reçoit son effet intérieur de l’agent principal qui est Dieu »[122] – et plus précisément, Dieu incarné, le Christ.

Mais pour que l’action de l’agent principal s’exerce dans le signe sacramentel extérieur, celui qui est constitué par l’élément matériel et par la parole, il faut que celui-ci soit relié à cet agent principal. Cela va être précisément le rôle du ministre dont « l’intention », essentielle­ment requise à l’accomplissement du sacrement, va répondre à cette nécessité. Cette fonction répond bien à son rôle d’instrument, car il est « un instrument animé », et comme tel, il ne peut remplir son action instrumentale qu’en exerçant son action propre, laquelle est une colla­boration consciente et libre[123]. Ce qui nous amène à découvrir une quatrième raison, à ajouter aux trois précédentes indiquées plus haut, pour laquelle la parole est requise à la constitution du signe sacramentel : elle n’exprime pas seulement la signification – et donc la causalité – que le ministre entend donner à la réalité extérieure dont il se sert, mais encore, et en premier lieu, son intention de « faire ce que fait le Christ », par quoi « il se soumet à l’agent principal » qui est le Christ[124]. C’est cette soumission, c’est-à-dire cette sub-ordination consciente et libre au Christ en vue de produire l’effet que Lui seul peut produire, qui relie le signe sacramentel accompli par le ministre à sa cause principale, et lui donne ainsi son efficacité. C’est jusque là qu’il faut aller pour comprendre le sacrement et pour en exclure tout aspect magique : le p. 274signe sensible extérieurement posé est efficace parce que, grâce à l’in­tention intérieure du prêtre manifestée extérieurement dans les paroles, c’est le Christ lui-même qui opère en lui. Et c’est pourquoi, conformé­ment à la théorie de la causalité instrumentale, l’effet du sacrement n’est pas de conformer l’homme qui le reçoit au ministre qui le confère, mais au Christ qui en est l’agent principal[125].

De même en effet que le ministre est lui-même un instrument entre les mains du Christ, son pouvoir ministériel sur les sacrements est un pouvoir instrumental : « cette puissance spirituelle est instrumentale », affirme explicitement S. Thomas[126]. Excluant tout aspect magique de la parole et du signe sacramentel, cette relation au Christ dit aussi l’insigne grandeur du prête. ministre des sacrements : s’il n’agit que par le pouvoir que le Christ lui communique, en retour, le Christ n’agit que par le moyen du prêtre se l’unissant d’une manière analogue à celle dont le Verbe s’unit son humanité pour l’œuvre de la rédemption, et dans le prolongement de cette première et fondamentale union, et se liant à lui au point d’opérer par lui son œuvre de grâce chaque fois que le prêtre, même indigne, en posera le signe avec l’intention de faire ce que lui, le Christ, veut faire. Ces considérations sur le sacerdoce ministé­riel ne nous écartent pas de notre sujet, mais nous permettent au contraire d’en saisir toute la profondeur, car ce ministère appartient lui-même à l’ordre sacramentel et lui est principalement ordonné. C’est pourquoi, réciproquement, on ne peut comprendre ce que sont les sacrements, ni ce qu’ils font, ni comment ils le font, sans considérer l’action essentielle que le ministre accomplit en eux.

Ainsi, de même que « l’élément » matériel utilisé par le ministre n’a de signification ni d’efficacité que par « la parole » prononcée sur lui par ce même ministre de même cette parole et toute l’action du ministre n’ont de pouvoir et d’efficacité que par sa propre « intention », ou plus exactement par l’action du Christ à qui cette intention, exprimée par la parole, permet d’agir lui-même par et dans son instrument pour opérer la sanctification de l’homme à qui il l’applique. Là encore, nous le voyons, et toujours pour la même raison, celle d’instrumentalité, l’exercice du pouvoir ministériel-instrumental du prête exige l’action actuelle du Christ dans le sacrement. C’est même d’abord par l’instrument que lui est son ministre que le Christ agit, puisque ce n’est que pat lui, par la possibilité que lui en donne son intention intérieure, qu’il peut agir au moyen de l’instrument qu’est le signe sacramentel extérieur, parole signifiante et élément matériel sensible. Par rapport au Christ, par consé­quent, et en tant qu’il est un instrument entre ses mains, on peut dire p ; 275que le signe sacramentel se compose d’un triple élément : le ministre, et son intention, les parole et leur signification, la matière et son opé­ration. Que l’intention soit, avec la forme (la parole) et la matière, essentielle à tout sacrement est doctrine d’Eglise[127].

Ce que l’on peut ajouter, comme étant conforme à cette doctrine d’Eglise, c’est le rapport qu’il v a entre ces trois éléments, car il est bien évident qu’ils ne sont pas simplement juxtaposés mais qu’ils se rap­portent les uns aux autres pour former l’unique signe sacramentel qui opère la sanctification de l’homme. Nous avons dit plus haut la double polarité de tout signe sacramentel, en amont, vers la cause de l’effet de sainteté à produire, et en aval, vers cet effet lui-même, et aussi l’ordre qu’il y a entre ces deux pôles, le sacrement n’étant signe efficace de son effet qu’en étant d’abord le signe réel représentatif de la cause première et principal de cet effet. Nous voyons maintenant comment, concrètement, s’accomplit cette double relation, et que c’est fondamentalement par la parole prononcée par le ministre sur la matière qu’elle est établie : mais tandis que l’intention, que la parole manifeste par le fait que le prêtre la prononce, établit la relation du signe sacramentel à sa cause principale, le Christ, la signification, que la parole comporte en elle-même par son propre contenu, établit la relation du signe sacramentel à son effet à produire dans l’homme. On voit donc la part principale qui revient à la parole, ce qui n’est pas pour nous surprendre si nous nous rappelons que dans le sacrement elle est la forme. Mais on détruirait cette fonction elle-même et l’œuvre qu’elle accomplit en exaltant cette importance de la parole au point de couper celle-ci et de la matière sur laquelle elle est prononcée, et donc par laquelle et dans laquelle seulement elle produit son effet de grâce, et du ministre par l’intention duquel elle est prononcée sur la matière, et donc par lequel elle-même et la matière sont comme mises entre les mains du Christ pour qu’il opère lui-même cet effet de grâce par l’instrument ainsi, et ainsi seulement, mis entre ses mains.


En même temps que le rôle du ministre, c’est celui de l’Eglise qui apparaît. Il a été particulièrement souligné de notre temps, et par le Magistère lui-même[128], mais il est déjà présent, et même très forte­ment, dans l’œuvre de S. Thomas, qui présente le ministre des sacre­p. 276ments comme étant inséparablement celui du Christ et de l’Eglise. C’est « en tant que ministre de l’Eglise » que le prêtre agit, et c’est pourquoi son intention doit être « l’intention de l’Eglise »[129]. Comment situer cette médiation de l’Eglise dans l’œuvre sacramentelle ? C’est par ce qui nous est dit de l’intention du ministre que sa place nous apparaît : pour rejoindre l’intention du Christ, qui agit lui-même par son ministre dans le sacrement, il faut que celui-ci ait l’intention de faire ce que fait l’Eglise. C’est donc par l’Eglise qu’il connaît et peut rejoindre l’intention du Christ. De même, c’est par l’Eglise que le Christ lui confère son ministère. De telle sorte que si le ministre apparaît, dans l’usage du signe sacramentel, comme l’intermédiaire entre le Christ et les hommes, l’Eglise apparaît immédiatement comme l’intermédiaire entre le Christ et ses ministres. C’est par elle que ceux-ci connaissent le Christ et qu’ils reçoivent son pouvoir ; et c’est par elle que le Christ les présente aux hommes[130]. C’est pour cette raison que S. Thomas voit les sacrements comme étant avant tout « les sacrements de l’Eglise »[131] : c’est à elle d’abord qu’ils sont confiés ; et c’est elle d’abord qui les confère, par « ses » ministres ; comme c’est pour elle, enfin, qu’ils sont donnés, puisque l’œuvre finale des sacrements, en sanctifiant les hommes, n’est autre que la construction de l’Eglise.

Bien que nous ne puissions pas non plus nous étendre ici sur cet autre aspect du mystère, il nous faut au moins mentionner l’action plus mystérieuse encore du Saint-Esprit dans les sacrements. Elle est signalée par S. Thomas à propos du baptême[132], et c’est principalement comme puissance de Dieu qu’il la conçoit, en quoi il est, là encore, en accord p. 277profond avec la Révélation[133]. Mais d’une manière générale, sans pour cela nier ni même diminuer l’action du Saint-Esprit, c’est davantage sur l’action instrumentale de la parole sacramentelle qu’il insiste[134].


5. Si le sacrement est dans le genre du signe, c’est-à-dire est d’abord un signe, il est en même temps un instrument, ce deuxième aspect étant complémentaire du premier pour expliquer l’efficacité ou la causalité des sacrements, dont cette ordination à l’efficacité dit la finalité immé­diate ; ce qui revient à dire que si le sacrement n’est cause qu’en étant d’abord signe, il n’est signe causant, ou « signe efficace », comme on l’appelle, qu’en étant instrument. Telle est la raison profonde de la double relation, ou encore de la double intentionnalité, du signe sacra­mentel considéré dans sa réalité immédiatement perceptible, mais aussi de l’ordre interne de cette double intentionnalité signifiante : « Parce qu’il signifie une chose sanctifiante – d’une signification réelle –, il faut que le sacrement signifie – d’une signification efficace ou effi­ciente – l’effet qui est compris dans cette cause sanctifiante en tant que sanctifiante »[135], cette dernière précision rappelant que la cause de la sanctification n’est réellement rendue présente qu’en vue de cette efficacité, conformément à la finalité d’efficacité essentielle au sacrement.

Telles sont, nous semble-t-il, les bases fondamentales à partir des­quelles il est possible d’établir une théologie des sacrements en général, c’est-à-dire de comprendre l’être et l’agir sacramentels. C’est donc à partir de là qu’il nous sera possible de comprendre l’eucharistie comme sacrifice, d’autant plus que l’eucharistie est le sacrement par excellence et la plénitude de l’ordre sacramentel. Ce sont du reste ces données fonda­mentales qui s’exprimaient dans la théorie du « sacramentum tantum », le signe sacramentel immédiatement perceptible, de la « res et sacra­mentum », la chose représentée qui est à son tour cause de quelque chose d’autre, et de la « res tantum », l’effet ultimement produit, théorie qui avait été conçue originellement à propos de l’eucharistie et qui avait été ensuite transposée aux autres sacrements avec plus ou moins de bonheur[136]. Ce qu’il y a de plus vrai en elle, et ce que son intention p ; 278la plus profonde est d’exprimer, si on la comprend bien, c’est cette idée de la double intentionnalité du signe sacramentel, le « sacramentum tantum », posé par le ministre : celui-ci renvoie d’abord à la cause principale de la grâce qu’il produit, c’est la « res et sacramentum », et à partir de là seulement à la grâce elle-même qu’il produit, ou mieux, que cette cause produit instrumentalement et significativement par lui, c’est la « res tantum ».

Et il est à noter que cette double intentionnalité concerne aussi bien l’instrument que le signe, même si celui-ci renvoie plus immédiatement à l’effet produit, alors qu’une réflexion sur la notion d’instrument est nécessaire pour saisir pleinement la référence à la cause principale. Et c’est parce qu’il en est ainsi qu’un redressement de perspective est perpétuellement à faire dans la théologie et dans la pratique des sacrements. Parce que nous partons du signe, que nous saisissons immédiate­ment et sensiblement, et que le signe de soi, renvoie à l’effet qu’il produit en le signifiant, notre tentation constante, et souvent notre tort, est d’en rester au niveau de cette seule relation, dans laquelle, en outre, nous ne considérons facilement que le seul aspect de la causalité, en oubliant le premier, celui qui relie le signe-instrument à l’effet d’abord en le signifiant. D’où toute une série de faux problèmes, comme celui du caractère magique des sacrements, et par suite de fausses solutions. Si, à l’inverse, partant toujours du signe, car on ne peut faire autrement, mais aussi parce que c’est effectivement lui qui est premier, nous savons voir en même temps en lui l’instrument, nous remonterons plus facilement au Christ pour voir dans le signe sacramentel son instru­ment à lui, et dans l’action sacramentelle son action à lui.

C’est là une doctrine aussi ancienne que solennellement proclamée par le Magistère. S. Augustin la soutenait dans sa querelle contre les Donatistes pour affirmer la valeur du baptême donné par les schisma­tiques : « Petrus baptizet, hic (Christus) est qui baptizat ; Paulus baptizet, hic est qui baptizat ; judas baptizet, hic est qui baptizat »[137]. Et il ajoute : « ipse potestate, illi ministero »[138], le Christ baptisait par le pouvoir qu’il en avait, les disciples par le ministère qu’ils avaient pour cela, c’est-à-dire par le pouvoir ministériel sacramentel, qui est un pouvoir p. 279instrumental ou encore vicarial. S. Thomas réaffirme cette même doctrine pour répondre à la même difficulté. Les sacrements, explique-t-il, sont conférés validement même par de mauvais ministres, car ce qui se fait par eux, « c’est le Christ qui le fait par son pouvoir en agissant par eux (les ministres) comme par des instruments »[139]. Le Magistère n’est pas moins clair sur ce point, notamment à propos de l’eucharistie dont il est dit que c’est « le même (Christ qui s’y) offre maintenant par le ministère du prêtre qui s’est alors lui-même offert sur la croix »[140]. Pie XII dans l’Encyclique Mediator Dei, et le Concile Vatican II dans la Constitution sur l’Eglise, qui utilise largement Mediator Dei, et dans la Constitution sur la liturgie. ont fortement réaffirmé ce point de doctrine[141].

Et pourtant, malgré toutes ces affirmations, on est en droit de se demander si l’on a tiré d’un tel enseignement toutes les conséquences que l’on pourrait, soit en ce qui concerne la théologie des sacrements en général, soit plus particulièrement pour ce qui est de la théologie de la messe comme sacrifice. En ce qui concerne les sacrements en géné­ral, retenons comme conséquence principale la voie à suivre pour appro­fondir ce qu’ils sont et ce qui s’y fait : s’il est nécessaire de partir du signe-instrument, il faut que ce soit pour remonter d’abord au Christ pour voir que c’est lui-même qui agit, et comment il le fait, par ce signe­instrument. C’est là que se situe le redressement dont nous avons parlé. Car si le signe sacramentel se manifeste immédiatement à nous comme un instrument composé de choses et de paroles dont se sert le prêtre, ces choses et ces paroles, « la matière et la forme » qui sont « l’essence du sacrement », constituent avec le prêtre lui-même, par l’œuvre de son « intention », un tout qui se présente lui-même comme un signe du Christ et de son action et comme un instrument entre ses mains. Il faut donc sans cesse dépasser la relation immédiatement perçue, celle qui va du signe-instrument à son effet par la parole signifiante et opérante du ministre, pour remonter à la relation fondamentale, mais perçue seule­ment par la foi, celle qui va du même signe-instrument, mais élargi maintenant à la personne et à l’action du ministre, grâce à l’intention de celui-ci, au Christ lui-même : sans oublier la médiation de l’Eglise qui met les paroles du Christ sur les lèvres de leur commun ministre, p. 280et par laquelle le ministre reçoit le pouvoir de représenter ainsi sacra­mentellement, c’est-à-dire à la fois symboliquement, réellement et effica­cement, le Christ et son action sanctifiante.

Et c’est également à partir de cette relation à l’action du Christ que nous allons pouvoir situer l’être et l’agir sacramentels, et l’être à partir de l’agir, selon le principe général rappelé à propos du signe sacramentel (les accidents) de l’eucharistie[142] ; « operari sequitur esse », l’agir procède de l’être, et par suite le révèle. Or aussi bien sous l’aspect du signe que sous celui de l’instrument, l’opération du sacrement est doublement relative, provenant d’une cause principale qui la précède et produisant un effet qui la suit. C’est pourquoi la « vertu », c’est-à-dire le pouvoir opératif qui est dans le sacrement, « est quelque chose de fluent et d’incomplet », qui, pour cette raison « n’est par lui-même (per se) dans aucun genre (de l’être), mais seulement par réduction »[143] : « la vertu instrumentale n’est à proprement parler dans aucun genre de l’être, mais elle se ramène (reducitur) au genre et à l’espèce de la vertu parfaite »[144]. Seule en effet « la vertu de l’agent principal a dans sa nature un être permanent et complet ; tandis que la vertu instrumentale a un être passant de l’un dans l’autre et incomplet ; comme le mouve­ment qui est l’acte imparfait (passant) de l’agent dans le patient »[145].

Le statut ontologique donné ainsi à l’être et à l’agir sacramentels est pleinement conforme à la vérité théologique dégagée immédiatement à par­tir de la notion de signe-instrument : signification représentative réelle de la cause en vue de la signification efficace de l’effet, qui est, immédiate­ment, la grâce et, ultimement, la gloire. D’où le double sens dans lequel l’être sacramentel est « fluent », « transiens ex uno in aliud ». Le premier est celui que nous avons dit, et qui va du Christ, agent principal, à l’homme à sanctifier. Mais il faut prendre garde que cette explication, qui fait saisir dans toute sa force la dépendance actuelle totale du geste sacramentel par rapport au Christ, n’aille pas faire oublier sa consistance propre. L’instrument, en effet, n’opère l’effet de son action instrumentale qu’en produisant celui de son action propre, qui est ici non seulement celle d’une chose mais celle d’un ministre qui est un instrument libre p. 281et conscient. C’est pourquoi, si l’être de l’action instrumentale qu’est le geste sacramentel se ramène à l’être de l’action principale, et donc à celui de l’acteur principal, il ne saurait cependant s’y réduire[146], sous peine de nier la causalité propre du signe-instrument qu’est le sacrement. C’est donc bien cet être sacramentel, celui du signe sacramentel et de son utilisation par le ministre, qui est un être instrumental, c’est-à-dire un être transitif, n’existant qu’en tant qu’il provient actuellement de l’acteur principal et qu’en vue de faire passer l’effet de son action en celui à qui, par cet instrument, elle est appliquée. C’est là le premier sens, celui qu’expose S. Thomas, dans lequel l’être sacramentel est un être incomplet, « transiens ex uno in aliud ».

Mais il en est un autre, car tout geste sacramentel s’inscrit entre deux autres gestes, en vertu d’un troisième. Le premier geste est celui de la passion du Christ, le sacrifice pascal pris dans sa totalité, que le sacrement remémore et signifie réellement et efficacement en vue de son application au croyant. Le second est la glorification finale, que le sacrement annonce en le préfigurant et en nous y faisant entrer princi­piellement, c’est-à-dire en en mettant en nous le principe réel et dyna­mique, ou le germe. Et tel est le deuxième sens dans lequel l’être sacra­mentel est « transiens ex uno in aliud »[147]. Il est tel d’abord parce qu’il est celui de l’instrument d’une action du Christ passant en nous, c’est le premier sens ; mais par suite, il est tel encore parce qu’il est celui d’une action, la même, nous faisant passer nous-mêmes dans le Christ, et en lui, par sa Pâques, de notre condition présente à celle de la gloire.

Le troisième geste auquel nous faisions allusion est celui de l’insti­tution du sacrement, car c’est à elle principalement qu’il faut recourir p. 282pour expliquer cette perpétuelle action sanctificatrice du Christ dans l’Eglise par les sacrements et non pas à une vague et quelque peu mythique « présence des mystères » (Mysteriengegenwart). Non pas que cette présence ne soit réelle, au contraire, mais il s’agit d’expliquer comment. Et si la transcendance de tous « les mystères du Verbe incar­né », comme les appelle S. Thomas, c’est-à-dire de toutes les actions du Christ dans sa vie historique par rapport aux temps de l’histoire, est bien ce qui, ultimement, rend possible la présence de ces actions et de ces « Mystères » hic et nunc en vue de notre sanctification, cependant ce qui, immédiatement et en propre, en permet l’actuation efficace au moyen des sacrements, c’est le geste par lequel le Christ les a institués dans ce but. Et comme ils se ramènent tous à l’eucharistie, à laquelle ils sont ordonnés et dans laquelle ils ont leur plénitude, on peut considérer que, fondamentalement, ils ont tous été institués en elle et en même temps. Cette doctrine nous semble très importante, car tout ce qui rap­proche du mythe éloigne de l’histoire, et par conséquent du Christ, dans une conception de l’histoire où ni son œuvre ni sa personne ne trouvent leur juste place. Du reste « les Mystères du Christ » sont plus que sim­plement « transhistoriques », ils sont dans tous les sens du mot la fin de l’histoire – c’est pourquoi nous sommes dans « les derniers temps » (Act 2 ; I Cor 10, 11)en en étant à la fois la résumation, si l’on ose dire[148], et la consommation.

C’est donc par les sacrements, les « sacramenta » dont nous parlions plus haut, que, en tous temps, ces « Mystères du Christ », qui sont le « sacramentum » fondamental (Eph 1, 9), sont rendus présents et appli­qués à l’humanité dans l’histoire. Mais il est évident qu’ils le sont d’une manière radicalement nouvelle et infiniment supérieure depuis le Christ et par l’institution qu’il a faite des « sacrements de l’Eglise » – et cette considération doit avoir une place majeure dans la théologie de la mis­sion et des missions de l’Eglise, car il est évident que s’il en est ainsi, l’œuvre sacramentelle est ce qu’il y a de plus essentiel dans la mission de l’Eglise, et aussi dans celle du prêtre[149]. Si tout accomplissement d’un acte sacramentel est essentiellement célébration d’un Mystère, ou mieux du Mystère du Christ, en vue de la sanctification des hommes p. 283et de la gloire de Dieu, aucune œuvre ne peut lui être supérieure et toutes lui sont ordonnées[150]. Et c’est là l’œuvre de la liturgie, dont la célébration des sacrements est la substance, accompagnée qu’elle est de prières et de chants. Mais nous le verrons mieux dans l’eucharistie, qui est précisément le cœur de cette liturgie comme elle est le cœur de toute la vie chrétienne, que l’action liturgique, précisément, a pour fonction d’envelopper, de résumer et de consommer en la transformant tout entière en un culte et en un service rendus à Dieu et en la faisant ainsi passer de ce monde au Père dans la Pâques du Christ.


6. Il fallait rappeler ces perspectives universelles et eschatologiques de l’ordre sacramentel, car c’est par les sacrements que l’Eglise fait de toute la vie humaine une liturgie, anticipation de la gloire en même temps que chemin vers elle. Mais ce qui nous intéresse davantage, en vue d’aborder la question de la nature du sacrifice eucharistique, c’est ce que le fait de l’institution implique en ce qui concerne l’être sacra­mentel. Il fait apparaître davantage encore et le rôle propre du ministre et l’action qu’il accomplit comme une action du Christ lui-même. Le rôle du ministre d’abord, car dans sa célébration, le mystère n’est pas simplement présent, il est rendu présent, et c’est là l’œuvre du ministre en vertu de l’institution. L’action sacramentelle liturgique, en effet, ne se réduit pas, en quelque sorte, à retirer une voile qui cacherait le mystère pour que, tout à coup, celui-ci soit là, présent et opérant. Une telle vision des choses rendraient incompréhensible l’action de l’Eglise et de ses ministres. A l’inverse, cette action est voulue par le Christ, et nous avons vu comment elle n’est effectivement possible et opérante qu’en vertu le cet autre geste du Christ, antérieur à l’accomplissement historique de son « Mystère » dans sa passion, à savoir l’institution.

C’est donc le même Christ qui est mort et ressuscité, qui a accompli le geste de l’institution préfigurant et commençant celui de la passion pour que celle-ci pût, dans la suite du temps de l’Eglise, être rendue présente et opérante, toujours par son action à lui, mais celle-ci s’exerçant désormais p. 284par le moyen du ministre et du signe sacramentel. L’institution fut à la fois celle du signe et du geste sacramentels et celle du ministre. Et nous avons vu comment c’est par l’intention que celui-ci relie son propre geste, dans l’usage qu’il fait du signe, à celui du Christ, c’est-à-dire, à travers celui de l’institution et grâce à lui, au geste salvifique unique que fut la passion. Car l’institution était elle-même ordonnée à la pas­sion, ne prenant de sens que par elle, de telle sorte qu’en répétant le geste de l’institution, le prêtre ministériel réactue celui de la passion elle-même selon l’application que le Christ veut en faire, telle qu’il la signifie et la fait par le signe sacramentel. Or cela n’est possible que parce que, dans l’institution, le Christ lui-même actuait déjà, en vue de son accomplissement historique, mais aussi de son renouvellement sacramentel par l’Eglise, le propre geste de sa passion ; de telle sorte que dans le sacrement, c’est encore le Christ lui-même qui réactue par son ministre et par le geste instrumental qu’il a mis entre ses mains le reste même de sa passion en vue de l’appliquer à ses membres et de former ainsi son Corps total.

Ce raisonnement qui s’applique au premier chef à l’eucharistie vaut également pour tous les sacrements, car ils tirent tous leur efficacité du sacrifice pascal du Christ. Mais il nous faudra montrer où est la différence qui fait que seule l’eucharistie est un sacrifice au sens propre alors que les autres sacrements ne sont qu’une « remémoration » du mystère de la croix. Ces considérations sur les sacrements en général nous disent où il faudra chercher cette différence, à savoir dans la notion de signe, puisque c’est le signe qui est premier dans le sacrement et que rien ne s’y fait que par la signification. Avant de l’expliquer et pour pouvoir montrer de plus près comment le sacrifice du Christ se réalise dans la célébration de l’eucharistie, résumons brièvement nos conclusions sur l’ordre sacramentel :

– étant un signe et un instrument, le sacrement en tant que tel n’a d’être que dans l’action qu’il sert à accomplir et que par l’auteur de cette action : c’est ce que nous appelons l’être sacramentel, par oppo­sition à l’être naturel que les réalités dont le signe et le geste sacramentels sont constitués ont dans la nature des choses ; comme aussi par opposition à l’être que l’acte dont le sacrement est le signe réel et efficace a dans l’histoire.

– cet être sacramentel est entièrement « fluent » ou transitif, « transiens ex uno in aliud », passant d’une chose dans l’autre, dans le double sens que nous avons dit : de la passion du Christ dans le croyant, et du croyant au Père dans la passion du Christ ;

p. 285– l’être de l’action sacramentelle provient entièrement du Christ bien que subsistant dans le sacrement ; il provient fondamentalement du sacrifice pascal du Christ, mais immédiatement de l’institution des sacre­ments, qui fut en même temps celle de leurs ministres ;

– de telle sorte que l’être de l’action sacramentelle est un être doublement mystérieux : d’abord parce qu’il est fondamentalement celui du Mystère, ou du « Sacrement » même du Christ, qui est actué dans le sacrement ministériel en vue de sa communication à l’Eglise pour la former ; et ensuite en raison du mode sous lequel ce Mystère ou « Sacre­ment » fondamental se trouve réactué hic et nunc dans ce but, mode spécifié par la triple composante de tout sacrement ministériel : il est symbolique, instrumental et ministériel. Symbolique, parce que, avant tout, le sacrement est un signe et que rien ne s’y fait que ce qui est signifié, ou manifesté par le signe, selon la double intentionnalité qui le fait remonter « réellement » à sa source et descendre « efficacement » vers ses effets[151] ; instrumental, parce que ce signe est essentiellement efficace, étant entièrement ordonné à cette application à l’Eglise, et que l’efficacité ou la causalité qu’il exerce est celle d’un instrument ; et ministériel, parce que, considéré dans sa totalité et par rapport au Christ, le sacrement inclut la personne et l’action du ministre. Cette action, comme son nom l’indique, est essentiellement ministérielle ou vicariale, et donc instrumentale, la fonction propre du ministre, par son inten­tion et par l’usage du signe extérieur (réalité sensible, geste et parole : matière et forme), étant d’abord de rattacher son propre geste à celui du Christ et de l’Eglise, par son intention de faire ce qu’ils font, et p. 286ensuite de signifier, par l’usage du signe, l’effet de grâce et de sancti­fication que le Christ veut produire, et qu’il produit effectivement par l’instrument total que lui est son ministre et son usage du signe sacra­mentel. Par où l’on voit la justesse de l’expression de « sacerdoce ministériel » appliquée aux prêtres de l’Eglise. Au sens absolu du mot, il n’y a qu’un prêtre, le Christ, comme, à la limite, il n’y a qu’un « Sacrement » puisqu’il n’y a qu’un « Mystère » de notre salut, celui du Verbe incarné, mort et ressuscité[152]. De même, donc, que les mystè­res de l’Eglise célébrés dans la Liturgie ne sont que les « sacramenta » de l’unique Mystère du Christ, de même les prêtres de l’Eglise, ministres de ses mystères, ne sont tels qu’en étant les « ministres » de l’unique et souverain Prêtre, le Christ ;

– quant à l’être sacramentel du signe qu’est le signe sacramentel (sacramentum tantum), il est éminemment caractérisé par la double note que nous avons dite : il est essentiellement « fluens » et « transiens ex uno in aliud » ; d’où il faut surtout retenir qu’il est entièrement dépendant du Christ. Et c’est pourquoi dans le cas unique de l’eucharistie, où le sacrement, le pain et le vin consacrés, aura un être permanent, l’essentiel de cette vérité générale sur l’être des sacrements restera vrai, à savoir qu’il est pure relation au Christ et en dépendance totale de son action en lui et par lui.

C’est donc dans l’ordre sacramentel ainsi défini que s’accomplira le sacrifice eucharistique. Essayons de montrer comment.

III. – L’eucharistie, sacrement et sacrifice du Christ et de l’Eglise.

1. C’est, nous l’avons vu, dans la perspective des sacrements que S. Thomas aborde le mystère de l’eucharistie. Telle est même la pre­mière question qu’il pose à son sujet : « L’eucharistie est-elle un sacre­ment ? » La réponse est affirmative. pour la raison suivante : les sacre­ments sont pour la vie spirituelle de l’homme, à laquelle l’eucharistie contribue en la nourrissant ; elle est donc bien un sacrement. Et en tant que telle, sa fonction est celle de l’aliment : nourrir la vie, c’est en effet ce que signifient sa matière et le signe sacramentel en quoi elle consiste : du pain et du vin[153].

Mais, cette affirmation posée, S. Thomas se voit aussitôt obligé de préciser que ce sacrement est différent de tous les autres. Tout sacre­ment, avons-nous dit, est le signe réel d’une chose sacrée sanctifiante ; c’est en ce sens qu’on dit qu’il la contient. Or, observe S. Thomas, tandis que les autres sacrements ne contiennent cette chose sacrée que « in ordine ad aliud », en vue de son application à l’homme, l’eucharistie contient une chose sacrée absolument, « absolute », « à savoir le Christ lui-même », même si elle ne le contient qu’en vue de la communication qu’il veut faire de soi aux hommes en vue de les faire participer davan­tage à sa vie.

D’où une seconde différence : « Tandis que les autres sacrements sont accomplis dans l’application de la matière à l’homme à sanctifier, p. 397l’eucharistie est accomplie dans la consécration même de la matière »[154], à tel point que la communication qui en est faite aux fidèles, c’est-à-dire l’usage (usus) que ceux-ci en font, « n’est pas nécessaire au sacrement, mais est quelque chose qui en découle »[155]. Ce qui est à bien com­prendre. Tout ce que veut dire S. Thomas, c’est que c’est la consé­cration qui fait, ou qui accomplit le sacrement, c’est-à-dire qui en consti­tue le signe réel, qui est ici le signe même du sacrifice du Christ, sa « représentation » sacramentelle. Mais il est bien évident qu’étant un aliment, ce sacrement est ordonné à cet « usus » : « la fin de ce sacrement est l’usage qu’en font les fidèles », c’est-à-dire la manduca­tion[156]. Là encore le recours à la philosophie, celle de l’acte d’être (esse) comme perfection première d’un être (ens), et de l’action ou opération comme perfection seconde, à laquelle est ordonnée la première, permet, par une certaine analogie, de situer la manducation par les fidèles dans sa relation à la consécration par le prêtre, c’est-à-dire par le Christ lui-même agissant par le ministère du prêtre : si la manducation des fidèles n’est pas nécessaire à l’accomplissement, c’est-à-dire à la constitution du signe sacramentel, elle est cependant requise pour son achèvement, « comme l’opération n’est pas la première, mais la seconde perfection de la chose »[157].

Du même coup, c’est le rapport du sacrifice au repas dans l’eucha­ristie qui est précisé. Celui-ci s’accomplit dans l’« usus » du sacrement, dans la communion, celui-là dans sa constitution, c’est-à-dire dans la consécration, car c’est là qu’est fait le sacrement. Et puisque ici le sacrement, en tant que signe sacramentel, est constitué antérieurement à son application au croyant et que, par ailleurs, c’est dans la constitu­tion, ou l’accomplissement, du sacrement que s’accomplit la représen­tation réelle de ce à quoi il renvoie comme à la cause de la sanctifi­cation, c’est donc le sacrifice, accompli dans la consécration, qui est p. 398premier. Et si le sacrifice est en vue du repas, il faut dire que celui-ci est un repas sacrificiel de communion, et qu’il n’est tel que parce qu’il est précédé de l’immolation effective de la victime. C’est donc dans la consécration, parce qu’elle en est le signe sacramentel, que se situe et que s’accomplit le sacrifice eucharistique.

La même réflexion, nous oblige à conclure également que si le repas n’est requis que pour l’achèvement du signe sacramentel constitué par la double consécration qui fait le sacrifice, à ce titre, cependant, il est nécessaire à l’intégrité de la célébration de l’eucharistie. L’analogie relevée avec la perfection première et la perfection seconde d’un être nous en indique la raison : l’être constitué en acte est en vue de son opération, et il n’atteint sa perfection que dans la mesure où il peut accomplir cette opération conformément à sa nature. Mais la véritable raison théologique, que cette analogie ne fait que justifier à son niveau, est la suivante : « Quiconque offre un sacrifice doit être rendu parti­cipant de ce sacrifice. Car le sacrifice qui est offert extérieurement est le signe du sacrifice intérieur par lequel quelqu’un s’offre lui-même à Dieu, comme le dit S. Augustin au livre X du De Civitate Dei. (…) Or c’est en le recevant que l’on est fait participant du sacrifice, selon le mot de l’Apôtre (I Cor. 10, 18) : Ceux qui mangent de la victime ne sont-ils pas faits participants de l’autel ? ». Telle est la raison pour laquelle il est nécessaire qu’à la messe le prêtre, au moins, communie, c’est-à-dire mange et boive le Corps et le Sang de la Victime immolée[158].

p. 399Au sujet de la consécration, S. Thomas précise encore que celle de l’eucharistie n’est pas simplement, comme dans les autres sacrements utilisant une matière, l’eau du baptême par exemple, une simple béné­diction, mais qu’elle consiste « en une conversion miraculeuse de la substance, conversion que Dieu seul peut faire »[159], et qui, étant conversion de substance en substance, est appelée « transsubstantiation », et non pas simplement transformation, ce mot signifiant simplement une conversion de forme à forme dans une matière et dans une substance restant identiques. Et parce qu’une telle conversion de substance ne peut être l’œuvre que de Dieu seul, « dans l’accomplissement de ce sacrement, le ministre n’a pas d’autre acte que la prononciation des paroles » – qu’il prononce « (au nom et) en la personne du Christ lui-même (qui est là) parlant : afin qu’il soit donné à comprendre que dans l’accomplissement de ce sacrement, le ministre ne fait rien d’autre que de proférer les paroles du Christ »[160], la conversion de substance à substance étant faite « par la puissance surnaturelle » de Dieu lui­-même[161].

Cette œuvre divine n’est pourtant pas identique à celle de la créa­tion, car la parole de Dieu y « agit sacramentellement, c’est-à-dire selon la force du signe »[162]. C’est pourquoi c’est bien par les paroles consé­cratoires du Christ prononcées par son ministre que s’accomplit la consécration, c’est-à-dire la transsubstantiation[163]. Loin d’en être diminué, le rôle ministériel du prêtre en est au contraire extraordinairement exalté, son identification au Christ souverain prêtre atteignant ici un degré suprême. S’il ne fait que tenir sa place, au point que c’est le Christ lui-même qui parle en lui « comme si, étant présent, il les proférait lui-même (les paroles consécratoires) »[164], précisément, il tient la place du Christ. Par son intention de faire ce que le Christ veut faire, il se met lui-même entre ses mains, pour ainsi dire, il s’unit à lui, lui permettant ainsi d’agir par lui-même, son ministre. Il se fait l’instru­ment du Christ, mais un instrument vivant, conscient et libre : précisé­ment, un ministre, qui devient ainsi lui-même comme le signe sacra­mentel vivant du Christ agissant. C’est pour cela que S. Thomas attribue explicitement la consécration à l’action du prêtre lui-même prononçant les paroles du Christ : « il fait la consécration par les paroles du Sauveur »[165].


2. Ces réflexions sur le rôle et sur l’action ministérielle du prêtre dans l’accomplissement du sacrement de l’eucharistie font voir à quel point celle-ci est « principalement » l’action du Christ lui-même, et en même temps à quel point elle est inséparablement celle du Christ et de l’Egli­se, qui, elle aussi, agit ici par son ministre. Mais plus immédiatement, en ce qui concerne le point de vue du sacrifice, que nous cherchons à approfondir, elles nous montrent que c’est essentiellement la double consécration de la matière de l’eucharistie qu’il faut étudier pour voir comment elle fait de l’eucharistie un sacrifice : car c’est là que « le sacrement est accompli », et donc que se fait « réellement » et « effi­cacement » la représentation sacramentelle du sacrifice de la passion du Christ ; ou, en d’autre termes : c’est là que le sacrifice du Christ est accompli sacramentellement par l’Eglise au moyen de leur commun ministre.

Le caractère de réalité de la représentation sacramentelle nous a été révélé par l’étude de la doctrine de S. Thomas sur les sacrements en général, et il ne faut pas oublier que cette étude précède, dans la Somme, celle de l’eucharistie. C’est pourquoi tout ce qu’il y dit sur la représentation ou sur la commémoration du sacrifice du Christ dans l’eucharistie doit être compris selon le sens qu’il a donné à ces expres­sions dans sa théologie des sacrements.

Lu dans cette perspective, c’est tout un enseignement sur le sacri­fice de la messe que le traité de l’eucharistie de la Somme théolo­gique nous donne, malgré le fait que ce ne soit que dans l’étude des effets de l’eucharistie que S. Thomas en vienne à développer pour lui­-même l’aspect de sacrifice, en considérant ce qu’il ajoute, au niveau de la communication des fruits de l’eucharistie, à l’aspect de sacrement[166]. En réalité, c’est dès la première question (q. 73) qu’il parle du sacrifice ; p. 401c’est même le premier des noms qu’il donne au « sacrement » de l’eucharistie, précisant du même coup pourquoi ce sacrement « est ap­pelé », et donc comment il est en réalité « un sacrifice », à savoir, pré­cisément, « en tant qu’il est commémoratif de la passion du Seigneur qui fut un vrai sacrifice »[167]. C’est donc, dès le début, au sacrement et à sa fonction représentative et commémorative que S. Thomas attribue l’accomplissement du sacrifice dans l’eucharistie.

Mais cette première affirmation demande à être précisée, car si ce sont tous les sacrements qui sont, d’une certaine manière, des « signes remémoratifs de la passion du Christ »[168], l’eucharistie l’est, elle, « en tant que dans ce sacrement la passion du Christ est représen­tée »[169]. C’est pourquoi seule « l’eucharistie est le sacrement parfait de la passion du Seigneur, en tant qu’elle contient le Christ lui-même dans sa passion (tamquam continens Cbristum passum) »[170]. Dire que l’eucharistie est le sacrement « parfait » de la passion du Christ, c’est dire que les autres en sont aussi le sacrement, mais imparfaitement. La dif­férence, nous le savons, est entièrement à rechercher du côté du signe, puisque tout dans le sacrement se fait par le signe. Si donc l’eucharistie seule est « le sacrement parfait de la passion du Christ », c’est parce qu’elle seule est d’une manière parfaite « le signe de la passion du Christ », comme l’appelle encore S. Thomas[171] : elle seule « contient » le Christ dans sa passion, et « contenir », nous l’avons vu, c’est « repré­senter réellement », c’est être dans le signe la chose représentée elle­-p. 402même. Seule l’eucharistie « représente » pleinement ce que les autres sacrements ne font que « remémorer » ; encore qu’il ne faille pas trop insister sur la différence qu’il v a entre ces deux mots, ni comprendre le second comme une simple évocation. Ces remémorations, en effet, se font par des signes qui sont eux aussi sacramentels, et qui par consé­quent contiennent aussi d’une certaine manière ce qu’ils représentent. Très précisément, ils ne le contiennent que dans la mesure où ils le signifient et le représentent. Et seule l’eucharistie signifie adéquatement la passion du Christ, et donc la contient en tant qu’elle la représente réellement.

Or cette passion fut un sacrifice, ce que S. Thomas s’applique à prouver également dès la première question de son traité[172], mais sur quoi il insiste davantage encore lorsqu’il en vient à souligner cet aspect de sacrifice dans le sacrement[173]. Donc, faut-il conclure, c’est en tant qu’elle est la représentation sacramentelle-réelle d’un sacrifice que l’eucha­ristie est elle-même un sacrifice. Ce que S. Thomas donne encore à entendre en montrant que c’était dans l’agneau pascal qu’elle avait sa principale « figure » dans l’ancienne Loi – et cela met une fois de plus le sacrifice au cœur du sacrement qu’est l’eucharistie, et même du sacrement en général[174]. Cette preuve par l’Ecriture s’applique d’abord à la Cène, qui fut elle-même un sacrifice, comme nous le verrons plus loin. Mais la raison propre qui fait du sacrement de l’eucharistie un sacrifice, c’est qu’elle est le signe sacramentel d’un sacrifice ; et c’est la nature propre du signe sacramentel, qui est d’être une représentation réelle et efficace.

Cette conclusion, qui n’est qu’une application de la doctrine sur les sacrements en général, nous dit la voie dans laquelle nous engager pour approfondir notre intelligence de l’eucharistie comme sacrifice : c’est d’abord le signe sacramentel qui la constitue que nous devons étudier, p. 403car les valeurs de « réalité » et d’« efficacité » du sacrement ne doivent jamais nous faire oublier sa valeur de « signification », qui est première et sur laquelle les autres se fondent. C’est donc de l’étude du signe qu’il faut partir, le sacrifice n’étant sacramentellement accompli que dans la mesure oit il est sacramentellement signifié, pour voir plus profondé­ment comment cette représentation du sacrifice du Christ par l’Eglise est elle-même un sacrifice, celui du Christ et de l’Eglise réellement offerts et immolés dans le sacrement.


3. Et pour cela, rappelons brièvement les principes fondamentaux de la doctrine des sacrements de S. Thomas.

1) Fondamentalement, ce sont les suivants :

- dans le sacrement tout est signe (III, q. 60, a. 1) ;

- dans le signe sacramentel tout est réel et efficace (a. 1c., 1m) ;

- le signe sacramentel est à la fois un et multiple (a. 3).

2) Cette multiplicité apparaît d’une manière particulière dans le sacrement de l’eucharistie, où elle est adéquatement exprimée par la doctrine :

- du « sacramentum tantum » : le signe sacramentel dans sa réalité matérielle perceptible par les sens, mais aussi déjà dans sa puis­sance signifiante réelle-efficace : matière, paroles et geste ;

- de la « res et sacramentum » : la réalité premièrement signi­fiée et « réellement représentée », source de l’efficacité : « la passion du Christ » ;

- et de la « res tantum » : la réalité ultimement et « efficace­ment » signifiée, effet de la signification réelle-efficace : d’une manière générale, la grâce.

3) Nous aurons aussi à utiliser ce que nous avons dit sur l’être fluent et transitif du sacrement.

Mais dans l’immédiat, c’est de la doctrine des trois composantes du signe-réel-efficace qu’il nous faut partir, car c’est elle qui nous per­mettra d’analyser de plus près ce qui se fait dans la célébration du sacrement de l’eucharistie et de voir comment le sacrifice s’y accomplit.

a) Le signe sacramentel dans sa matérialité, mais aussi dans sa puis­sance signifiante réelle et efficace (Sacramentum tantum) : qu’est-il dans l’eucharistie ? On sait que « le sacrement », le sacramentum au sens de « signe sacramentel », ce n’est pas seulement l’élément matériel, le pain p. 404et le vin, mais cet élément avec les paroles et les gestes qui « font le sacrement », le sacramentum au sens de geste sacramentel pris dans sa totalité, paroles et gestes donnant à l’élément matériel sa signification réelle-efficace. Tel est le sens de l’adage augustinien : « Accedit verbum ad elementum et fit sacramentum » – les paroles n’accédant à l’élément que dans l’accomplissement d’un geste.

Par opposition à ce sens global, le « sacramentum tantum » dési­gne souvent le seul aspect du signe sacramentel que constitue l’élément matériel sur lequel vont être prononcées les paroles ; et aussi, parfois, le geste accompli sur la matière ou par elle. Dans le baptême, par exemple, ce sera soit l’eau, soit l’eau et le geste de la verser en vue de l’ablution. Dans l’eucharistie, ce sera principalement la matière du pain et du vin offerts en vue du sacrifice[175]. En ce qui concerne le geste, il faut noter une différence entre ces deux sacrements. Dans le baptême, à la vérité, le geste de verser l’eau pourrait se rattacher davantage à la parole dont il s’accompagne pour donner son sens à la matière, qui est l’eau elle-même, et à l’usage qu’on en fait. Mais dans l’eucharistie, le premier geste, celui de l’offrande de la matière, est à distinguer soi­gneusement d’un second geste, venant après lui, et qui accompagnera les paroles, à savoir le geste de la double consécration séparée du pain et du vin. Chacun de ces deux gestes, par conséquent, aura sa signifi­cation propre et son importance, et tandis que le premier se rattache à la matière offerte pour être consacrée, le second accompagne les paroles et ainsi se rattache à la forme pour signifier et opérer la consécration avec tout ce qu’elle implique.

Il est à noter que c’est l’étude du rite de l’eucharistie qui a amené S. Thomas à mettre en pleine lumière cette importance du geste par rapport à la parole dans la célébration des sacrements[176]. Quant au symbolisme ou à la signification de ce « seul signe sacramentel », c’est en étudiant ses effets que nous le dégagerons. Retenons toutefois dès p. 405maintenant les deux sens possibles de l’expression « sacramentum tan­tum » : celui auquel l’usage la restreint souvent et selon lequel elle désigne seulement le pain et le vin (offers ou simplement considérés en eux-mêmes), et celui auquel il convient de l’étendre pour la saisir dans sa totalité, et selon lequel elle désigne l’ensemble du rite sacramentel.

b) La réalité premièrement signifiée et « réellement représentée », source de l’efficacité (Res et sacramentum), c’est, nous dit le plus souvent S. Thomas, en accord avec l’usage qu’il fait de la notion de « sacra­mentum tantum », le Christ lui-même, et plus précisément « le vrai corps du Christ » : « id quod est res et sacramentum, scilicet corpus Christi verum »[177]. Or le vrai corps du Christ est actuellement dans la gloire : c’est donc le corps glorieux du Christ qui est dans le sacre­ment[178]. Par ailleurs, en vertu du signe sacramentel qui le rend présent, « ex vi sacramenti », il n’y est que dans l’offrande de son sacrifice : « …ipsum Christum passum. qui continetur in hoc sacramento »[179]. On comprend, en lisant ces différentes affirmations, l’importance de la dis­tinction entre les divers usages possibles du concept de « sacramentum tantum ». C’est manifestement le sens restreint que l’on trouve dans une affirmation comme celle-ci : « le Christ lui-même est contenu dans l’eucharistie comme dans le sacrement – sicut in sacramento »[180], ou encore « comme en sacrement » ; tandis qu’il faut se référer au sens total, celui qui inclut les gestes et les paroles, pour certaines autres affirmations, et plus immédiatement, pour percevoir toute la portée de l’expression « ex vi sacramenti ». Ce sens total, du reste, ne s’oppose pas au sens restreint comme la partie à une autre partie, mais comme le tout à la partie, car il l’inclut en lui ; et de ce fait, sauf si le contexte l’indique autrement, c’est d’abord à lui qu’il faut penser ; et c’est le cas, en particulier, dans l’expression « ex vi sacramenti » - qui, en p. 406elle-même, signifie en propre la valeur de représentation-réelle-efficace du signe sacramentel.


Car si le Christ est dans l’eucharistie « sicut in Sacramento », c’est parce qu’il y est « ex vi sacramenti » – « par la vertu du sacrement ». Or la vertu du sacrement étant entièrement liée au signe, ce qui est rendu présent par elle et dans le sacrement, c’est immédiatement et en propre, pour nous en tenir au niveau de ce qui est rendu présent, le corps du Christ dans le signe du pain et son sang dans le signe du vin. C’est pourquoi S. Thomas affirme que « le pain est à proprement parler le sacrement [c’est-à-dire le signe sacramentel] du corps du Christ »[181], et le vin celui de son sang. Mais on sait par ailleurs que le Christ est tout entier présent soit sous le signe du pain, soit sous celui du vin. Cependant, cela est dû non pas immédiatement « à la force du sacre­ment », mais à la concomitance naturelle qu’il y a entre le corps, le sana, l’âme et la divinité du Christ : « ex concomitentia »[182], ainsi qu’à la manière dont le Christ est « in Sacramento », à savoir par mode de substance.

La force de cette concomitance naturelle, cependant, c’est-à-dire de son unité propre, qui fait que le Christ ne peut qu’être tout entier là où il est, ne saurait annuler ni rendre vaine la présence de son seul corps « ex vi sacramenti » sous les espèces du pain et celle de son seul sang « ex vi sacramenti » sous les espèces du vin. Quelle est donc la raison d’être de cette double présence strictement sacramentelle du corps, d’un côté, et du sang, de l’autre ? Ce qui revient à se demander, puisque dans le sacrement rien ne se fait que ce qui est signifié et rien n’est signifié qui ne fasse quelque chose : quelle est la signification, la signification « réelle » de cette double présence du corps et du sang séparés « ex vi sacramenti » ? Tout ce que nous avons dit jusqu’ici sur l’eucharistie, « représentation » de la passion du Christ, nous impose la réponse suivante : cette double présence séparée du corps et du sang du Christ signifie sacramentellement et donc « représente réellement » le Christ dans sa passion, « Christum passum ». Dans la passion, en effet, le Christ répandit son sang, qui fut ainsi séparé de son corps : c’est cette séparation, très précisément, que signifie, et donc que représente sacramentellement la présence séparée, « ex vi sacramenti », du corps ici et du vin là. Telle est la doctrine explicitement enseignée par S. p. 407Thomas[183], et elle s’impose à quiconque a saisi véritablement que dans le sacrement, c’est le signe qui est tout, qui fait tout, et que dans le signe, le geste est complémentaire de la parole pour donner son sens à la matière et à ce qui est fait avec elle.

Cependant, il faut aller plus loin encore et dire que cette « repré­sentation » n’aboutit à la présence du Christ dans sa passion que parce qu’elle constitue en elle-même une authentique actuation, sacra­mentellement, de l’action même du Calvaire. Car le « signe sacramen­tel » (sacramentum tantum), ce n’est pas seulement la matière, c’est aussi, et même d’abord, l’ensemble du rite, geste et paroles, opérant sur la matière et par elle : dans l’eucharistie, c’est l’action que constitue la double consécration. Si donc, « par la vertu du sacrement », c’est-à-dire par son pouvoir de « représentation réelle », le signe sacramentel constitué par les choses que sont le pain et le vin « représentent » et contien­nent, et par là rendent présentes les choses que sont le corps et le sang du Christ, de la même manière le « signe sacramentel » que constitue le geste, c’est-à-dire « l’action » de la double consécration, « représente », c’est-à-dire, ici, accomplit « réellement » l’action même du Christ s’of­frant à son Père dans son immolation sanglante. Par suite de la double consécration, le corps et le sang du Christ sont présents, « ex vi sacra­menti », dans leur état de séparation ; mais dans l’action de cette double consécration – la grande « Actio » liturgique – c’est l’acte même de cette séparation, c’est-à-dire le sacrifice pascal du Christ, qui est ac­compli « in Sacramento ». On le verra mieux encore en analysant plus en détail le « signe sacramentel » pris dans sa totalité.


La parole et le geste.Commençons par examiner de plus près la distinction que nous avons faite, à l’intérieur de la « vis sacramenti », celle dont parle constamment S. Thomas, entre une « vis verborum » et une « vis gestorum » (ou « factorum »), pour montrer le rapport qu’il y a entre elles. On n’a pratiquement retenu que la première, que l’Eglise a faite sienne dans son Magistère[184], d’abord parce que c’est la plus explicite, le sens des paroles étant immédiatement perçu par l’intelli­gence, et aussi parce qu’il correspond à la théologie commune des sacre­p. 408ments, formulée par S. Augustin : « accedunt verba ad elementum et fit sacramentum »[185]. Mais il est à noter que S. Thomas, pour sa part, emploie presque toujours l’expression « ex vi sacramenti »[186]. II dit aussi « ex vi consecrationis », parlant à cette occasion de la « virtus verborum »[187]. Et nous avons déjà relevé comment, dans l’étude du rite de l’eucharistie, il distingue « ce qui s’y dit » et « ce qui s’y fait »[188]. Tout cela nous invite donc à distinguer, dans l’unique « vis sacramenti », une « vis verborum » et une « vis gestorum » comme deux composantes complémentaires d’une unique force sacramentelle, le geste étant joint à la parole prononcée sur la chose matérielle pour lui don­ner sens, réalité sacramentelle et efficacité de grâce, et renforçant ce que la parole, principalement, accomplit dans ce but.

Le rappel de cette vertu du geste sacramentel n’est pas sans utilité pour nos esprits par trop rationalisés et par trop intellectualisés qui ont tendance à ne plus croire qu’à la valeur des concepts abstraits. Or le langage et l’œuvre des sacrements sont d’abord ceux du signe, où l’élément matériel et le geste sont aussi essentiels que la parole. Cela est vrai en particulier pour l’eucharistie et nous aidera à mieux saisir comment sa célébration est une « représentation » du sacrifice du Christ, car l’unique « vertu du sacrement » y trouve dans le geste un complé­ment essentiel à ce que les paroles expriment et font.


Ce que les paroles font en premier, c’est particulièrement net pour le pain – « ceci est mon corps » –, c’est la présence du corps du Christ ; elles font du pain « le sacrement du corps du Christ » et du vin « le sacrement du sang du Christ », expressions dans lesquelles on notera que le mot « sacrement » désigne le « signe sacramentel » (au sens restreint). Dans le deuxième cas, cependant, il se fait quelque chose de plus, d’où va résulter l’unité du sacrement constitué ainsi en deux temps séparés et considéré dans sa totalité. La formule de la consécration du vin, en effet, n’est pas totalement identique à celle de la consé­cration du pain. Elle ne dit pas simplement « ceci est mon sang » ; mais : « ceci est le calice de mon sang », ce que S. Thomas explique de deux manières différentes, qu’il semble accepter également. D’une part, on peut comprendre que le contenant désigne le contenu, ce qui ramène cette formule, quant à sa signification et à son opération, à celle de la consécration du pain, car ainsi elle voudrait simplement dire : « ceci p. 409est mon sang contenu dans ce calice ». Cette interprétation, de toutes façons, reste vraie, mais elle n’en exclut pas une autre, plus profonde, selon laquelle la mention du calice référerait immédiatement à la pas­sion du Christ, en sorte que le sens serait : « ceci est le calice de ma passion »[189]. Selon cette seconde explication, les paroles de la consé­cration signifieraient déjà à elles seules le sacrifice, et donc le réalise­raient sacramentellement ; et cette explication se trouve encore renforcée si l’on considère que les paroles de la consécration du vin font allusion non seulement à la passion, par le mot « calice », mais plus explicitement encore au sacrifice, par la mention de l’effusion du sang en vue de la nouvelle et éternelle « Alliance ».

Ces deux explications sont manifestement complémentaires, la se­conde non seulement n’excluant pas la première, mais au contraire la présupposant : pour que le sacrifice soit représenté et accompli réelle­ment, il faut d’abord que le corps et le sang soient rendus réellement présents, ce qui est signifié et fait par les paroles de la consécration du pain, et par celles de la consécration du vin selon le premier sens qu’elles ont. Selon le deuxième sens qu’elle reçoivent, mais sur lequel S. Tho­mas n’insiste pas ici, la passion, et donc le sacrifice, seraient déjà exprimés, et donc réalisés « par la vertu des paroles ». Mais il faut recon­naître que cette expression trouve un complément de force significative non pas accessoire mais essentiel dans le reste dont les paroles s’accom­pagnent, et même à l’intérieur duquel elles sont prononcées, celui de la double consécration séparée du pain et du vin. A tel point même que dans un premier temps, c’est entièrement à ce geste que S. Thomas semble attribuer l’expression ou la signification, et par suite la repré­sentation sacramentelle effective de la passion du Christ, comme par exemple dans la réponse suivante : « le sang séparément consacré repré­sente expressément la passion du Christ »[190]. Et c’est constamment que S. Thomas revient sur cette signification du sang versé et de sa repré­sentation par le vin consacré séparément[191]. Dans la plupart des cas, c’est au geste de la double consécration, et plus précisément à celui de la consécration séparée du sang, que S. Thomas attribue la valeur de signification et de représentation effective de la passion du Christ. Parfois, au contraire, il ne lui donne qu’un rôle de complément de signification, comme dans ce texte : « le sang consacré séparément du corps représente plus expressément la passion du Christ »[192]. Et il est certain que le geste ne ferait rien sans la parole. Mais la réciproque nous semble vraie, du moins sous la forme suivante : la parole ne fait rien que dans le geste, dans l’accomplissement duquel elle est prononcée.


Les différences que nous avons relevées dans les affirmations de S Thomas sont typiques de sa liberté d’expression ; mais dans le cas présent, elles révèlent en outre qu’il n’a pas approfondi systématique­ment cette question du sacrifice de la messe, qui pour lui allait de soi et qui n’avait pas encore été attaquée, tandis que le sacrement au sens restreint du mot, c’est-à-dire en tant que signe sacramentel du corps et du sang du Christ, avait déjà fait l’objet de plusieurs erreurs qu’il était nécessaire de réfuter. De plus, c’était dans la perspective des sacre­ments en général qu’il s’était placé pour étudier l’eucharistie dans sa totalité. Cette perspective était la bonne, mais elle a eu l’inconvénient, dans le contexte où se trouvait S. Thomas, de faire en sorte qu’il ne développe pas suffisamment l’aspect du sacrifice ; d’où la nécessité dans laquelle nous sommes de recueillir ce qu’il nous en dit à l’occasion, et nous avons pu voir que l’occasion était fréquente, afin d’en dégager une doctrine du sacrifice et de l’approfondir.


C’est ainsi, dans la question qui nous occupe en ce moment, que nous pouvons arriver à la conclusion suivante : si les paroles de la consécration du vin expriment, et donc font sacramentellement le sacri­fice, il n’en reste pas moins que ce sacrifice n’est pleinement exprimé, et donc réalisé sacramentellement, que par et dans le geste de la double consécration, et plus précisément par celui de la consécration du sang séparée de celle du corps. De telle sorte que paroles et geste sont ici inséparables, comme du reste dans les autres sacrements. Les paroles du baptême ne signifient et n’opèrent leur effet propre que dans le geste de laver le baptisé. De même ici ; du reste, le geste aussi provient de l’institution. Si donc les paroles suffisent à faire du pain « le sacrement du corps du Christ » et du vin « le sacrement du sang du Christ », ce n’est qu’avec et dans le geste de la consécration séparée qu’elles p. 411font du pain et du vin consacrés posés à la fois ensemble et séparément sur l’autel « le sacrement du Christ dans sa passion », et d’abord « le sacrement parfait » de cette passion, car ce n’est qu’ainsi qu’elles en constituent « le signe »[193].

Il faut relever la nuance qu’il y a entre les deux formules, car elle est importante., nous l’avons vu plus haut. Dire que l’eucharistie est « le sacrement du Christ dans sa passion », c’est dire que ce qui est représenté, c’est le Christ dans sa passion (Cbristum passurn), et cela peut vouloir dire simplement que le Christ est « rendu présent » dans son état de victime immolé ; par contre, dire que l’eucharistie est « le sacrement de la passion » elle-même, c’est dire que c’est cette passion elle-même qui est représentée, ce qui veut dire que le Christ est rendu présent dans l’acte d’offrande et d’immolation de son sacrifice. Ce n’est que dans cette deuxième perspective, qui ne remplace pas la première, mais qui l’élargit considérablement, qu’il peut y avoir « par la vertu du sacrement » et « dans le sacrement » immolation sacrificielle du Christ, comme l’affirmera explicitement S. Thomas[194]. Et si cette affirmation sera la conclusion nécessaire de toute sa théologie du « sacrement » de l’eucharistie, elle sera plus immédiatement la conséquence de tout ce qu’il enseigne sur la « res et sacramentum », c’est-à-dire sur ce qui est immédiatement et réellement signifié et qui est la source de l’efficacité de grâce du sacrement : la passion du Christ. Et c’est parce que cette réalité immédiatement signifiée est un sacrifice que, dans l’étude de ses effets, la « res tantum », S. Thomas est nécessairement amené à la dé­couvrir comme telle, ainsi que nous l’avons observé plus haut. C’est cette « res » ultime, la grâce produite, qu’il nous faut étudier pour finir, et là encore, ce sera encore en adhérant étroitement à la signi­fication du signe qui la produit que nous pourrons mieux comprendre comment celui-ci constitue en lui-même un sacrifice.


c) Le signifié ultime, effet de la signification réelle-efficace (Res tantum), est à la fois un et multiple, comme la signification elle-même. Ultimement, c’est l’Eglise ; c’est pourquoi l’eucharistie est appelée « le sacrement de toute l’unité ecclésiastique »[195] : c’est en ce sens que l’eucharistie fait l’Eglise – nous verrons plus loin en quel sens c’est l’Eglise qui fait l’eucharistie. Et S. Thomas se plait, en reprenant l’expli­cation des Pères, à montrer comment cet effet est signifié par le symbop. 412lisme du « signe sacramentel » utilisé : le pain unique fait d’une multi­tude de grains, et de même pour le vin[196].

Mais l’eucharistie ne produit cet effet ultime qu’en produisant dans chaque croyant toute une série d’effets premiers qui sont la grâce et la charité, par l’incorporation et l’assimilation au Christ, le principe de la vie éternelle qui nous conduit à la gloire, en un mot la vie spirituelle, signifiée par le pain et le vin qui sont aliment et breuvage.

En outre, bien qu’elle ne soit pas directement ordonnée à cela, l’eucharistie produit encore un autre effet qui est la rémission des péchés, du moins de ceux qui n’ont pas tué la vie de la grâce en nous, et de la peine due à ces péchés. Mais elle obtient cet effet de manière différente dans ceux qui reçoivent le sacrement, en mangeant sacramen­tellement et spirituellement le corps du Christ sacrifié, et dans ceux « pour qui il est offert, ou même dans ceux qui l’offrent » comme sacrifice. Dans les premiers, en effet. cet effet de remise du péché et de la peine est obtenu indirectement. par suite et en proportion de l’aug­mentation de la charité directement produite en eux par le sacrement comme son effet propre : dans les seconds, il est produit directement en raison de la valeur satisfactoire du sacrifice offert[197]. C’est donc en cherchant à répondre à cette question, et à celle, parallèle, de savoir si l’eucharistie produit du fruit non seulement dans ceux qui la reçoivent mais aussi dans d’autres, que S. Thomas est amené sinon à découvrir, du moins à mettre explicitement en valeur, à côté de ce qu’elle opère comme sacrement reçu, ce qu’elle opère comme sacrifice offert. Et il est bien évident, même si c’est à partir de la satisfaction que ce deuxième aspect est explicité, que les fruits de l’eucharistie comme sacrifice offert ne se limitent pas à la seule satisfaction mais qu’ils s’étendent aussi au mérite et à l’augmentation de la grâce et de la charité ; et que ces fruits, provenant de l’offrande du sacrifice, se trouvent multipliés, lors­qu’est multiplié cette offrande du sacrifice sacramentel[198].


On ne saurait trop insister sur les conséquences pratiques d’une telle théologie, et ce n’est pas nous écarter de notre sujet que de les signaler au passage. C’est d’elle, en particulier, qu’un P. de Foucauld s’inspirait lorsqu’il faisait commencer l’implantation de l’Eglise, c’est-à­-dire la mission, par l’eucharistie – par sa célébration et par son ado­ration. C’est elle encore qui fonde l’utilité de la multiplication des messes pour les défunts ; et aussi celle de la même multiplication des messes pour les besoins actuels de l’Eglise et du monde. C’est en ce sens que Pie XI avait approuvé et vivement encouragé la célébration d’un triduum de messes perpétuelles à Lourdes, du 25 au 27 avril 1935, pour la clôture de l’Année Sainte[199].

Mais en nous en tenant au plan plus strictement doctrinal, la prin­cipale conclusion que nous aimons à tirer de ces réflexions, c’est que si tout, dans l’eucharistie, est sacrement, c’est donc « dans le sacrement » essentiellement que s’accomplit le sacrifice, par quoi nous rejoignons notre point de départ, mais en comprenant maintenant, grâces aux expli­cations que S. Thomas nous a fournies, comment ce sacrement signifie et représente le sacrifice du Christ. Et il faut aller plus loin, car la réciproque est vraie : si le sacrifice est tout entier dans le sacrement, en retour, tout dans le sacrement est sacrifice. En effet, même le sacre­ment au sens restreint indiqué par S. Thomas, « sacramentum quod sumitur », c’est-à-dire l’aliment de la vie spirituelle, est entièrement relatif au sacrifice – ce qu’on ne montre pas assez d’habitude – d’abord parce qu’il en provient : ce qui est mangé, ce n’est pas simplement « le corps du Christ », c’est son corps « livré pour nous » ; ce qui est bu, ce n’est pas simplement « le sang du Christ », c’est son sang « versé pour nous » dans le sacrifice de l’Alliance nouvelle et éternelle ; et ensuite parce qu’il y ordonne, son effet étant d’assimiler les fidèles au Christ qu’ils reçoi­vent, et donc de les unir au « Christ dans sa passion », et de les faire ainsi entrer dans son sacrifice pascal, mort et résurrection : « l’eucharistie est le sacrement de la passion du Christ en tant qu’elle conduit l’hom­me à sa perfection en lunissant au Christ dans sa passion »[200] – et donc à la passion du Christ.


3. « Par la vertu du sacrement », par conséquent, c’est-à-dire par la vertu des paroles et du geste de la double consécration de la matière p. 414offerte du pain et du vin, l’eucharistie est donc non seulement « le sacre­ment du Christ dans sa passion », mais « le sacrement de la passion du Christ », parce qu’elle unit et conforme l’homme à cette passion sans doute, mais d’abord parce qu’elle en est « le signe » sacramentel parfait. C’est donc en le représentant ainsi sacramentellement qu’elle est elle-même le sacri­fice de la croix accompli sous ce mode en vue de son application à l’Eglise, cet aspect d’efficacité étant essentiel au sacrement.

Le Sacrifice de la Croix est « accompli », disons-nous, et non pas simplement « rendu présent ». II est à observer, en effet, que si S. Thomas dit que l’eucharistie est la représentation du sacrifice de la croix en vue de son application à l’Eglise, par contre, il ne parle jamais d’une simple présence de ce sacrifice en vue de cette application. C’est toujours de « remémoration », de « rappel », de « commémoration » qu’il parle, mais par dessus tour de « représentation », ce terme étant le plus propre[201]. Du reste, qu’on ne puisse se contenter de parler d’une simple présence, cela découle de la nature même de la réalité à rendre présente : il s’agit d’une action ; et plus encore de la fin en vue de laquelle elle est rendue présente : y faire participer. Si re-présenter sacramentellement une chose, et donc la rendre réellement présente sous le mode et dans le signe du sacrement. peut consister simplement à rendre la chose elle-même présente, ce qui est le cas pour le corps et pour le sang du Christ, par contre re-présenter sacramentellement une action, surtout en vue de son application et de la production de ses effets, cela ne peut se faire que par l’actuation hic et nunc de cette action elle-­même, et en ce sens, par sa ré-actuation. Ou peut-être mieux, car toute représentation aboutit à la présence du représenté : si la seule notion de présence suffit à expliquer le terme de l’action par laquelle une chose est rendue présente, celle d’action est nécessaire pour expliquer com­ment une action est rendue présente. Ce qui nous conduit à comprendre que c’est précisément dans l’action de sa représentation que l’action représentée est réellement présente et opérante. La présence d’une action ne peut être elle-même qu’une action : ne peut être que l’accomplisse­ment de cette action elle-même.

C’est tellement vrai qu’il est de foi que le Christ lui-même est le célébrant principal de l’eucharistie, ce qui implique qu’il agisse lui­-même dans sa célébration, et donc que cette célébration, essentielle­ment la double consécration de la matière offerte, soit elle-même une p. 415action, les théologiens qui considèrent cet aspect du mystère discutant entre eux pour savoir si cette action du Christ est virtuelle ou actuel­le[202]. La discussion, d’ailleurs, nous semble porter plus sur les mots que sur le fond de la réalité ; mais en elle, du moins, les auteurs sont d’accord pour affirmer l’action du Christ dans la célébration de l’eucha­ristie, et donc pour concevoir celle-ci d’abord comme une action. Ils rejoignent par là le langage de la liturgie qui appelle le cœur de la célébration de l’eucharistie « l’action » par excellence, « la grande action », ce que fait également S. Thomas, précisément dans un texte où il présente l’eucharistie comme « le sacrifice de l’Eglise », et de ce fait, comme l’action principale du culte qu’elle rend à Dieu[203].

C’est donc cette « action », parce qu’elle en est la représentation sacramentelle, qui est l’actuation réelle du sacrifice du Christ en vue de l’étendre à toute l’Eglise ; et c’est pour cela qu’il faut dire, avec S. Augustin et S. Thomas, mais aussi avec toute l’Eglise, que « dans le sacrement » de l’eucharistie, « le Christ est immolé » véritablement[204]. C’est donc la représentation sacramentelle qui est l’immolation, et donc le sacrifice, ce qui n’est possible qu’en la comprenant com­me l’actuation « dans le sacrement », hic et nunc, de l’immolation sacri­ficielle du Christ : « dans le sacrement », car l’unique sacrifice du Christ ne peut être multiplié dans sa réalisation historique ; et pourtant véritablement « actuation », car un acte ne peut être re-présenté et rendu présent, surtout si c’est en vue de la communication de ses effets, que par son actuation hic et nunc, et donc par sa ré-actuation. Comment une telle réactuation est-elle possible ? Nous avons vu plus haut que c’était en raison de la valeur de représentation réelle du signe sacramen­tel. Il nous faut voir maintenant de plus près comment entendre cette représentation-actuation « dans le sacrement » (n. 4) : c’est toute la force du réalisme sacramentel qu’il faut percevoir ; et d’où vient cette valeur de représentation réelle, c’est-à-dire d’où vient que cette repré­sentation par le signe soit véritablement la réactuation réelle dans le signe de l’acte que celui-ci représente. Nous savons que c’est à l’institution de ce signe par le Christ qu’elle le doit : c’est donc le geste de l’institution qu’il nous faudra ensuite étudier pour le voir dans son rapport et au sacrifice de la Croix et à celui de la messe (n. 5).

Ajoutons aussi, pour la cause de la vérité, que autant l’intuition de S. Thomas nous est précieuse : cette représentation est elle-même l’immolation, autant son explication ne nous semble pas à la hauteur de son affirmation, dans laquelle il reprend et approfondit celle de S. Augustin et de toute la Tradition. C’est là que nous voyons ensemble et les avantages et les limites de la perspective par lui adoptée ; les avan­tages, parce que c’est en situant l’accomplissement de l’eucharistie dans le signe sacramentel qu’il peut saisir que c’est là que tout se fait, y compris l’immolation et le sacrifice ; les limites, car il n’a pas suffisam­ment exploité son intuition pour expliquer le sacrifice lui-même. C’est de cette insuffisance, nous semble-t-il, que sont nées toutes les tentatives pour expliquer « l’essence du sacrifice de la messe ».

Parmi celles qui méritent d’être encore prises en considération, poux être réfutées, les plus tentantes, sont celles qui cherchent à s’appuyer sur la distinction entre l’oblation et l’immolation[205]. Sans doute S. p. 417Thomas, et nous en avons vu plus haut la raison, affirme-t-il bien que « l’oblation appartient à la notion de sacrifice », mais il montre en même temps qu’il ne sépare pas, dans la pratique, le sacrifice de l’oblation[206], et pour lui, le sacrifice c’est l’immolation, comme nous p. 418l’avons vu dans notre chapitre sur le sacrifice. Du reste, il affirme explicitement que « dans la célébration de ce sacrement le Christ est immolé »[207]. « Le sacrement du sacrifice du Christ » est donc à la fois l’oblation et l’immolation de la victime, qui est le Christ lui-même, et c’est seulement ainsi qu’il est un sacrifice. Sans immolation, en effet, l’oblation n’est pas un sacrifice, mais la réciproque est encore plus vraie, à savoir que sans l’oblation, l’immolation n’est pas un sacrifice.


4. La différence qu’il y a entre le sacrifice du Calvaire et celui de l’autel ne saurait donc consister dans le fait que dans le premier seulement il v aurait oblation et immolation, le second se limitant à renouveler l’oblation de ce qui avait été immolé et offert dans le premier. Cette explication est plus qu’incomplète : elle aboutit à nier la réalité du sacrifice eucharistique. Pas plus qu’il n’est la simple présence du sacri­fice de la croix en vue de son application aux fidèles, celui-ci n’est pas non plus la simple présence de ce même sacrifice autrefois immolé en vue du simple renouvellement de son oblation à Dieu. Il est tout cela, certes, mais plus encore ; il est tout cela en étant lui-même oblation et immolation. Comment cela ? En étant la représentation sacramentelle de l’oblation et l’immolation du Calvaire, avons-nous dit, mais plus pré­cisément encore, en étant cette oblation et cette immolation accomplies hic et nunc « dans le sacrement », selon l’expression de S. Augustin sur laquelle S. Thomas s’appuyait pour affirmer l’immolation, et qu’il nous faut à notre tour reprendre pour l’approfondir et voir comment le Christ est immolé dans l’eucharistie : « Semel immolatus est in semetipso Christus, et tamen quotidie immolatur in Sacramento »« Immolé une seule fois en lui-même, le Christ est pourtant immolé chaque jour dans le sacrement »[208]. Ainsi la célébration de l’eucharistie est l’immolation d’un sacrifice parce que, « par la vertu du sacrement (ex vi sacramenti), la victime en est rendue présente et immolée sur l’autel « dans le sacrement » (in Sacramento).

C’est toute la force et toutes les implications de cet « in Sacra­mento » qu’il nous faut saisir afin de voir comment la représentation sacramentelle du sacrifice est elle-même un sacrifice, oblation et immo­lation. Et pour cela, rappelons les deux sens principaux que peut rece­voir ici le mot « sacramentum » : celui selon lequel il désigne la totalité du rite et du mystère sacramentel, et celui, plus limité, selon lequel il p. 419désigne le « sacramentum tantum ». Dans le premier sens, l’expression « in Sacramento » désigne en propre la modalité sous laquelle le sacri­fice est offert. Elle explicite la « ratio offerendi » dont parle le Concile de Trente (Sess. XXII, ch. 2), et oppose à la modalité de la réalité historique, réalisée une seule fois et une fois pour toutes au Calvaire, la modalité de la réalité sacramentelle, qui est, nous l’avons vu, celle du signe, mais d’un signe unique en son genre, car il accomplit réelle­ment et efficacement ce qu’il signifie. Ce sens adverbial, ou de moda­lité, est fondamental, mais il n’en exclut pas un autre – il l’inclut, au contraire, et même l’exige – celui que la même expression « in Sacramento » reçoit lorsqu’on y prend le mot « sacramentum » au sens de « sacramentum tantum ». Le premier sens nous a montré la modalité selon laquelle le Christ est immolé et offert. Etudions maintenant ce deuxième sens pour voir ce que veut dire encore l’affirmation : le Christ est immolé « in sacramento » – dans ce sacrement, c’est-à-dire « dans ce signe sacramentel ».


Le signe sacramentel ici, c’est-à-dire la réalité matérielle et sensible, mais aussi déjà chargée de sa valeur de signe, c’est « le pain et le vin offerts », avons-nous dit[209]. Et ce qu’il signifie, c’est la vie hu­maine, en tant qu’il en constitue la nourriture et le breuvage ; mais c’est aussi le corps de l’Eglise, la communauté des fidèles, en tant qu’il est le produit d’un grand nombre d’unités individuelles rassemblées en une seule unité totale. C’est pour cela que l’oblation de cette double matière appartient au signe sacramentel considéré dans sa totalité. Pré­cisons bien qu’il s’agit ici de l’oblation de la matière, celle qui est faite par les fidèles apportant au prêtre le pain et le vin comme la matière du sacrifice, d’où le nom d’« oblats » (oblata) qui leur est donné. Cette oblation constitue en propre le sacrifice des fidèles, comme l’affirme explicitement S. Thomas en s’appuyant sur un texte de Grégoire VII : « c’est à la fois une oblation et un sacrifice »[210]. La même affirmation est reprise dans l’explication des cérémonies de la messe[211]. Imp. 420médiatement, ce n’est qu’une oblation. Et pourtant, affirme S. Thomas, cette oblation a déjà valeur de sacrifice en vertu de ce en vue de quoi elle est faite, et qui est précisément l’immolation sacrificielle, car ce n’est qu’à partir de la matière offerte, mais aussi sur elle et en elle que va être faite l’immolation et que va être offert le sacrifice.

On le voit manifestement dans les sacrifices de l’Ancien Testament, où les fidèles apportaient une victime que le prêtre immolait et offrait à Dieu. Ce n’était là que la « figure » de la « vérité » qui s’est accom­plie dans le Christ, et qui se reproduit sacramentellement à la messe. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut comprendre la portée et l’importance capitale de l’expression augustinienne sur l’immolation du Christ « in sacramento » : dans le « sacramentum », la matière offerte en vue du sacrifice, c’est la victime qui est offerte en vue de son immolation. Et si nous nous souvenons que le sacrifice extérieur et visible n’est que le « sacrement », c’est-à-dire « le signe sacré » du sacrifice intérieur et invisible par lequel l’homme s’offre lui-même à Dieu, nous comprenons que dans la matière de ce pain et de ce vin, ce sont eux-mêmes que les fidèles offrent à Dieu en sacrifice, en s’y offrant en vue du sacrifice. Car si de leur part ce geste d’offrande constitue déjà un sacrifice par le fait qu’il est ordonné à l’immolation sacrificielle de la victime représentée dans le signe que sont les oblats, ce sacrifice ne sera pourtant effectivement immolé et offert à Dieu que par l’action que le prêtre fera à partir de ces oblats, sur eux et en eux. Dans le cas de l’eucharistie, cet acte sacrificiel sera accompli par la représentation sacramentelle de celui du Christ, car cette représentation, « ex vi sacramenti », sera l’actuation du sacrifice même du Christ « in sacramento », dans les oblats qui lui ont été offerts pour cela.

C’est parce qu’elle est faite ainsi « in sacramento », dans le signe sacramentel que constitue la matière offerte par les fidèles en vue du sacrifice, que la représentation du sacrifice du Christ réalisée par la double consé­cration ne saurait être la pure et simple représentation, si réelle soit elle, du seul sacrifice du Christ accompli autrefois : elle est l’actuation, c’est-à-dire l’immolation et l’oblation de ce sacrifice lui-même hic et nunc par le ministère du prêtre dans la matière que, toujours par le ministère du prêtre, l’Eglise offre au Christ dans ce but. Et comme cette matière offerte est le signe sacramentel de l’Eglise elle-même s’offrant au Christ pour entrer dans son sacrifice, le sacrifice du Christ accompli « dans le p. 421sacrement » est en même temps et inséparablement celui de l’Eglise : « le sacrement du sacrifice du Christ » est le sacrifice sacramentel de l’Eglise, puisqu’elle y est offerte et immolée elle aussi « dans le sacrement ».


La conséquence pratique qui découle de là, dans l’ordre liturgique, est que l’on commet un contresens profond, qui aboutit à défigurer la totalité de la messe, en méconnaissant ou en ne signifiant pas suffisam­ment cette valeur oblative et sacrificielle de l’offertoire. C’est dans cette partie de la messe. en effet, que se fait l’offrande du « sacrement » du sacrifice de l’Eglise que sont les oblats, le pain et le vin offerts ; et ce n’est que par cette offrande que la représentation sacramentelle du sacrifice du Christ qui se fait ensuite est effectivement, en même temps que le sacrifice du Christ et dans le sacrifice du Christ, le propre sacrifice de l’Eglise elle-même. Tel est l’« admirabile commercium » qui s’accomplit dans la liturgie de l’eucharistie. Mais comme il s’accomplit tout entier sacramentellement, chacune de ses parties doit y être suffi­samment signifiée pour que le mystère s’accomplisse : le Christ ne s’im­mole que dans la matière offerte qui est le sacrement du sacrifice pour lequel l’Eglise s’offre elle-même, et ce sacrifice de l’Eglise est immolé et offert à Dieu dans celui du Christ, représenté, c’est-à-dire ré-actué sacramentellement dans ces oblats, précisément en vue de prendre en soi le sacrifice de l’Eglise pour l’offrir au Père[212].

Dire que le Christ est immolé « in sacramento », par conséquent, ce n’est pas simplement désigner le mode, ou la manière, non sanglante, sous lequel s’accomplit son sacrifice à l’autel, c’est aussi et d’abord dési­gner la matière sacramentelle dans laquelle cette immolation, elle-même sacramentelle, s’accomplit. Et comme cette matière est l’Eglise elle-même, puisqu’elle en est le signe sacramentel, on voit que la messe, célébration de l’eucharistie, n’est « le sacrement du sacrifice du Christ » qu’en étant « le sacrifice sacramentel de l’Eglise ». Ce qui revient à dire que le Christ n’y est sacramentellement immolé et offert que dans, par, avec et pour l’immolation da sacrifice de l’Eglise. C’est dans ce sens qu’il p. 422faut comprendre et expliciter l’affirmation de S. Thomas selon laquelle le sacrement de l’eucharistie est la représentation du sacrifice du Christ en vue de son application aux fidèles : cette « application » du sacrifice du Christ à l’Eglise ne se fait que parce que d’abord, « dans le sacrement », l’Eglise elle-même s’est offerte au Christ pour être prise et immolée dans son sacrifice, afin de passer en lui de ce inonde au Père.


5. Pour mieux comprendre ce rapport entre le sacrifice du Christ et celui de l’Eglise, ainsi que la manière dont ils s’accomplissent l’un et l’autre, et l’un dans l’autre, dans le sacrement de l’eucharistie, il faut nous reporter à ce que nous disions sur l’importance de l’institution dans l’étude de la doctrine des sacrements en général. Conformément à ce que nous avons vu alors, nous savons que si la messe peut être l’immolation sacramentelle du sacrifice de la Croix, c’est ultimement en raison de la transcendance de cet unique sacrifice par rapport à tous les autres, cer­tes, mais plus immédiatement, c’est parce que ce sacrifice avait déjà été immolé dans le geste de l’institution, celui que la célébration de l’eucharistie reproduit, et qu’il y avait été immolé en vue de cette repro­duction et de ces renouvellements. C’est pourquoi la messe n’est pas, là encore, simplement la représentation sacramentelle de ce qui s’est fait au Calvaire ; ou mieux, en étant la représentation sacramentelle de ce qui s’est fait au Calvaire, la messe n’est pas simplement le même acte, sous forme sacramentelle, que celui du Calvaire : elle est, « par la force du sacrement » et « dans le sacrement », la réactuation de l’acte même du Calvaire, mais tel qu’il avait été lui-même sacramentellement repré­senté à la Cène, et par là à la fois commencé et déjà accompli ; avec la double différence, cependant, que le signe sacramentel dans lequel elle s’accomplit vient après l’immolation sanglante du Calvaire, tandis que celui de l’institution la précédait encore, et que l’assomption de l’Eglise dans le sacrifice du Christ était, à l’institution, le fait de la seule action du Christ lui-même, tandis qu’à la messe, l’Eglise doit y entrer d’elle-même, en s’offrant pour cela au Christ « dans le sacrement » par le ministère du prêtre ; et pourtant aussi avec la double ressemblance que dans les deux cas, à l’institution comme à la messe, ce qui est fait « in sacramento » est ordonné à ce qui doit être accompli « in vita », pour la raison que c’en est déjà la réalisation « sacramentelle », et que cet achèvement du sacrifice sacramentel dans celui de la vie se termine également dans les deux cas et se consomme seulement dans la gloire. Essayons de l’expliquer.


C’est le rapport de la Cène au Calvaire qu’il faut d’abord montrer. La pensée de S. Thomas sur ce point ne saurait faire de doute. Etudiant p. 423la question de la date de la passion du Christ, il la fixe, selon L’Exode, au « quatorzième jour du mois » (Ex 12, 6). Et pour résoudre les diver­gences que l’on note entre les évangélistes sur ce point, il s’appuie sur le fait que la computation du jour commençait chez les juifs à la veille du jour précédent, et se range finalement à l’opinion de Bède le Véné­rable selon laquelle c’est en célébrant la Cène avec ses disciples que le Christ « a consacré le début de sa propre immolation, c’est-à-dire de sa passion »[213]. C’est l’explication qu’il donne plus explicitement enco­re dans son commentaire de l’Evangile de S. Jean : « la Cène du Seigneur a été faite le jour où était immolé la Pâques des juifs »[214]. « En effet, cette solennité des juifs était la figure de la passion du Christ »[215]. « (L’heure de sa passion) a été fixée à la Pâques des juifs parce qu’il convenait à la solennité (à la fête) des juifs que la vérité suivit la figure, (c’est pourquoi) c’est quand l’agneau qui figurait le Christ (a été immolé) que le Christ a été immolé, lui qui est le véritable Agneau de Dieu »[216]. Et ce n’est que parce qu’il a été déjà et véritablement immolé dans la cène que le Christ peut dire ensuite, avant même de quitter la salle du cénacle, qu’il a été glorifié (Jn 13, 31) et qu’il a déjà manifesté le nom du Père (17, 6), comme le note S. Thomas : « Déjà le Christ avait été glorifié (…) ; déjà il avait manifesté le Père au monde. Il ne lui restait donc qu’à consommer l’œuvre de la passion et de la rédemption humaine, consommation dont il sera parlé plus loin dans les paroles du Christ : « Tout est consommé » (19, 30), suivies de celles-ci : « et inclinant la tête, il rendit l’esprit »[217].

La pensée de S. Thomas est donc claire : ce qui a été consommé sur la Croix avait été commencé à la Cène, et y avait déjà été réalisé sacramentellement, et donc réellement et efficacement, sous le signe représentatif, ou plutôt préfiguratif. C’est ce qu’il redit dans la Somme théologique, dans son explication des cérémonies de la messe : « On p. 424y utilise les signes de croix pour exprimer la passion du Christ qui s’est terminée à la Croix. La passion du Christ, en effet, s’est accomplie en diverses étapes. La première a été la trahison du Christ (…). La se­conde a été sa vente (…). La troisième a été la « présignation » de la passion du Christ faite à la Cène »[218]. C’est donc dans cette « praesignatio », institution du sacrement et de la « repraesentatio », qu’à été accomplie l’immolation sacramentelle du Christ à la Cène. Et c’est ce rite sacramentel que le prêtre reproduit à l’autel, selon le commandement du Christ : « Faites ceci en mémoire de moi » (I Cor 11, 25). Si donc la « repraesentatio » sacramentelle du sacrifice de la Croix est elle­-même une immolation, c’est d’abord et immédiatement parce que la « praesignatio » qu’elle reproduit était déjà elle-même cette immolation. Et c’est également d’abord en ce sens que nous disions plus haut que la célébration de l’eucharistie est l’actuation de l’acte même du sacrifice de la Croix tel qu’il avait été pré-représenté et déjà accompli, sacramentellement, à la Cène : une immolation sacramentelle, c’est-à-dire à la fois effective et réelle, et pourtant seulement inchoative, mais efficacement inchoative parce qu’efficacement ordonnée à sa consommation, c’est-à-dire à sa réalisation effective dans la vie, et non plus simplement dans le signe.

Mais cette explication, pour juste qu’elle soit en tant qu’elle montre la relation immédiate de la messe à la Cène, du sacrement à son insti­tution, ne saurait suffire. Bien plus, c’est elle-même qui fait apparaître la première différence que nous avons notée entre le geste de l’institu­tion et celui qui le reproduit : la « praesignatio » précédait l’immolation effective de la vie tandis que la « repraesentatio » vient après. Et à cette première différence s’en ajoute une autre qui est que tandis qu’à la Cène, le Christ seul faisait tout, les disciples ne faisant que recevoir, à la messe le Christ agit par ses disciples qu’il a fait ses prêtres pour cela ; et nous avons vu comment leur fonction première était d’offrir le « sacrement » de l’offrande et du sacrifice de l’Eglise, la seconde étant d’immoler et d’offrir le sacrifice du Christ lui-même dans celui de l’Eglise. C’est sur cette double différence existant entre la Cène et la messe qu’il faut fixer notre attention, car c’est elle qui va nous permettre de retrouver l’identité profonde et la continuité qui font de la messe la représentation par l’Eglise du sacrifice du Christ immolé à la Cène et consommé sur la Croix.

p. 425Dans l’un et l’autre cas, en effet, à la messe comme à la Cène, il s’agit avant tout d’une immolation sacramentelle, puisqu’elle s’accom­plit dans le signe, paroles, geste et matière offerte. En tant que sacra­mentelle. cette immolation est réelle et efficace, ces deux aspects étant inséparablement liés, et la réalité de la représentation étant dans les deux cas ordonnée à l’efficacité. Sans doute à la Cène, la représentation est-elle seulement « présignative », tandis qu’à la messe, elle est « com­mémorative » ; et de ce fait, seule cette dernière peut réactuer ce qui a déjà été accompli. Nous dirons plus loin la raison d’être et même la nécessité de cette différence, mais dès maintenant nous pouvons noter ce caractère commun à la Cène et à la messe, à savoir qu’elles sont l’une et l’autre un sacrifice sacramentel efficacement ordonné à sa réali­sation dans la vie, l’efficacité provenant de la réalité de la représen­tation « par la vertu du sacrement ». Cela nous fait comprendre que la messe, comme la Cène, n’est qu’un commencement ; seule la liturgie céleste de l’eucharistie sera en elle-même une fin absolue. La messe est ordonnée au sacrifice du chrétien et de l’Eglise dans la vie comme la Cène était ordonnée au sacrifice du Christ dans l’immolation effective de sa propre vie. D’une certaine manière, la messe est à la passion du chrétien et de l’Eglise ce que la Cène fut à la passion du Christ, telle est la première ressemblance fondamentale qu’il y a entre ces deux sacrifices, ou mieux entre ces deux temps et ces deux modes de l’unique sacrifice qui est celui du Christ et de l’Eglise.

Dans les deux cas, en effet, à la Cène comme à la messe, et ensuite au Calvaire comme dans l’histoire de l’Eglise, celle-ci est inséparable du Christ, et c’est dans un unique sacrifice qu’ils sont l’un et l’autre immolés. Mais ce sacrifice total s’accomplit en diverses étapes, comme le notait S Thomas pour celui du Christ, et celles-ci s’accomplissent sous des modes et selon des manières diverses. La deuxième différence que nous avons notée entre la Cène et la messe est qu’alors le Christ agissait seul, tandis qu’à la messe l’Eglise remplit activement son rôle et s’insère d’elle-même dans le sacrifice de son Chef. Mais cela n’est possible que parce qu’à la Cène, déjà, elle était présente, et elle y était présente parce que le Christ l’y avait rendue présente et l’avait prise, par son propre geste, en lui et dans son sacrifice. C’est sous le « sacre­ment » au sens restreint, c’est-à-dire sous le « signe » du pain et du vin, que l’Eglise était présente à la Cène et qu’elle a été prise par le Christ dans son sacrifice. C’était aussi dans la personne des douze, qui seront représentés au Calvaire en la seule personne de Jean. Mais principalement et sacramentellement, c’était dans le signe du pain et du vin que l’Eglise était présente et prise dans le sacrifice de la Cène, et c’est pourquoi elle sera présente aussi dans celui du Calvaire, sur p. 426la Croix, car le Christ aura mangé ce pain et ce vin, s’assimilant ainsi son Eglise et la prenant ainsi en soi sacramentellement au moment de s’immoler « pour elle » : en son nom et en sa faveur.


En fait, c’est par l’Incarnation elle-même que le Fils de Dieu avait fait sienne cette humanité dont il faisait son Epouse et son Eglise, et c’est par cette considération que nous retrouvons la place de Marie, en qui premièrement est l’Eglise, dans l’eucharistie : elle enveloppe le sacerdoce ministériel de sa maternité, mais elle n’en accomplit pas les fonctions sacramentelles. La Cène, en effet, se situe entre l’Incarnation et le Calvaire, où Marie est présente, et elle seule : à l’Incarnation pour laisser le Verbe prendre en elle toute la création, au Calvaire pour achever son « Fiat » et permettre au Verbe incarné en elle et par elle de ne pas consommer son sacrifice et de ne pas remonter vers le Père sans emporter en lui le consentement de son Eglise à son sacrifice, et par là déjà le sacrifice effectif de cette Eglise. C’est la raison profonde pour laquelle le sacerdoce ne peut être l’affaire de la femme : sa mission est autre, et c’est en Marie qu’elle la découvre. Mais ce que le Verbe avait fait à l’Incarnation, il a voulu le signifier sacramentellement à l’institution du sacrement de son sacrifice, qui était en même temps celle des prêtres, ministres de ce sacrement et de ce sacrifice, afin de le rendre manifeste dans le signe sensible, et surtout afin de le rendu perpétuellement renouvelable, sacramentellement, par son Epouse elle-même qui l’accomplirait sans cesse par le ministère de ses prêtres. C’est pourquoi, comme à l’Incarnation, le Verbe avait pris sa chair de sa Mère et par son consentement, à l’institution, le Verbe incarné reprend cette même chair sous le signe du pain et du vin, et aussi en la personne des douze qui partagent avec lui ce pain et ce vin, entrant ainsi eux-mêmes déjà dans sa passion ; et ce même geste, il le renouvelle à chaque messe, en recevant de son Eglise, par le ministère de ses prêtres, le même signe du pain et du vin pour continuer d’y accomplir son sacrifice.


La différence entre l’institution et la messe, ici, est donc en ceci qu’à la messe, l’Eglise ratifie librement ce que le Christ avait fait « pour elle » à l’institution. Elle se met elle-même, par le ministère du prêtre, entre les mains du Christ et entre ainsi librement dans sa propre pas­sion, comme le Christ était lui-même librement entré dans la sienne. Et c’est une seule et même passion, car l’offrande que l’Eglise fait d’elle-même – à l’offertoire – en vue du sacrifice à accomplir – à la consécration – ne sera achevée et pleinement réalisée, en étant portée jusqu’à l’immolation, que dans ce sacrifice lui-même, qui n’est autre que celui du Christ.

p. 427Car c’est bien cela que fait l’Eglise, en ce qui la concerne, quand elle célèbre le sacrifice de la messe : elle y entre dans sa passion comme son Epoux entra dans la sienne en célébrant le sacrifice de la Cène : les oblats de l’offertoire assumés par le Christ dans la consécration sont « le sacrement » de l’Eglise, parce que leur offrande est le signe extérieur de l’offrande intérieure que l’Eglise fait d’elle-même en vue du sacrifice à accomplir ; mais la consécration de ces oblats est « le sacrement parfait » du sacrifice du Christ, parce que la consécration représente sacramentelle­ment et donc actue réellement, « dans le sacrement » que sont les oblats, le sacrifice unique du Christ.

Mais cet unique sacrifice n’avait été immolé sacramentellement dans le geste de la Cène, et dans le même signe, « dans le même sacrement » que constituaient déjà le pain et le vin, que pour être ensuite consommé sur la Croix. Comme la Cène, par conséquent, la messe est un sacrifice sacramentel d’abord en ce sens que le sacrifice qui s’y accomplit « dans le sacrement » est ordonné à sa consommation dans la vie ; mais aussi en ce sens que cette consommation dans la vie est déjà réellement com­mencé dans le sacrement en vertu de son efficacité. Et c’est là que nous voyons la nécessité, pour elle, d’être l’actuation réelle du sacrifice de la croix déjà accompli pour que l’immolation sacramentelle que l’Eglise y fait d’elle-même soit effectivement au sacrifice de l’Eglise dans la vie ce que l’immolation sacramentelle que le Christ fit de lui­-même à la Cène fut à sa propre immolation sanglante sur la Croix, à savoir le commencement réel de cette immolation effective dans la vie parce qu’elle en était la représentation sacramentelle efficace.

En accomplissant sacramentellement à la Cène le geste de sa pas­sion – non sans y associer déjà l’Eglise, présente dans les signes du peint et du vin –, le Christ accomplissait déjà réellement et véritable­ment le sacrifice de sa passion en raison de la vertu qu’il avait la puissance de donner lui-même à son geste. Par cette puissance, il char­geait son geste symbolique d’une vertu qui en faisait déjà l’accomplis­sement effectif anticipé de l’immolation qu’il représentait en la préfi­gurant ; et la préfiguration. était réalisée à la fois par la signification naturelle du pain et du vin consacrés séparément, par la référence à l’agneau pascal que le contexte historique imposait, et plus encore par l’intention de signification que le Christ mettait lui-même dans son geste – et qu’il ne faut pas oublier lorsque l’on étudie les raisons de la signification de la double consécration de la messe. Littéralement, donc, en accomplissant ce geste, le Christ s’immolait déjà lui-même efficacement, et sa mort en Croix ne sera que la consommation effective de ce qu’il avait à la fois commencé et accompli sacramentellement à la Cène.

p. 428D’elle-même, en tant qu’elle est composée d’hommes, l’Eglise n’a pas le pouvoir de charger d’une telle vertu ni d’une telle efficacité un geste rituel et symbolique. Et pourtant, son geste sacramentel, à la messe, l’immole déjà elle-même d’une immolation efficace, et par là commençant effectivement la consommation de sa propre immolation dans la vie. Comment est-ce possible ? Précisément parce que le geste sacramentel qu’elle accomplit en s’y mettant elle-même « dans le sacrement », et par là, en se mettant elle-même dans le sacrifice du Christ. est le geste même que le Christ accomplissait « pour elle » à l’institution, mais qui est devenu pour elle cause efficace de sa propre immolation parce que l’immolation qu’il ne représentait à la Cène qu’en la préfigurant a été effectivement consommée sur la Croix. Par suite, c’est donc cette immolation du Christ effectivement accomplie qui est représentée, et donc réactuée, dans le sacrement de l’Eglise ; et c’est parce qu’elle est cette immolation effective et réelle, « dans le sacre­ment », du sacrifice du Christ déjà accompli que la messe est l’immolation sacramentelle efficace « dans le sacrement », du propre sacrifice de l’Eglise encore à accomplir dans la vie – parce que un est le sacrifice du Christ et de l’Eglise, même accompli en différentes étapes et sous différents modes et parce que un est le sacrement de ce sacri­fice, même s’il est, lui aussi, accompli en des temps et sous des modes différents. Le « sacrement » accompli dans la consécration est à la fois celui du Christ et de l’Eglise : celui du Christ en tant qu’il représente, et par là actualise, l’acte de sa passion déjà accomplie, et dans lequel l’Eglise déjà était présente ; celui de l’Eglise en tant qu’il représente, et par là commence efficacement, l’acte de son propre sacrifice accom­pli et commencé dans celui du calvaire, ratifié et offert sacrificielle­ment dans le geste de l’offertoire, accompli sacramentellement dans celui du Christ à la consécration, et encore à accomplir dans la vie et dans l’histoire, ou plutôt à y consommer, ce qui sera désormais possible à l’Eglise et à chaque chrétien. ce sacrifice ayant été « virtuellement accompli dans le sacrement. c’est-à-dire ayant été accompli réellement « dans le sacrement » avec toute la « vertu » et l’efficacité que celui-ci lui donne pour sa consommation effective, ensuite, dans la vie.


C’est donc parce qu’elle est la représentation sacramentelle et l’actuation réelle du sacrifice du Christ déjà accompli que la messe est l’accomplissement sacramentel et l’actuation virtuelle efficace de celui de l’Eglise encore à consommer. De la part du Christ, elle est l’actuation réelle de son sacrifice dans « le sacrement » de celui de son Eglise. ­De la part de l’Eglise, par le ministère du prêtre, elle est l’immolation sacramentelle de son propre sacrifice dans celui du Christ immolé sacrap. 429mentellement, ou « dans le sacrement », l’expression désignant ici l’action sacramentelle prise dans sa totalité et le mode qui lui est propre. L’ordi­nation du sacrement à la vie, vraie et nécessaire en tous temps, n’acquiert son efficacité que par sa relation au sacrifice du Christ, ce qui explique que le geste sacramentel et sacrificiel institué par le Christ lui-même pour représenter et réactuer sa passion après lui dans et par l’Eglise aura toute la plénitude de l’efficacité sacramentelle. Mais il est évident que cette efficacité ne sera effective, du côté de l’Eglise, que dans la mesure de la foi, de l’espérance et de la charité avec lesquelles celle-ci utilisera le sacrement et entrera par lui dans le sacrifice du Christ, Sacri­fice qui, étant celui de la Pâques, se termine dans la gloire. Et c’est parce que cette mesure ne saurait être parfaite du premier coup dans chacun de ses membres ni dans la totalité de son Corps que le temps est nécessaire et, au cours du temps, la répétition et la multiplication du sacrifice sacramentel du Christ dans celui de son Eglise et de l’Eglise dans celui du Christ.


6. C’est ainsi que la célébration de l’eucharistie dans la messe et le sacrifice de vie de l’Eglise qui en découle efficacement complètent ce que le Christ avait fait à la Cène et dans son propre sacrifice à la Croix, ce qui est nécessaire pour achever l’œuvre du Christ et pour que l’Epouse soit réunie à l’Epoux dans la gloire. Cette idée d’un com­plément à apporter à la passion du Christ « pour son corps qui est l’Eglise » est exprimée par S. Paul lui-même (Col 1, 24), et cependant, si nous considérons les choses du point de vue du Christ, elle nous surprend, du moins au premier abord. La passion du Christ, en effet, n’a-t-elle pas tout accompli ? Assurément, et c’est pour cela que c’est d’elle que proviennent tous ses accomplissements dans l’Eglise. Car le Christ ne nous a pas sauvés en nous dispensant d’entrer dans la passion salvifique, comme le prouve le seul fait que tous les hommes doivent passer par la mort, mais au contraire en nous donnant d’y entrer et de la traverser en vainqueurs.

Comment cela peut-il se faire sans que nous ajoutions quelque chose à sa passion ? On peut le comprendre par une certaine analogie avec l’acte d’être. De même, en effet, que l’unique acte d’être incréé n’empêche pas la multiplicité des actes d’être créés, chacun ne s’exer­çant qu’en participation de l’acte infini, sans pour autant lui ajouter quoi que ce soit ni faire nombre avec lui – car on n’ajoute rien à l’infini, et rien de fini ne peut faire nombre avec lui –, de même, analogiquement, l’unique acte du sacrifice du Christ embrassant en soi tous les hommes et tous les temps, précisément par le moyen du sacrep. 430ment, n’empêche pas mais au contraire exige la multiplicité des actes par lesquels il se reproduit dans l’ordre sacramentel afin de prendre en soi tous les sacrifices des hommes accomplis dans la vie et dans l’histoire.


C’est ainsi qu’il n’y a rien à ajouter au sacrifice du Chef, et que pourtant il y a à le compléter, à l’achever en accomplissant en nous tout ce qui a déjà été réalisé en lui « pour nous ». Car, nous l’avons vu, le Christ en Croix sacrifiait l’Eglise en lui et avec lui puisqu’il se l’était unie dans ce but en entrant sacramentellement dans sa passion, et puisqu’il ne s’était incarné dans la Vierge que pour ce sacrifice – dans lequel elle ne fait qu’un avec lui. C’est pourquoi lorsque l’Eglise, au cours du temps, accomplira et consommera son propre sacrifice, elle ne fera qu’achever celui du Christ et de son Epouse virginale et mater­nelle, le sacrement étant pour elle le moyen réel et efficace de communier physiquement et spirituellement à ce sacrifice, de le faire passer en elle pour passer elle-même en lui, et en lui, grâce aussi à la maternité de la Vierge. de ce monde au Père. Par où l’on voit que eucharistie et médiation mariale sont aussi inséparables et aussi indispensables l’une que l’autre à l’Eglise qu’étaient inséparables, de l’Incarnation au Cal­vaire, le Verbe incarné et « La Femme » en qui il s’incarnait et accom­plissait tous ses « mystères » ; que le Christ et la Vierge : le Souverain prêtre et la Maternité de la Vierge-Epouse.

Ces réflexions, qui demanderaient assurément de plus amples développements, ne sont pas ici hors de propos, ni ne peuvent être consi­dérées comme un simple ornement final. Même si nous ne sommes amenés à les proposer qu’au terme de notre étude, elles lui sont essentielles, car il est évident que si l’eucharistie est inséparablement le sacrement et le sacrifice du Christ et de l’Eglise, on ne peut en avoir une juste compréhension sans la situer par rapport à la fonction de la Vierge qui la première, est l’Epouse et l’Eglise. Or cette fonction est celle de la Virginité qui, par l’œuvre de l’Esprit-Saint et du « Fiat » de la foi, est devenue souveraine, universelle et transcendante Fécondité puisqu’elle est devenue Maternité divine, et par suite Maternité ecclésiale. Si les sacrements, culminant dans l’eucharistie, sont confiés au sacerdoce minis­tériel dont la mission, par la prière, la prédication, mais par dessus tout par l’usage de ces instruments de grâce, est de constituer et de rassem­bler le Corps total du Christ, ce sacerdoce lui-même ne peut remplir cette mission et ces sacrements ne peuvent accomplir leur œuvre qu’à l’intérieur et par la médiation de la Maternité divine et ecclésiale de Marie. Cette Maternité précède, accompagne et achève l’œuvre du sacerp. 431doce ministériel, sa fonction apparaissant plus particulièrement complé­mentaire de celle des sacrements et donc, par excellence, de celle de l’eucharistie. Cette œuvre est en effet celle de notre sanctification la gloire de Dieu. C’est le Christ lui-même qui l’accomplit : par ses prê­tres, qui l’annoncent dans leur prédication et qui rassemblent, édifient et vivifient son Corps dans l’eucharistie ; par sa Mère et la nôtre, pour l’enfantement de ses enfants qui tous ensemble sont eux-mêmes son Eglise et par là son Epouse ; et, dans l’œuvre commune de ses prêtres et de sa Mère, par son Esprit qu’il répand par eux et par leur action pour éclairer et fortifier les hommes afin qu’ils croient à sa parole et que, croyant en elle, ils reçoivent la vie (Jn 20, 31) en entrant dans la communion de son unique Pâques.

Car ce qui reste au cœur de cette œuvre du salut, c’est le sacri­fice pascal, et donc l’eucharistie. Et ce n’est qu’après cet achèvement dans l’Eglise de l’unique sacrifice pascal du Christ et de son Epouse que celui-ci achèvera avec elle son entrée triomphale dans la gloire. Et pourtant dès maintenant, parce que le Christ lui-même est déjà entrée dans cette gloire, et aussi la Vierge sa Mère qui est l’Eglise, la représentation et l’accomplissement sacramentel de leur sacrifice dans l’eucharistie de la messe n’est pas seulement la commémoration réelle du sacrifice du Calvaire, mais elle est aussi et en même temps l’antici­pation et la préfiguration de celui de la gloire. Ce qui nous amène à souligner une fois de plus l’être « fluent », « transiens ex uno in aliud », de tout l’ordre sacramentel, et donc par dessus tout de l’eucharistie, dont la fonction propre est bien de faire passer l’Eglise, en la constituant, de ce monde à la gloire du Père[219].


On voit à quelle distance de la vérité on se trouve et quelle destruction du « Mystère », ou du « Sacrement », on opère en faisant de la messe un simple mémorial évocatif de la passion du Christ. C’est dans un tout autre sens que S. Thomas, en accord avec la Tradition et avec le Magis­tère, nous parle de l’eucharistie comme du « Mémorial » de cette passion, à savoir, très précisément, en ce sens « sacramentel » et « mysté­rieux » (ou même « mystérique »), qui fait de la messe l’actuation hic et nunc du sacrifice .du Christ « dans le sacrement » par l’Eglise, en vue et par une ordination efficace – qui est déjà un commencement réel – de sa réalisation par l’immolation effective de l’Eglise elle-même et de chacun de ses membres dans leur propre vie.

p. 432C’est pourquoi l’expression de « représentation du sacrifice du Christ » n’est elle-même adéquate que si l’on y saisit toutes ces dimen­sions du « Mystère », ou du « Sacrement », la représentation « in sacramento » référant non seulement au mode, mais encore à la matière, qui est l’offrande sacrificielle de l’Eglise par le ministère du prêtre. Une telle explication est pleinement conforme aux décrets du Concile de Trente, car si leur enseignement est entièrement fondé sur l’idée de la « représentation » sacramentelle, et s’ils affirment que c’est le Christ lui-même qui s’offre dans le sacrifice de la messe, ils disent aussi qu’il ne le fait que « par le ministère des prêtres » – « sacerdotum ministerio »[220]. Bien plus, ils affirment explicitement qu’à la Cène, le Christ « a institué la nouvel Pâques dans laquelle il devait être immolé lui-même par l’Eglise, par les prêtres, sous les signes visibles »[221]. Les termes de « Pâques » et d’« immolation » présentent bien ce qui a été fait à l’institution et qui est renouvelé à la messe comme un sacrifice ; et ce sacrifice lui-même est présenté comme immolé par l’Eglise, par le ministère des prêtres. C’est donc le Concile de Trente lui-même qui présente le sacrifice de la messe comme offert inséparablement par le Christ et par l’Eglise, l’un et l’autre n’agissant et ne s’unissant que « dans le sacrement », par le ministère des prêtres, dont la grandeur nous ap­paraît de plus en plus à mesure qu’on en approfondit le mystère.


Le prêtre, en effet, est le médiateur entre le Christ et les mem­bres de son Eglise, et c’est dans la célébration de l’eucharistie princi­palement qu’il accomplit cette fonction de médiation : au Christ, « dans le sacrement », il offre l’Eglise ; et par lui, le Christ s’offre pour son Eglise qu’il a reçu de ses mains. mais aussi avec elle, car « dans le sacre­ment », c’est « en elle » qu’il s’offre, et qu’il s’immole « in Sacra­mento », c’est-à-dire sacramentellement. Sans doute les fruits de sainteté et de vie qu’il produit ainsi sont-ils en même temps inséparablement ceux de la maternité de Marie, mais immédiatement, ils découlent de ce sacrifice, car ils sont en propre le don de l’Esprit et de la vie, qui ne sont communiqués que par l’effusion du sang. En effet, nous l’avons vu en étudiant le sacrifice et la nécessité de l’accomplir dans l’immo­lation, c’est la vie, en définitive, qui en est toujours la matière, et c’est elle aussi qui en est le fruit lorsqu’il est agréé par Dieu, seul Maître de la vie. Or la vie est liée au sang. Elle est dans le sang. C’est pour­quoi l’effusion du sang de l’homme-Dieu, c’est-à-dire du propre Fils de Dieu s’étant fait pour notre salut le Fils de l’homme – par l’offrande parfaite d’amour qui le fait à la fois monter vers le Père et redescendre sur nous – est en même temps le sacrifice et l’immolation de toute vie humaine mais aussi la source pour les hommes de la vie nouvelle et divine que Dieu leur communique. Cette vie est celle de l’Esprit du Père et du Fils : « l’Esprit est votre vie » (Gal 5, 25), et c’est dans le sang répandu et offert que l’Esprit et sa Vie nous sont donnés, – dans le sang répandu et offert à la Cène d’abord, puis à la Croix, et, « chaque jour », à la messe, « dans le sacrement » et dans le sacri­fice de l’eucharistie.

Et c’est pourquoi la messe, célébration de l’eucharistie du Christ et de son Eglise, est en vérité, en étant le sacrement du sacrifice du Christ déjà accompli, et pourtant encore à compléter dans et pour son Corps qui est l’Eglise, le sacrifice sacramentel de l’Eglise elle-même, car par lui celle-ci entre efficacement, dans chacun de ses membres comme dam sa totalité, dans l’immolation effective de sa propre vie et dans l’effusion de son propre sang, achevant et complé­tant ainsi en elle ce que son Chef et Sauveur avait accompli « pour elle » à l’institution et à la Croix.


* * *


7. Et si nous étendons nos regards à la totalité des temps de l’histoire, nous voyons comment le sacrement, culminant toujours dans le sacrifice, est le. moyen universel par lequel Dieu permet à l’homme de faire de toute sa vie, dans le « Mystère » et dans le « Sacrement » du Christ, un culte et un service, en un mot une liturgie offerte à sa gloire. Car le sacrement, en définitive, c’est le Mystère même de l’Incar­nation du Verbe : « accedit verbum ad elementum et fit sacramentum ». Cela se réalise pour la première fois, et cette première fois englobe toutes les autres, dans l’Incarnation : le Verbe accédant à l’élément de sa création et accomplissant le premier pas de son retour au Père, le second pas étant précisément l’offrande et l’immolation du sacrifice. Tel est le « mysterion » qui fascinait S. Paul, et ce n’est pas une erreur si la Vulgate le traduit tantôt par « mysterium » (Rom 16, 25), tantôt par « sacramentum » (Eph 1, 9). C’est la même réalité qui est désignée par les deux mots.

p. 434Et c’est par « les sacrements » que le Christ achève son propre « Sacrement », récapitulant ainsi en lui la totalité des temps et de l’histoire, l’universalité de l’humanité et du cosmos, dans cet unique sacrifice offert à Dieu dont il est à la fois la Victime et le Grand prêtre. Il n’est pas interdit de penser que c’est aussi pour cela, et peut-être d’abord pour cela, que le Christ prit le pain et le vin comme signes du sacrement de son sacrifice, et non l’agneau de l’Alliance ancienne. Sans doute cet agneau le préfigurait-il lui-même et son immolation plus immé­diatement et plus expressivement que le pain et le vin. Mais c’était la précision même de cette préfiguration immédiate qu’il fallait effacer, la Nouvelle Alliance venant remplacer l’Ancienne, devenue caduque (Hebr 8, 13). Et surtout, c’étaient les limites d’un peuple unique qu’il fallait dépasser pour reprendre immédiatement la totalité de l’humanité.

C’était ce que faisait le Christ en reprenant les signes du pain et du vin, car par là, il assumait la totalité des sacrifices de la religion naturelle, dans la mesure où elle avait échappé au péché et à l’idolâtrie, et telle qu’elle était représentée dans la Bible par le sacrifice de Melchisédech (Gen 14, 18). Et cela aussi, S. Thomas l’enseignait déjà lorsqu’il disait que les sacrifices de la Loi naturelle exprimaient déja le sacrifice du Christ[222], même si ceux de l’Ancienne Alliance l’exprimaient de plus près[223].

Celui de la Nouvelle et Eternelle Alliance, donné par le Christ à son Eglise, comme l’enseigne le Concile de Trente, est le signe parfait de la passion du Christ ; il est donc ce sacrifice lui-même accompli et achevé dans l’Eglise. Et pourtant ce qui se fait par et dans l’Eglise n’est pas encore la forme ultime de l’unique sacrifice du Christ, se trou­vant encore située entre la figuration et la « vérité » totale ; ou plus exactement, entre la « vérité » du sacrifice « figuré » par ceux de l’An­cienne Alliance et inchoativement accomplie dans la cène et dans la pas­sion du Christ, et l’achèvement glorieux définitif de cette même « vé­rité » dans le Christ et dans son Eglise. Par rapport à cette « vérité » ultime, le sacrifice de l’Eglise est lui-même encore « figure », mais figure réelle et efficace, car représentant réellement le sacrifice même qui se terminera dans la gloire, et le représentant efficacement, puisqu’il ne le représente qu’en y faisant entrer l’Eglise[224].

p. 435C’est par là que la célébration du sacrement de l’eucharistie apparaît parfaitement adaptée au temps de l’Eglise, dont le mystère est que « les temps y sont (déjà) accomplis » (Mc 1, 15), et qu’ils y restent pourtant encore à accomplir. Car si « la fin des temps est arrivée » (I Cor. 10, 11), « le siècle présent » n’en est pas moins toujours là (Tit 2, 12). Parce que le Christ accomplit le temps, son sacrifice ne peut être suivi d’aucun autre. C’est lui, du reste, qui « accomplit » tou­tes choses, comme il s’en rend le témoignage : « Tout est accompli » (Jn 19, 30). Mais parce que son Eglise est toujours dans le temps, dans « le siècle présent », elle doit y continuer le Sacrifice du Christ. Elle doit « racheter le temps présent – le kairos – car les jours sont mauvais » (Eph. 5, 16) ; et parce qu’elle le fait en achevant en elle ce qui marque à la passion de son Chef (Col. 1, 24), il est également nécessaire que l’unique sacrifice du Christ y soit sacramentellement immolé chaque jour par et dans son Eglise afin d’achever de l’être effectivement dans la vie de cette Eglise elle-même jusqu’à ce que soit complet le nombre des élus, c’est-à-dire « jusqu’à ce qu’il vienne » (I Cor 11, 26).

Telle est donc la fonction de l’eucharistie, et avec elle, de tout l’ordre sacramentel. C’est pourquoi en elle, affirme S. Thomas, « tout le mystère de notre salut est compris »[225] ; ce qu’enseigne également la Liturgie lorsqu’elle affirme que « chaque fois qu’est célébrée la com­mémoration de cette victime, c’est l’œuvre de notre salut qui s’ac­complit »[226].

Dans la gloire, « le siècle présent » aura disparu et le péché aura été effacé, c’est pourquoi le sacrifice y sera en plénitude et n’y sera plus qu’eucharistie, dans la louange et l’adoration[227], l’immolation p. 236n’étant plus sacramentellement renouvelée en vue de son achèvement dans la vie de l’Eglise et toute « figure » ayant disparu pour faire place à la seule « vérité » pleinement réalisée dans la gloire. C’est la liturgie du « cantique nouveau » (v. 9) à « l’Agneau immolé » (v. 6) que nous décrit l’Apocalypse (au chapitre 5. et aussi au chapitre 7, v. 10). Mais aussi longtemps que l’Eglise n’est pas achevée et qu’elle n’a pas accédé dans sa plénitude à cet état de gloire, c’est quotidiennement qu’elle doit célébrer le sacrement du sacrifice de son Epoux et Sauveur en s’y sacrifiant elle-même sacramentellement afin que cet unique sacrifice de l’Agneau et de l’Epouse achève d’être immolé dans l’histoire, la récapitulant entièrement en lui pour l’offrir entièrement au Père « à la louange de gloire de sa grâce » (Eph 1, 6) que sera l’eucharistie éternelle.


  1. On en trouvera l’exposé dans l’article de A. Michel, la messe chez les théologiens postérieurs au Concile de Trente, in DTC., X, 1143-1316, ainsi que dans le livre très richement documenté de A. Piolanti, L’Eucaristia, Roma, Ed. Studium 1959 (2a Ed.), pp. 95-113. Pour les positions plus récentes, on pourra en trouver une présentation dans l’étude de E. Quarello, Il sacrificio di Cristo e della sua Chiesa, rassegne e riflessioni recenti, Brescia, Queriniana 1970.
  2. Cf. Conc. Vatic. I, Const. Dei Filius, Denz-Sch., 3011 ; et S. Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, II-II, 5, 3 c.
  3. Ib., III, 83, 1, 1a : c’est la première objection que S. Thomas s’oppose à lui-même, et il cite précisément ce passage (au v. 14) de l’Ep. aux Hébreux.
  4. La pensée de O. Casel est exposée en de nombreuses publications dont on trouvera une liste dans le livre de A. Piolanti (op. cit., p. 108). Signalons en particulier Das Mysteriengedächtnis in Licht der Tradition, in jahrbucb für Litur­giewissenschaft, 1926, 113-204 ; et Mysteriengegenwart, Ib., 1928, 145-224. On en trouvera l’exposé et la critique dans A. Piolanti, La teoria sacrificale di Odo Casel, in Euntes Docete 7, 1954, 157-167 ; et dans Il Mistero eucaristico, Libreria Editrice Fiorentina 1955, 354-364.
  5. L. Billot, De Ecclesiae Sacramentis, Romae, Univ. Greg., 1931 (7e Ed.), t. I, 582-658.
  6. London, Burns Oates 1925. Trad. fr. avec préface du P. Roguet, La clef de la doctrine eucharistique, Paris, Cerf [1941].
  7. Que S. Augustin reste la principale source de la pensée de S. Thomas sur les sacrements et sur l’eucharistie, il suffit pour s’en convaincre de voir non seulement la fréquence, mais aussi l’importance des passages où il est cité, ainsi, par exemple, dans la première question du traité sur les sacrements : III, 60, 1 Sed c. ; dans la question de savoir si le Christ est immolé dans l’eucharistie : 83, 1 Sed c. ; etc.
  8. « 24. Nos credimus Missam, quae a sacerdote in persona Christi, vi potestatis per sacramentum Ordinis receptae, celebratur, quaeque ab eo Christi et membrorum eius mystici Corporis nomine offertur, revera esse Calvariae Sacrificium, quod nostris in altaribus sacramentaliter praesens efficitur » (AAS 60, 1968, 442). On notera l’expression « sacramentaliter praesens efficitur » : le sacrifice du calvaire est sacra­mentellement rendu présent. C’est donc dans l’acte sacramentel qui le rend présent que se situe sa propre présence : cet acte est celui par lequel le sacrifice du calvaire « est représenté » (repraesentatur), selon l’expression employé par le Concile de Trente (Sess. XXII, cap. 1), et il s’agit évidemment d’une représentation sacra­mentelle, comme le prouve la suite du texte.
  9. « Inquantum est commemorativum Dominicae passionis, quae fuit verum sacrificium. Et secundum hoc nominatur sacrificium » (III, 73, 4c.) ; et ce n’est qu’aussitôt après, et donc en deuxième lieu seulement, que vient l’aspect de repas, même si, en raison de la nature du signe sacramentel, de la nourriture, c’est lui qui a été mentionné en premier (a. 1).
  10. Ib., 79, surtout aa. 5 et 7. Il en est de même dans les Commentaires sur l’Ecriture. Cf. In Joan., c. 6, l. 6, 963-964 (Ed. Cai, Turin, Marietti 1952) ; In I Cor., c. 11, l. 6, 682 (Ed. Cai, Turin, Marietti 1953). Il est à noter, cependant, que S. Thomas avait déjà été amené à souligner cet aspect du sacrifice en étudiant la « forme » du sacrement : 78, 3. 1m., 2m., 7m. ; cf. In I Cor., c. 11, l. 6, 677 ; l. 5, 671 ; et aussi en étudiant le fait de la double consécration, qui est « ad repraesen­tandam passionem Christi » : 76, 2, 1m., cf. In I Cor., c. 11, l. 5, 653 ; l. 6, 673.
  11. C’est dans la q. 79 que S. Thomas étudie « les effets de ce sacrement » ; mais c’est partout qu’il est amené à les signaler en des formules complémentaires et très expressives. Dès la première question, les deux pôles autour desquels ces effets s’ordonnent apparaissent : « corpus mysticum » (c’est le premier nommé : 73, 1, 2 a) et « gratia » (Ib., 3 m.) ; « unitas Corporis Christi, sine qua non potest esse salus » (Ib., a. 3 c.) et « in Christum mutari et ei incorporari » (Ib., 2 m.). Et là aussi, la passion est essentielle : « Eucharistia est sacramentum passionis Christi prout homo perficitur in unione ad Christum passum » (Ib., 3m.). Au delà de ces effets présents, ce que l’eucharistie donne, c’est la « vita aetema » (Ib., a. 4 c.) ; car elle opère le salut du corps et de l’âme (74, 1 c., « Tertio »). Avec la grâce, elle donne la charité (79, 5 c. ; cf. 65, 1 ; 73, 3, 3m. ; 74, 4, 3a.) ; et avec la charité, la « laetitia » (74, 5 c.) et la « delectatio » (S. Thomas souligne fréquem­ment ce fruit : 74, 3, 1m. ; 79, 1, 2m. ; 81, 1, 3m.). Et tous ces effets, l’eucharistie les produit en nous unissant au Christ et par là en nous nourissant de lui (79, 5 c.), et en nous transformant en lui : « Unde proprius effectus huius sacramenti est conversio hominis in Christum » (4 S., d. 12, q. 2, a. 1, sol. 1 c., 165 (Ed. Moos, Paris, Lethielleux, 1947). Cette transformation est l’œuvre de l’aliment spirituel, qui transforme en soi celui qui le reçoit, mais aussi de la charité, parce que « caritatis proprium est transformare amantem in amatum, quia ipsa est quae extasim facit » (Ib., 3m., 170).
  12. S. Thomas insiste fortement sur ce fruit ultime de l’eucharistie, lui aussi à consommer dans la gloire (III, 73, 4 c.), et il aime à reprendre aux Pères l’image du pain et du vin constitués de multiples unités rassemblées : 74, 1 c. ; 79, 1 c. « Quarto » ; 83. 4, 3m. ; In I Cor., c. 11, l. 4, 654 ; …Sur la notion de l’Eglise formant « une seule personne mystique avec le Christ », voir III, 48, 1 c. ; 2, 1m.
  13. « Hoc enim sacramentum est nutrimentum spirituale » (Ib., 79, 1, 1 a.).
  14. « Sacramentum eucharistiae, quod est spirituale alimentum » (Ib., 73, 1 c.).
  15. Cf. supra n. 9.
  16. « Sic sacramentum prae aliis habet quod est sacrificium » (Ib., 79, 7, 1m.).
  17. Littéralement : « celebratio huius sacramenti est imago repraesentativa pas­sionis Christi » (Ib, 83, 1, 2m.).
  18. En particulier celle de Bérenger de Tour, que S. Thomas cite personnel­lement (Ib., 75. 1 c.). De ces erreurs, il semble dresser une liste complète, il en relève sept différentes, dans son opuscule De articulis fidei et Ecclesiae sacramentis, Pars altera (in Opuscula Theologica, Ed. Verardo, Turin Marietti 1954, vol. 1, p. 150, n. 621).
  19. III, 65, 3 c.
  20. « Alia sacramenta habent singulares effectus, sicut in baptismo solus bapti­zatus suscipit gratiam ; Sed in immolatione huius sacramenti est universalis effectus… » (In Joan., c. 6, l. 6, 964). On notera l’expression « l’immolation de ce sacrement ». Universalité quant aux personnes atteintes qui provient de ce que « in hoc sacramento totum mysterium nostrae salutis comprehenditur » (III, 83, 4 c.) ; ce qui ne veut pas dire que l’eucharistie remplace les autres sacrements dans la production de l’effet qui leur est propre : seul le baptême donne la vie divine, seul le sacrement de pénitence la rend à ceux qui l’ont perdue par le péché, etc.
  21. « Per modum quidem ipsius actionis pertinet ad divinum cultum Eucha­ristia, in qua principaliter divines cultus consistit, inquantum est Ecclesiae sacrifi­cium » (III, 63, 6 c.). Cette affirmation contient un triple enseignement : 1) l’eucharistie est une action ; 2) cette action est le sacrifice de l’Eglise ; 3) ce sacrifice est l’acte principal du culte rendu à Dieu.
  22. II-II, 85, 1 Sed c. S. Thomas prouve encore la nécessité d’un sacrifice dans l’Eglise à partir du fait qu’il y en avait dans l’Ancienne Alliance : 4 S., d. 13, q. 1, a. 2, q. 1 a. 3, Sed c., 53.
  23. ­C’est de S. Augustin que S. Thomas s’inspire pour situer fondamentalement le sacrement dans l’ordre du signe : il est « un signe sacré » (III, 60, 1 Sed c.). Mais il précisera : « le signe d’une chose sacrée », « signurn rei sacrae » (a. 2 Sed c.) pour la sanctification de l’homme (Ibid.) et le culte de Dieu (a. 5).
  24. III, 83, 1, 2m. (supra n. 17) ; « In hoc Sacramento recolitur passio Christi secundum quod eius effectus ad fideles derivatur » (a. 2, 1m.) ; « Passio Christi (…) prout in nobis eius effectus provenir, quotidie debet repraesentari, quia eius effectus in nobis eontinuus est, et sic repraesentatur in hoc Sacramento » (4 S., d. 13, a. 1, a. 2, sol. 3, 1m., 75).
  25. « Cum hoc sacramentum sit dominicae passionis, continet in se Christum passum : unde quidquid est effectus dominicae passionis, totum etiam est effectus huius sacramenti. Nihil enim aliud est hoc sacramentum quam applicatio dominicae passionis ad nos » (In joan., c. 6, l. 6, 963).
  26. « Est enim sacramentum repraesentativum divinae passionis » (In I Cor., c 11, l. 4, 671).
  27. Littéralement : « offerre sacrificium est tantum de illis quae pertinent ad latriam elicitive. (…) ; inquantum Deum placabilem reddit ad quod sacrificium offertur » (3 S., d. 9, q. 1, a. 1, sol. 2, 1m., 28).
  28. « Unde hoc quod dicitur, omne opus quo Deo jungimur esse sacrificium, est metaphorice dictum » (Ibid. : c’est le passage laissé entre parenthèse dans la note précédente). Comme on le voit, S. Thomas prend ses distances par rapport à l’affirmation de S. Augustin : « Verum sacrificium est omne opus quod geritur, ut sancta societate Deo jungamur » (De Civit Dei., X, c. 6 : P. L. 41, 283). Plus tard, il assumera plus franchement l’idée de communion dans celle de sacri­fice : II-II, 85, 3, 1 m. (où il reprend le même texte de S. Augustin, en le réta­blissant dans sa version exacte : « …opus quod agitur ut sancta societate inhaereamus Deo ») – Cf. infra nn. 41, 73.
  29. II-II, 81, 1 ; 81, 1.
  30. Ib., 81, 6.
  31. Ib., a. 5, 1m. ; 82, 2, 1m.
  32. Ib., 71, 7.
  33. « voluntas prompte faciendi quod ad Dei servitium pertinet » (Ib., 82, 1 c.) ; « actus voluntatis hominis offerentis seipsum Deo ad ei serviendum » (Ib., 1 m.).
  34. « per quam religio intellectum hominis movet in Deum » (Ib., 83, 3, 1m.).
  35. « Per orationem autem homo Deo reverentiam exhibet : inquantum scilicet se ei subjicit, et profitetur orando se eo indigere sicut auctore suorum bonorum » (Ib., c.).
  36. Même s’il n’est présenté par S. Thomas (q. 85 ) qu’après l’adoration, conçue ici d’abord à partir de son acte extérieur (q. 84). Du reste ce sera par dessus tout dans le sacrifice que l’adoration s’exprimera (84, 1, 1m.).
  37. Là encore, nous traduisons librement. Littéralement : « actus qui non habent ex alio laudem nisi quia fiunt propter reverentiam divinam » (Ib., 85, 3 c.).
  38. Cum igitur ad religionem pertinent reddere honorem alicui debitum… » (Ib., 81, 2c).
  39. Cf. Ib., 85, 3, 1 m.
  40. « Anima autem se offert Deo in sacrificium sicut principio suae creationis et sicut fini suae beatifieationis » (Ib., 85, 2c.). C’est toute la doctrine du sacrifice déjà exposée à propos de l’étude de la Loi ancienne (I-II, 102, 3). La lecture des très longs articles de cette question, les plus longs de toute la Somme, nous révèle l’étonnante connaissance que S. Thomas avait de l’A. T. Voir R. de Vaux, O. P., Les institutions de l’Ancien Testament, Paris, Cerf 1958-1960 (2 vol.).
  41. Voir supra n. 28. On voit le progrès de la réflexion par rapport aux Sentences.
  42. « Sed aliquid est quod soli Deo exhibetur, scilicet sacrificium », et cette affirmation est appuyée d’un texte du De Civitate Dei (L. X, c. 4) de S. Augustin (II-II, 84, 1, lm.).
  43. Comparer ces deux passages : « Ipsa exterior adoratio fit propter inte­riorem » (Ib., 84, 2 c.) . Significat autem sacrificium quod offertur exterius, interius spirituale sacrificium, quo anima seipsam offert Deo » (Ib., 85, 2 c.).
  44. « Id quod est exterius refertur ad id quod est interius sicut ad principale » (Ib., 84, 2 c.) ; « Primum et principale est sacrificium interius » (Ib., 85, 4 c.).
  45. Cf. Ib., 85, 3 : « Et secundum hoc etiam actus aliarum virtutum sacrifia dici possunt ».
  46. « Eodem accu bomo servit Deo et colit ipsum : nam cultus respicit Dei excellentiam, cui reverentia debetur ; servitus autem respicit subjectionem hominis, qui ex sua conditione obligatur ad exhibendum reverentiam Deo. Et ad haec duo pertinent omnes actus qui religioni attribuuntur » (Ib., 81, 3, 2m.). Voir encore a. 1, 2m. ; a. 2, 2m ; a. 8 c. : « Religio dicitur secundum quod exhibet Deo debitum famulatum in his quae pertinent specialiter ad cultum divinum ». La religion est un service qui porte donc spécialement sur les actes du culte divin ; mais c’est tout service de Dieu qui lui rend un culte.
  47. Ex 3, 12. La Bible de Jérusalem (B. Courvoyer O. P.) adopte la première traduction, celle de Dhorme, la seconde. Le même verbe se retrouve avec le même double sens, par exemple en Deut 3. 13, traduit dans ces deux Bibles par « servir ». Cf. Mt 4, 10 ; Act 7, 7 (Latreuousin).
  48. Cf. supra nn. 28, 41.
  49. « Significat autem sacrificium quod offertur exterius, interius spirituale Sacri­ficium, quo anima seipsam offert Deo » (II-II, 85, 2 c.). Cf. a. 1 c. : « Et ideo ex naturali ratione procedit quod homo quibusdam sensibilibus rebus utatur offerens eas Deo, in signum debitae subjectionis et honoris ».
  50. De Civit. Dei X, 5 (P. L. 41, 282) : cité II-II, 81, 7, 2m. ; III, 48, 3 ; 60, 1 Sed c. ;…
  51. III, 61, 4, 1m
  52. « Omne sacrificium est oblatio, sed non convertitur » (II-II, 85, 3, 3m.).
  53. Ib., 1m. ; cf. 82, 1 c.
  54. « Ita quod si aliquid exhibeatur in cultum divinum quasi in aliquod sacrum quod inde fieri debeat consumendum, et oblatio est et Sacrificium » (Ib., 86, 1 c. ; répondant à la question implicitement posé q. 85, a. 3, 3m.). C’est tout le sens sacrificiel de l’offertoire de la messe qui trouve ici sa justification ; et qu’il s’agisse de la messe, la citation de Grégoire VII donnée dans le Sed contra le montre.
  55. « sicut quod animalia occidebantur, quod partis frangitur et comeditur et benedicitur » (Ib., 85, 3, 3m.).
  56. In Concil. Rom V, can. 12 ; in Mansi, t XX, p. 510 (cit. Ib., 86, 1 Sed c.).
  57. « In signum debitae subjectionis et honoris » (Ib., 85, 1 c.).
  58. En refusant de se soumettre à sa loi, ce qui est l’essence du péché : I-II, 71, 6 ; 72, 4, 1m.
  59. III, 1, 4.
  60. « Ex inordinato appetitu excellentiae » (II-II, 163, 1, 3m.) ; « …quod appe­tierit divinam similitudinem inordinate. (…) sibi inniti voluit contempto divinac regulae ordine » (a. 2 c.).
  61. Cf. III, 46, 4 c. : « quasi restituens quod Adam sustulerat ».
  62. « Ille propre satisfacit pro offenso qui exhibet offenso id quod aeque vel magis diligit quam oderit offensam » (Ib., 48, 2 c.).
  63. Gen 2, 17. Cf. I-II, 85, 5 ; 6 ; II-II, 164, 1 ; III, 14, 3, 2m.
  64. III, 46, 2, 3m. ; cf. I. 25, 3, 3m.
  65. « Et hoc fuit abundantioris misericordiae quam si peccata absque satisfactio­ne dimisisset » (III, 46, 1. 3m.).
  66. Ib., 4 c. « Secundo » ; cf. supra n. 61.
  67. I-II, 102, 3, 8m. « Hoc autem ». S. Thomas reprend volontiers une expli­cation de S. Ambroise selon laquelle l’eucharistie profite à la vie de l’âme et du corps, ce que du reste la Liturgie enseigne également par sa prière (oraison « Perceptio corporis » avant la communion), mais ce que S. Ambroise explique en attribuant, ce qui ne peut être compris que par mode d’appropriation, ce qui profite au corps à la région du Corps du Christ et ce qui profite à l’âme à la réception de son sang : « sanguis vero sub specie vini, pro salute animae offertur, sicut dicitur Levit. 17, [14], quod animalis anima in sanguine est » (III, 74, 1 c. ; cf. 76, 2, 1m. ;…). Pour S. Thomas comme dans le Lévitique, l’âme est comprise comme le principe de la vie. Pour ce qui est de la vie éternelle, l’eucharistie nous la donne, non pas en nous y introduisant immédiatement, « sed dat nobis virtutem perveniendi ad gloriam » (79, 2, 1m.).
  68. Ps 14 (13), 3 ; cf. Jer 5, 1 ; Ezech 22, 30. Cf. III, 1, 2 ; 46, 1 ; 50, 1 ;…
  69. 2 Cor 5, 18 s ; Rom 5, 10. Cf. III, 49, 4.
  70. Voir ce que dit S. Thomas en parlant des sacrements, et qui, comme tel, s’applique en premier lieu aux sacrifices : III, 60, 5, 3m. ; 61, 3, 2m. ; 4, 1m.
  71. « …quibus aliquid de rebus exterioribus Deo offertur » (II-II, 84, Prol.).
  72. Lc 23, 46 ; cf. Ps 31 (30), 6. Pneuma traduit ici Ruah qui désigne de souffle de vie. Il est donc exact de le traduire par « anima » en tant que ce mot désigne le principe de la vie.
  73. Cf. supra n. 28.
  74. I-II, 102, 3, 8m. « Tertium » : c’est la victime pacifique, « hostia paci­fica », offerte à Dieu en action de grâces « ex debito beneficii vel accepti vel accipiendi ». Le sacrifice du Christ accomplissant tous les sacrifices de l’A. T. est donc aussi sacrifice d’action de grâces, « hostia pacificorum » : III, 22, 2 c.
  75. « Hoc ipsum opus quod voluntarie passionem sustinuit, fuit Deo maxime acceptum, utpote ex caritate proveniens. Unde manifestum est quod passio Christi fuit verum sacrificium » (III, 48, 3 c.).
  76. « Oportet quod veritas figuram excedat ». « …fuit perfectissimum sacrifi­ciunt » (Ib., 1m.).
  77. Ib., 3m. ; cf. 47, 4, 2m.
  78. « Ipse Christus inquantum homo non solum fuit sacerdos, sed etiam hostia perfecta » (Ib., 22, 2 c.). De même q. 48, a. 3 c., où il cite S. Augustin : « unus ipse esset qui offerebat, et quod offerebat » (De Trinitate IV, 14 ; P. L. 42, 901). Il en sera donc de même dans le sacrifice de la messe (Ib., 83, 1, 3m.).
  79. II-II, 85, 4, 2a.; III, 67, 2 c. ; 82. 1. lm. Cf. Concil Vatic. II, Presbyt. Ordin., 13 : « In mysterio Sacrificii Eucharistici, in quo munus suum praecipuum sacerdotes adimplent,… ».
  80. « .ad expressiorem significationem gratiae Christi » (III, 60, 5, 3m.).
  81. « Sacramenta Ecclesiae debent magis assiduari quam sacramenta veteris legis. Sed quotidie in veteri lege offerebatur sacrificium. Ergo multo fortius debet in nova lege fieri » (4 S., d. 13, q. 1, a. 2, q 1a. 3, Sed c., 53).
  82. III, 61, 3 c., 1m., 3m. ; 73, 6 ; 80, 10, 2m. ; et passim.
  83. « Sacrificium autem quod quotidie in Ecclesia offertur non est aliud a sacrifico quod ipse Christus obtulit, sed eius commemoratio. Unde Augustinus dicit, in X de Civ. Dei [c. 20 ; P. L. 41, 298] : « Sacerdos ipse Christus offerens, ipso et oblatio : cuius rei sacramentum quotidianum esse voluit esse Ecclesiae sacrificium » (Ib., 22, 3, 2m.).
  84. « Hoc sacramentum dicitur sacrificium, inquantum repraesentat ipsam pas­sionem Christi » (Ib., 73, 4, 3m.).
  85. « Post considerationem eorum quae pertinent ad mysteria Verbi incarnati, considerandum est de Ecclesiae sacramentis, quae ab ipso Verbo incarnato efficaciam habent » (Ib., 60, Prol.).
  86. Cf. Gh. Lafont, Structure et méthode dans la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin, Bruges, DDbr. 1961 ; et Y. Congar, La foi et la théologie, Paris Desclée 1962 (Coll. « Le Mystère chrétien » - 1), p. 202 ss. (où l’on trouvera une abondance bibliographie).
  87. Là, cependant, où l’ordre de la Somme révèle ses limites, c’est dans l’étude de la théologie de la grâce, réalité entièrement nouvelle et intégralement relative au Christ. Or elle est étudiée dans la Ia-IIae où l’on trouve aussi une étude des sacrifices de la Loi ancienne, donc bien avant l’étude de l’Incarnation et de la Rédemption dans la IIIa Pars. C’est pourquoi on ne saurait prétendre trouver le dernier mot de la pensée de S. Thomas sur cette réalité dans cette partie de la Somme. Il faut en dire autant des vertus théologales. Voir Philippe de la Trinité, O.C.D., Théologie trinitaire de la grâce et des vertus théologales Pour une évolution homogène de la pensée thomiste, in Divinitas 17, 1973, 159-179.
  88. « In usu sacramentorum duo possunt considerari, scilicet cultus divinus et sanctificatio homini » (III, 60, 5 c. ; cf. 12, 2 c., 1m. ; 5 c. ; 63, 6 c., 2 m. ; 63, 1 ; etc.).
  89. La sanctification : q. 62 ; le culte : 63, 1.
  90. « Sacramenta Ecclesiae ordinantur ad subveniendum homini in vite spiri­tuali » (Ib., 73, 1 c. ; cf. 65, 2 ; 3 ; 4 ; …).
  91. Ib., 62, 5 ; 63. 1 ; 65, 1 ; 73, 1.
  92. Ib., 63, 3.
  93. « Homo autem fidelis ad duo deputatur. Primo quidem, et principaliter, ad fruitionem gloriae » (Ibid.).
  94. Cf. III, 65, 3.
  95. De Civit. Dei X, c. 5 : P. L. 41, 282 : cit. in III, 60, 1 Sed c. (cf. 1 a) ; II-II, 81, 7, 2m.
  96. III, 60, 1.
  97. « Secundum quod nunc de sacramentis loquimur, (…) est signum rei sacrae inquantum est sanctificans hommes » (Ib., a. 2 c.).
  98. « Sacramenta novae Legis (…) continere gratiam, quam significant, aut gratiam ipsam non ponentibus obicem (…) conferre » (Conc. Trid. Sess. VII, Can. 6).
  99. Ib., Sess. XIII, cap. 1
  100. « Sacramentum significat rem sacram inquantum est humanae sanctificationis causa » (III, 60, 3, 2a ; confirmant le texte de l’a. 2 : supra n. 97).
  101. Ib., 3c. La même doctrine est appliquée à l’eucharistie : 73, 4 c. ; et se trouve exprimée dans l’antienne « O sacrum convivium in quo Christus sumitur. Recolitur memoria passionis eius : mens impletur gratia et futurae gloriae nobis pignus datur ».
  102. « sacramentum in hoc quod significat rem sanctificantem, oportet quod significet effectum qui intelligitur in ipsa causa sanctificante prout est causa sancti­ficans » (Ib., 2m.).
  103. III, 64, 1 c.
  104. « In hoc sacramento recolitur passio Christi secundum quod eius effectus ad fideles derivatur » (Ib.. 53. 2, l m.). Mais il ne faut pas oublier la manière dont cet « effet » est communiqué au croyant, à savoir en l’unissant lui-même à la passion du Christ : « Eucharistia est sacramentum passionis Christi prout homo perficitur in unione ad Christum passum » (Ib., 73, 3, 3m.). Le rapprochement de ces deux affirmations donne déjà à entendre en quel sens et de quelle manière ce sacrement rappelle (recolitur) la passion du Christ.
  105. « Signum autem est in genere relationis » (Ib., 63, 2, 3a.). Pour l’instru­ment, la chose est encore plus évidente. Le sujet de cette relation sera le signe­-instrument, le fondement en sera l’action sacramentelle, le terme sera l’effet signifié rendu présent ou produit.
  106. J. Daniélou, Bible et Liturgie. La théologie biblique des Sacrements et des fêtes d’après les Pères de l’Eglise, Paris, Cerf 1958 (2e Ed. revue – Coll. « Lex orandi », 11), p. 7.
  107. « Causa vero instrumentalis non agit per virtutem suae formae, sed solum per motum quo movetur a principali agente. Unde effectus non assimilatur instru­mento, sed principali agenti » (III, 62, 1 c.).
  108. « Non autem perficit actionem instrumentalem nisi exercendo actionem propriam » (Ib., 2m.).
  109. Ib., 1m. Cette réponse est très importante pour la théologie thomiste du sacrement. Elle fait voir notamment comment les trois aspects du signe, de la causalité et du mystère (ce qui est caché) lui sont essentiels.
  110. « Humanitas Christi est sicut quoddam organum divinitatis eius ; ut Dama­scenus dicit » (I-II, 112, 1, 1m. ; citant De fide orthod., L. III, c. 19 ; P. G. 94, 1080), cf. III, 8, 1, 1m. ; etc.
  111. Lumen Gentium, 8 ; Sacrosanctum Concilium, 5.
  112. Voir à ce sujet M.-J. Le Guillou O.P., La sacramentalité de l’Eglise, in La Maison Dieu, n. 93 (ler Trim. 1968), 9-38.
  113. « Ptincipalis autem causa efficiens gratiae est ipse Deus, ad quem com­paratur humanitas Christi sicut instrumentum coniunctum, sacramentum autem sicut instrumentum separatum » (III, 62, 5 c.).
  114. « Per modum principalis agentis (…) solus Deus operatur interiorem effectum sacramenti. Tum quia solus Deus illabitur animae. (…) Tum quia gratia, quae est interior sacramenti effectus, est a solo Deo, ut in Secunda Parte habitum est [I-II, 112, 1] » (Ib., 64, 1 c.).
  115. « virtute divinitatis adiunctae » (I-II, 112, 1, 1m.).
  116. Ib., 2m. ; III, 8, 1, 1m. Dans ce dernier texte, S. Thomas se heurte à l’autorité de S. Augustin qui niait que le Christ, en tant qu’homme, donne le Saint-Esprit. Il lui oppose l’opinion d’autres saints (alii sancti) et la théorie de la causalité instrumentale, selon laquelle, la cause instrumentale n’opérant instrumen­talement qu’en exerçant sa causalité propre, il faut dire que, en tant qu’instrument conjoint à la divinité et en vertu de son union à la divinité, l’humanité du Christ est cause de la gràce et donne l’Esprit-Saint.
  117. « Materia et forma, quibus essentia sacramenti perficitur » (Conc. Trid., Sess. XIV, cap. 2). La même doctrine est reprise par Léon XIII à propos des ordinations anglicanes : « …partem essentialem, quae materia et forma appellari con­suevit » (Denz.-Sch., 3315).
  118. In Ev. Joan. Tract. 80, 3 (Jn 15, 3) : P. L. 35, 1840 ; cité par S. Thomas III, 60, 6 Sed c.
  119. Eph 5, 25-26 : cit. ibid.
  120. III, 60, 6 c.
  121. « Sacramentum consistit in verbis et rebus corporalibus, sicut in Christo, qui est sacramentorum auctor, est Verbum caro factum » (De Art. Fid. et Eccl. Sacram., Pars altera, 614). Ce texte a été repris, presque à la lettre, par le Magistère dans le « Décret pour les Arméniens » du Concile de Florence (1439 ; Denz.-Sch., 1310-1328).
  122. « Nam eadem ratio est ministri et instrumenti : utriusque enim actio exterius adhibetur, sed sortitur effectum interiorem ex virtute principalis agentis, quod est Deus » (III, 64, 1 c.).
  123. « Sed instrumentum animarum, sicut est minister, non solum movetur, sed etiam quodammodo movet seipsum, inquantum sua voluntate movet membra ad operandum » (Ib., 8, 1m.).
  124. « Et ideo requiritur eius intentio, qua se subiiciat principali agenti : ut scilicet intendat facere quod facit Christus et Ecclesia » (Ibid.). On voit que si l’objet sur lequel porte l’intention est l’effet à produire par le geste sacramentel, son effet premier est de subordonner l’agent instrumental à l’agent principal, car c’est par cette subordination que celui-ci peut agir par celui-là. De même que le signe sacramentel ne produit l’effet qu’il signifie qu’en signifiant d’abord sa cause, qu’il représente en premier ; de méme l’intention n’aboutit à produire l’effet de grâce sur laquelle elle porte qu’en reliant le ministre à l’agent principal de cette grâce. Il ne peut vouloir faire « ce que » le Christ veut faire qu’en soumettant son intention à celle du Christ afin que « le Christ » agisse actuellement pour faire par lui ce qu’il veut faire. Et cette intention exige les paroles, car « Intentio exprimitur per verba » (Ib., c.).
  125. Ib., 5 c., 1m.
  126. « Haec spiritualis potestas est instrumentalis » (Ib., 63, 2 c.).
  127. Martin V (1418 : Denz-Sch., 1262) ; Conc. Flor. (1439 : Ib., 1312) ; Urbain VIII (1636 : Ib., 1998) ; Benoît XIV (1743 : Ib., 2536) ; Pie IX (1877 : Ib., 3126) ; Léon XIII (1896 : Ib., 3318) ; …
  128. Pie XII, Enc. Mediator Dei (1947 : Denz.-Sch., 3840 ss.) ; Conc. Vatic. II, Const. Sacrosanct. Concil., 6 ; etc.
  129. III, 64, 6, 2m., 3m. ; 8, 1m., 2m.
  130. « …communicat Ecclesiae, quae eum tanquam ministrum exhibet » (Ib., 63, 6, 2m.).
  131. « Ecclesiae sacramenta » : cf. III, 60, Prd. ; l’opuscule De articulis fidei et Ecclesiae sacramentis ; etc. L’insistance avec laquelle il se réfère à l’autorité de l’Eglise – et à l’occasion, à celle de la Tradition –, est également frappante : c’est l’Eglise qui a autorité sur les sacrements. In I Cor., c. 11, 1.6 : il parle du « ritus Ecclesiae » (686). ceux qui ne conservent, ou qui n’observent pas le « ritum Ecclesiae » pèchent (684) ; « Unde si nulla esset ratio, hoc solum deberet sufficere, ne aliquis ageret contra communem Ecclesiae consuetudinem » (1.3, 620). Et dans la Somme, étudiant les cérémonies de la messe : « Sed in contrarium est Ecclesiae consuetudo, quae errare non potest, utpote Spiritu Sancto instructa » (III, 83, 5 Sed c.). C’est très fréquemment que l’argument revient. On notera que l’infaillibilité de l’Eglise est liée à la « consuetudo ». Pour la Tradition : In I Cor., c. 11, 1.6 ; « …verbis (…) quibus Ecclesia utitur ex Traditione Apostolorum structa » (680) ; « Ex quo patet quod Ecclesia multa habet ex dispositione Apostolorum, quac in S. Scriptura non continentur » (708) ; etc.
  132. III, 73, 1, 2m. ; cf. I-II, 112, 1, 2m. (cf. supra n. 116).
  133. Ce lien entre la puissance de Dieu et l’Esprit-Saint a bien été montré par F.-X. Durwell, La Résurrection du Christ mystère de salut, Le Puy, X. Mapus 1963 (9e Ed.), pp. 119-125.
  134. Comme on peut le voir notamment à propos de l’eucharistie : III, 78, 4, 1m., où il s’oppose courtoisement mais fermement à l’opinion de S. Jean Damascène à propos de l’épiclèse. Cf. 82, 5, 2m. ; 83, 4, 7m.
  135. Cf. supra n. 102.
  136. III, 63, 6, 3m. On voit en particulier la différence qu’il y a entre la « res et sacramentum » qu’est « le Christ dans sa passion », dans l’eucharistie, et la « res et sacramentum » qu’est, selon l’appellation commune, le caractère (III, 63. 6, 3m.). Dans le premier cas la « réalité sacramentelle », comme on pourrait l’appeler, est vraiment la cause de la grâce signifiée et opérante « dans le sacrement ». Dans le second, elle est un signe dont le propre est de députer l’homme au service du culte divin (Ib., a. 1 c.), signe contenant un pouvoir spirituel (a. 2), mais qui n’est pas à proprement parler cause de la grâce.
  137. In Joan. Ev. Tract. 6, 7 : P. L. 35, 1428.
  138. Ib., Tract. 5, 18 : Ib., col. 1424.
  139. « Sed hoc facit Christus sua potestate per eos sicut per quaedam instru­menta. (III, 64, 5, 1m.).
  140. « Idem nunc offerens sacerdotum ministerio, qui se ipsum tunc in cruce obtulit » (Conc. Trid., Sess. XXII, cap. 2).
  141. Pie XII : « …per incruentam immolationem Summus Sacerdos id agit quod iam in Cruce fecit » (Med. Der, AAS 39, 1947, 548). Conc. Vatic. II, Const. Lumen Gentium, 10, 28, 49, 50 ; Const. Sacrosanct. Concil., 7, 10 ; Presbyt. Ord. ; …
  142. III, 77, 3 c.­
  143. « Virtus quae est in sacramentis, non est in genere per se sed per reductio­nem. eo quod est quiddam fluens et incompletum » (Ib., 63, 2 c.).
  144. « Sicut motus eo quod est actus imperfectus, non proprio est in aliquo genere, sed reducitur ad genus actus perfecti, sicut alteratio ad qualitatem ; ita virtus instrumentalis non est, proprio loquendo, in aliquo genere, sed reducitur ad genus et speciem virtutis perfectae » (Ib., 62, 4, 2m.).
  145. « Et ideo virtus principalis agentis habet permanens et completum esse in natura. virtus autem instrumentalis habet esse transiens ex uno in aliud, et incompletum ; sicut et motus est actus imperfectus ab agente in patiens » (Ib., c.).
  146. Contrairement à ce que donnerait à penser une traduction trop hâtive du mot latin employé par S. Thomas : « reducitur », qu’il faut traduire non point par « est réduit », mais par « est reconduit » ou « est ramené ».
  147. Cf. III, 61, 4, 1m. On ne saurait trop insister sur le sens très fort de l’histoire du salut, et donc sur l’orientation essentiellement eschatologique qui mar­quent profondément toute la pensée théologique de S. Thomas d’Aquin. Cela a été montré par Max Seckler : Das Heil in der Geschichte, Geschichtstheologisches Den­ken bei Thomas von Aquin, München, Kössel Verl. 1964 ; trad. fr. : Le salut et l’histoire. La pensée de saint Tbomas d’Aquin sur la théologie de l’histoire, Paris, Cerf 1967. En voyant ainsi l’eucharistie entre la croix et la gloire, S. Thomas intègre les deux aspects que soulignaient déjà les Pères grecs : « Saint jean Chysosto­me insiste surtout sur l’anamnèse du sacrifice de la croix. Théodore de Mopsueste voit plutôt dans l’Eucharistie le sacrifice céleste rendu visible dans le sacrement » (J. Daniélou, op. cit., p. 187). Et « le sacrement » contient l’un et l’autre, qui ne sont que les deux temps d’un unique sacrifice, en raison du « grand principe de la typologie du Nouveau Testament, qui consiste proprement à affirmer que les réalités eschatologiques sont accomplies dans le Christ » (Ibid., p. 255).
  148. Si l’on nous permet ce néologisme, qui contient, mais en l’exprimant au sens actif, l’idée de résumer. C’est d’ailleurs cette idée qu’exprime le mot « récapi­tuler » employé par S. Paul (anakephalaiósasthai, comme le montre le rapproche­ment entre Eph 1, 10 et Rom 13, 9.
  149. Sur la place de l’eucharistie dans la vie du prêtre selon le Concile Vatican II, voir : L. G., 28 ; P. O., 5, 13 ; A. G., 9, 39, où la célébration de l’eucha­ristie est soit explicitement déclarée être la principale fonction du ministère sacer­dotale, soit pratiquement présentée comme telle. Cf. supra n. 79.
  150. Sur la place de l’eucharistie dans la vie et dans la mission de l’Eglise selon le Concile Vatican II, voir : L. G. 11 : « Sacrificium eucharisticum, totius vitae christianae fontem et culmen. … » ; P. O., 5. « Quapropter Eucharistia ut fons et culmen totius evangelizationis apparet » ; A. G., 9 ; « Per verbum praedicationis et per celebrationem sacramentorum, quorum centrum et culmen est sanctissima Eucha­ristia, … ». L. G., 11 au passage cité renvoie en note à « Mediator Dei, AAS 39, 1947, praesertim pp. 552 ss. » – voir aussi, ibid., p. 547, où l’eucharistie est appelée « christianae religionis caput et veluti centrum ». Toutes ces affirmations trouvent leur explication théologique dans la grande vision de S. Thomas montrant l’eucha­ristie au sommet de tout l’organisme sacramentel : III, 65, 3.
  151. Les textes fondamentaux dans lesquels S. Thomas enseigne nettement cette double intentionnalité de la signification sacramentelle sont cités plus haut, nn. 97, 100, 102. Cette doctrine a été exposée par Billot, De Sacramentis, t. I, p. 26 (édit. 1924) et par Dondaine, La définition des sacrements dans la Somme théologique, in Rev. des Sc. Phil. et Théol., 31, 1947, 213-228. Elle est reprise par E. Masure, Le Sacrifice du Corps Mystique, Paris, DDBr., 1950, qui renvoie aux deux auteurs précédents en signalant l’heureuse rencontre qu’il y a entre eux sur ce point (p. 45, n. 1). Dans la 7ème édition de son De Sacramentis (Roma, P.U.G., 1931), Billot conclut son explication de « ce qu’est un sacrement » (Quid sit sacramentum : pp. 15-­25) en écrivant : « De quibus (sacramentis) rigorosa definitio dati non potuit, quia sacramenta sunt entia artificialia, non entia naturae quorum ratio sit per se una et in indivisibili consistens ; unde non tam definitionis quam descriptionis nomine passim usi sumus » (p. 25). C’est pourtant cet « être sacramentel » qu’il faut situer pour approfondir l’intelligence que nous pouvons avoir de « ce qu’est un sacrament » et du mystère qui s’y opère, ou mieux du mode dont « le Mystère » y opère. C’est ce que nous avons essayé de faire, à la suite de S. Thomas, en situant l’être sacramentpl par rapport à l’être naturel, et mieux encore, le geste sacramentel par rapport au geste historique.
  152. Et c’est dans ce « mystère, que se résume pour S. Thomas l’objet de la foi chrétienne. Il le définit à la fois comme le « secretum Incamationis divinae » (In Rom., c. l6, l.2. 1124) et comme le « Sacramentum humanae redemptionis » (In Eph., c. 3, 12. 151). Sur ce sujet, voir notre étude : L’enseignement de S. Thomas sur la foi dans ses commentaires sur le N. T., in Doctor Communis 23, 1970 (1), 6-39 ; cf. pp. 15-19.
  153. III, 73, 1.
  154. « Eucharistia continet aliquid sacrum absolute, scilicet ipsum Christum : aqua vero baptismi continet aliquid sacrum in ordine ad aliud, scilicet virtutem ad sanctificandum (...). Et ideo sacramentum Eucharistiae perficitur in ipsa cons­cratione materiae : alia vero sacramenta perficiuntur in applicatione materiae ad hominem sanctificandum » (Ib., 3m.).
  155. « Hoc sacramentum perficitur in consecratione materiae : usus autem fidelium non est de necessitate sacramenti, sed est aliquid consequens ad sacramentum » (Ib., 74, 7 c. ; cf. 73, 1, 3m.).
  156. « Finis autem huius sacramenti est usus fidelium » (Ib., 2c.), à savoir la manducation : « …usum huius sacramenti, qui est manducatio » (Ib., 1 c).
  157. « Quia tamen ad quandam perfectionem sacramenti pertinet materiae con­secratae usus, sicut operatio non est prima, sed seconda perfectio rei » (Ib., 78, 1, 2m.).
  158. Se demandant s’il est nécessaire que le prêtre « reçoive le sacrement », S. Thomas commence par rappeler que : « Eucharistia non solum est sacramentum, sed etiam sacrificium ». A partir de quoi, il raisonne ainsi : « Quicumque autem sacrificium offert, debet fieri sacrificii particeps. Quia ceterius sacrificium quod offert, signum est interiori sacrificii quo quis seipsum offert Deo : ut Augustinus dicit, X de Civ. Dei (P. L. 41, 282-283) (…). Per hoc autem fit particeps quod de sacrficio sumit : secundum illud Apostoli, I Cor. 10, (18) : Nonne qui edunt hostias, parti­cipes sunt altaris ? Et ideo necesse est quod sacerdos, quotiescumque consecrat, sumat hoc sacramentum integre » (Ib., 82, 4 c.). D’où l’on doit conclure que, dans la mesure où ils sont, eux aussi, les offrants du sacrifice, par l’offrande des oblats au prêtre, les fidèles sont également appelés à recevoir le sacrement. La raison pour laquelle seul le prêtre y est obligé est évidente, et elle est double. La première est que lui seul est le célébrant du sacrifice au sens strict, en vertu de son sacerdoce ministériel. Et la seconde est une raison de miséricorde : il est bon que les fidèles puissent participer au sacrifice de la messe même s’ils ne sont pas en état d’y communier sacramentellement. Ainsi, la manducation, si elle n’est pas requise pour l’oblation et l’immolation du sacrifice, réalisées essentiellement dans le signe sacramentel de la double consécration, est cependant nécessaire à l’intégrité du rite sacrificiel, car c’est en elle, sacramentellement, que se consomme le sacrifice sacramentellement immolé et offert.
  159. « Consecratio materiae consistit in quadam miraculosa conversione substan­tiae, quae a solo Deo perfici potest » (Ib., 78, 1 c.).
  160. « Unde minister in hoc sacramento perficiendo non habet alium actum nisi prolationem verborum. (…) Sed forma huius sacramenti profertur ex persona ipsius Christi loquentis : ut detur intelligi quod minister in perfectione huius sacramenti nihil agit nisi quod profert verba Christi » (Ibid.).
  161. « Deinde, circa consecrationem, quae supernaturali virtute agitur » (Ib., 83, 4 c.).
  162. « Nam hic (sermo Dei) operatur sacramentaliter, idest secundum vim significationis » (Ib., 78, 2, 2m.).
  163. Ib. aa. 4 et 5 ; cf. supra n. 134.
  164. « ex prolatione ipsius Christi haec verba virtutem consecrativam sunt consecuta a quocumque sacerdote dicantur, ac si Christus et praesentialiter pro­ferret » (Ib., 5 c.).
  165. Sacerdos : « Secundo, consecrationem peragit per verba. Salvatoris, cum dicit… » (Ib., 83, 4 c.).
  166. Ib., 79, 5, 7.
  167. « Inquantum est commemorativum Dominicae passionis, quae fuit verum sacrificium, (…) Et secundum hoc nominatur sacrificium » (Ib., 73, 4 c.).
  168. « Sacramentum est (…) signum remorativum eius quod praecessit, scilicet passionis Christi » (Ib., 60, 3 c. ; à comparer avec 73, 4 c.).
  169. « Inquantum enim in hoc sacramento repraesentatur passio Christi, qua Christus obtulit se hostiam Deo, ut dicitur Ephes. 5, [2], habet rationem sacri­ficii » (Ib., 79, 7 c.). Ainsi l’eucharistie non seulement « est appelée » un sacrifice (73, 4 : supra n. 167), mais elle « a raison de sacrifice », ce qui veut dire qu’elle est un sacrifice.
  170. « Eucharistia est sacramentum perfectum Dominicae passionis, tanquam continens ipsum Christum passum » (Ib., 73, 5, 2m.). Il est intéressant de noter que c’est dès cette q. 73, qui est la première du traité de l’eucharistie et qui l’étudie précisément comme sacrement, que l’on rencontre cette affirmation sur le sacrifice qu’est ce sacrement. La même affirmation se retrouvera avec insistance dans les commentaires sur l’Ecriture : « Est enim sacramentum repraesentativum divinae passionis » (In 1 Cor., c. 11, l. 5, 671) ; « Cum hoc sacramentum sit dominicae passionis, continet in se Christum passum » (In Joan., c. 6, 1. 6, 963) ; le « réalisme » de cette représentation étant révélé par des expressions comme celles-ci : « Sed in immolatione huius sacramenti… » (Ib., 964).
  171. « Signum est passionis Christi » (Ib., 79, 6 c.).
  172. Cf. supra an. 167, 170 ; et III, 18, 3.
  173. C’est la raison d’être de la citation de Eph 5, 2 dans ce passage (III, 79, 7 c.) ; cf. supra n. 169.
  174. III, 73, 6. La réalité du sacrifice accompli dans le sacrement de l’eucha­ristie encore manifestée par l’opposition que S. Thomas fait entre la messe, vrai sacrifice dans le sacrement, et la cérémonie du Vendredi saint, pure commémoration non sacramentelle, et donc non sacrificielle, du sacrifice du Calvaire : « Sed tempore passionis recolitur passio Christi solum secundum quod in ipso capite nostro fuit perfecta. Quod quidem factum est semel : quotidie autem fructum Dominicae pas­sionis fideles percipiunt. Et ideo sola commemoratio fit semel in anno : hoc autem [scil. sacrificium in sacramento] quotidie, et propter fructum et propter jugem memoriam » (Ib., 83, 2, 1m).
  175. « In prima ergo parte continetur benedictio oblatae materiae quae est sacramentum tantum » (4 S. d.. 8, Expos. text., 286). Le signe sacramentel, celui qui va être consacré, c’est la matière offerte, ce qu’expriment les prières liturgiques par lesquelles cette offrande est faite ; cf. ibid., et III, 83, 4 c. : « Circa oblationem duo aguntur : scilicet laus populi, in cantu offertorii, per quod significatur laetitia offerentium ; et oratio sacerdotis, qui petit ut oblatio populi sit Deo accepta » ; explication qui situe parfaitement et le scns de cette partie essentielle de la messe qu’est l’offertoire, et les fonctions respectives de l’assemblée et du prêtre dans son accomplissement.
  176. Voir III, q. 83, a. 5, où il étudie « ce qui se fait (quae aguntur) dans la célébration de ce sacrement », par opposition à l’a. 4, où il avait étudié « ce qui s’y dit » (quae dicuntur).
  177. Ib., 73, 6c.
  178. Ib., 71, 3, 3a ; cf. 77, 1 ; 81, 4, 9m. ; In I Cor., c. 11, 1. 5, 664.
  179. Ib., 73, 6 c. II est intéressant de noter que dans ce même article, par­lant de la « res et sacramentum », S. Thomas commence par la présenter comme étant le « corpus Christi verum » (cf. supra n. 177), et la raison en est qu’il se situe alors dans sa perspective de l’explication théologique du sacrement. Puis, lorsqu’il en vient à rechercher les « figures » de ce sacrement dans l’A. T., en ce qui concerne la « res et sacramentum », il en voit la préfiguration dans les sacrifices de l’A. T., ce qui l’amène à la définir elle-même non plus simplement comme « le corps du Christ », mais comme « le corps du Christ dans sa passion » : « ipsum Christum passum ». Tant il est vrai que dans l’eucharistie, le sacrement est le sacrifice.
  180. Ib., 73, 5 c.
  181. « Panis est proprie sacramentum corporis Christi » (Ib., 74, 4 c.) ; cf. 76, 1, 1m.
  182. Ib., 76, 1 c.
  183. « Quamvis totus Christus sit sub utraque specie, non tamen frustra (ex vi sacramenti sub specie continetur solum id quod significatur). Nam primo qui­dem, hoc valet ad repraesentandun passionem Christi, in qua seorsum languis fuit a corpore. Unde et in forma consecrationis sanguinis fit mentio de eius effusione » (Ib., 76, 2, 1m.) ; cf. infra n. 141.
  184. Conc Trid., Sess. XIII, cap. 3 : « ex vi verborum (…) vi naturalis illius connexionis et concomitantiae, … » ; Cf. Léon XIII (Denz-Sch., 3231).
  185. III, 60, 6 ; 78, 3 ; etc.
  186. Ib., 76, 1 c., 1m., 2m., 3m. ; 2 c., 3m. ; 3 c. ; etc.
  187. Ib., 81, 4, 3m­.
  188. Cf. supra n. 176.
  189. « ut sit sensus : Hic est sanguis meus contentus in calice (…) – ut sit sensus : Hic est calix passionis meae » (Ib., 78, 3, 1m.).
  190. « Sanguis seorsum consecratus expresse passionem Christi repraesentat » (Ib., 2m.).
  191. Ib., 74. 7, 2m. ; 76, 2, 1m. (supra n. 183) ; 78, 3, 2m. (supra n. 190), 7m. (infra n. 192) ; 93, 2, 2m. ; …Cette constance est bien signe qu’il ne s’agit pas là pour lui d’une chose secondaire, mais au contraire essentielle ; conformément, du reste, à sa théologie du sacrement où tout est dans le signe.
  192. « Sicut dictum est, sanguis seorsum consecratus a corpore expressius reprae­sentat passionem Christi » (Ib., 78, 3, 7m.).
  193. Cf. supra nn. 170, 171.
  194. Ib., 83, 1 c.
  195. « Eucharistia est sacramentum totius ecclesiasticae unitatis » (Ib., 4, 3m.).
  196. Cf. supra n. 12.
  197. « …illis pro quibus offertur, vel etiam offerentibus, secundum quantitatem suae devotionis » (Ib., 79, 5 c.) ; par où le prêtre peut voir l’immense bienfait qui lui est accordé dans le pouvoir d’offrir le Saint sacrifice.
  198. « In pluribus vero missis multiplicatur sacrificii oblatio. Et ideo multi­plicatur effectus sacrificii et sacramenti » (Ib., 7, 3m.). Et avec l’oblation., c’est l’immolation elle-même qui est faite (93, 1 c.), le sacrifice pour être réel exigeant l’une et l’autre.
  199. Le projet en avait été conçu par le Cardinal Bourne et par le Cardinal Verdier, archevêque de Paris. Monseigneur Gerlier, alors évêque de Lourdes l’avait soumis à Pie XI qui l’approuva et l’encouragea dans les termes les plus chaleureux (AAS 27, 1935, 5-8 : la lettre de Pie XI à Mgr. Gerlier ; cf. Nouv. Rev. Theol., 62. 1935, 300). Le contenu de cette lettre en montre l’étonnante actualité.
  200. « Eucharistia est sacramentum passionis Christi prout homo perficitur in unione ad Christum passum » (III, 73, 3, 3m.).
  201. « Celebratio huius sacramenti imago est quaedam repraesentativa pas­sionis Christi, quae est vera immolatio » (III, 83, 1 c.). La conclusion étant : par conséquent, elle est elle-même l’immolation même qu’elle représente.
  202. Dans son œuvre monumentale, Mysterium fidei (Paris, Beauchesne, 1931, 34 Ed), le P. de La Taille considérant que le Christ est l’offrant du sacrifice de la messe, se demande « utrum formali actu oblationis novo, an causativa virtute actus oblativi unius, peracti olim, nec deinceps iterandi » (p. 295). Il opte pour la deuxième réponse, mais en affirmant que dans l’offrande du sacrifice de la messe : « Partes habet oblatio Christi causae principalis et universalis in suo ordine ; partes habet oblatio nostra causae subordinatae et particularis » (p. 296). De son côté, le P. Garrigou-Lagrange qui affirme l’action actuelle du Christ, écrit : « Ergo Christus ut sacerdos principalis sacrificii Missae non solum illud virtualiter offert, prout olim illud instituit, sed nunc actualiter offert omnes et singulas missas » (An Christus non solum virtualiter sed actualiter offerat Missas quae quotidie cele­brantur, in Angelicum 19, 1942, 105-118 ; p. 114). Affirmation dont le P. de la Taille n’est pas loin lorsqu’il écrit que « actio nostra sacerdotalis, ab exercitio ejusdem potestatis (principalis Christi) pendet ». Mais il ajoute aussitôt : « quod factum est semel » (Ib., p. 296), ce qui tend à effacer l’actualité de l’action de la cause principale par rapport à la cause instrumentale, à moins que l’on ne comprenne que ce « semel » inclut la pérennité de l’unique action du Christ. Le problème du rapport entre l’action du Christ et celle de son ministre dans l’acte du sacrifice de la messe ne se comprend que dans la perspective de la causalité instrumentale. Il est clair que celle-ci exige l’action actuelle du Christ en tant qu’il est l’agent principal, mais elle montre aussi la nécessité de l’action actuelle du ministre, et donc de l’Eglise, que tendrait à faire oublier une insistance trop exclusive sur l’action actuelle du Christ.
  203. « Per modum quidem ipsius actionis pertinet ad divinum cultum Euche­ristia, in qua principaliter divinus cultus consistit, inquantum est Ecclesiae sacrificium » (III, 63, 6 c.).
  204. « Semel immolatus est in semetipso Christus, et tamen quotidie immolatur in sacramento » (S. Augustin, Ep. 93 : P. L. 33, 363 s. ; cité in III, 83, 1 Sed c.).
  205. Nous pensons plus particulièrement à la thèse du P. de la Taille (cf op. cit., p. 701), dont il est difficile de ne pas remarquer combien elle se rapproche de certaines positions protestantes, notamment de celles du pasteur calviniste Du Moulin (+ 1658) dont M. Thurian cite, en exergue de son livre L’eucharistie Mémorial du Seigneur Sacrifice d’action de grâce et d’intercession (Neuchâtel, De­lachaux et Niestlé 1963), la phrase suivante : « On peut dire que dans la Sainte Cène nous offrons Jésus à Dieu, en tant que nous prions Dieu de recevoir pour nous le sacrifice de sa mort. (Le bouclier de la loi, 1635, CLVII). M. Thurian ne s’écarte pas de cette position (voir sa IIe partie, chap. 3 : Le sacrifice eucharistique). Du Moulin, du reste, est loin de représenter la position unanime du calvinisme, à l’intérieur duquel il a été sévèrement critiqué. Quant à Luther, après avoir tenu lui aussi cette position : « ce qui est offert par nous chaque jour est moins une offrande qu’une mémoire de cette offrande » (Commentarium in Epistolam ad Hebraeos, Werke (Weimar) LVII, 217), il a fini par rejeter tout ce qui évoquait l’idée même d’offrande : « Rejetant donc tout ce qui parle d’offrande, avec tout le Canon, retenons ce qui est pur et saint, et commençons notre messe » (Formula Missae et Communionis, Werke XII, 20 – textes cités in Ch. Boyer, Luther, sa doctrine, Rome, P.U.G., 1970, 184, 191). Au plan théologique, ce rejet du sacrifice est étroitement lié à celui du sacrement, comme le rejet de la valeur des œuvres, dans la doctrine de la justification par la foi seule, est lié à la vision qui voit l’œuvre du salut comme celle de Dieu seul. C’est le même rejet de toute médiation créée qui se trouve dans la doctrine de la « Scriptura sola », refusant pratiquement la médiation de l’Eglise. Finalement, c’est le rôle même de l’huma­nité du Christ dans l’œuvre de salut, que Dieu seul opère, qui sera atteint. Car tout se tient dans cet unique « Mystère » et dans cet unique « Sacrement » qui est celui du salut de l’homme par l’Incarnation rédemptrice, la chair assumée par le Verbe continuant de nous atteindre par l’Eglise et les sacrements pour faire de nous ses membres. C’est donc toute la doctrine de la médiation créée qui est en jeu ici. Et en ce qui concerne l’eucharistie, c’est l’aspect central de cette médiation créée que constitue le sacrement qui permettra seul de faire la lumière : il n’y a sacrifice que par et dans le sacrement. Cette séparation entre l’oblation et l’immolation n’est pas exclusivement celle du P. de La Taille. On la retrouve au cœur de la thèse de Lepin, qui exerça une grande influence, et à sa suite, même dans des auteurs aussi classiques que k P. Garrigou-Lagrange. C’est encore elle qui inspire la toute dernière hypo­thèse présentée par J. Maritain (Approches sans entraves, Paris, Fayard, 1973, 421-458). Il est de fait que pour que la messe soit le sacrifice même de la Croix, il n’y a que deux explications possibles : ou bien le signe sacramentel nous rend présents à l’acte historique unique accompli sur le Calvaire, ou bien c’est cet acte historique unique qui est accompli sur nos autels, mais sous un mode diffé­rent. C’est cette deuxième explication qu’imposent et la théologie du sacrement, et la tradition des Pères, et le Concile de Trente, notamment par l’expression « sola ratione offerendi diversa » (Sess. XXIII, cap. 2) – où une étude attentive montre que le mot « offerre » désigne la totalité de l’acte sacrificiel, immolation et oblation. – Nous espérons publier prochainement une « Note » sur cette théorie de Jacques Maritain.
  206. III, 79, 7, 3m.
  207. « Proprium est huic sacramento quod in eius celebratione Christus immoletur » (Ib., 83, 1 c.).
  208. Cf. supra n. 204.
  209. Cf. supra n. 175.
  210. « et oblatio est et sacrificium » (II-II, 86, 1 c. ; cf. supra n. 54).
  211. III, 83, 4 c. (cf. supra n. 175). C’est ce qu’expriment également un très grand nombres de prières sur les offrandes, appelées, « secrètes » parce qu’elles sont dites par le prêtre seul (Ib., 6m.). A quoi il faut ajouter la signification de l’eau mêlée au vin : « ad significandum participationem huius sacramenti a fidelibus, quantum ad hoc quod per aquam mixtam vino significatur populus adunatus Christo » (Ib., 74, 7 c.). Mais S. Thomas n’insiste par sur ce symbolisme, affirmant que cette « appositio aquae non sit de necessitate sacramenti » (Ibid.), et voyant d’abord en elle un symbolisme qui convient à la représentation de la passion- « reprae­sentationi Dominicae passionis », dans laquelle l’eau sortit du côté du Christ en même temps que le sang (Ib, 6 c. « Secundo »).
  212. D’où, encore une fois, l’importance essentielle de l’offertoire, que S. Tho­mas soulignait peut-être encore plus fortement dans les Sentences que dans la Somme en le présentant comme l’une des trois parties principales de la messe. La première était l’instruction du peuple (populi instructio) ; la seconde était l’offertoire (materiae obtatio) ; et !a troisième, allant jusqu’à la post-communion, la « sacramenti consumatio » ; (4 S., d. 8, Expos. textus, 283 : comparer avec III, 83, 4 – pour l’essentiel, la doctrine est la même). Cf. supra nn. 52, 54.
  213. « ipsium immolationis, hoc est passionis suae, sacravit exordium » (Beda Ven., In Luc., l. VI, super 22, 7 : P. L. 92, 594 ; cit. in III, 46, 9, 1 m.).
  214. « Coena Domini eo die facta fuit quo immolabatur Pascha Judaeorum (In Joan., c. 13, l. 1, 1729).
  215. « Nam illa solemnitas Judaeorum figura erat passionis Christi » (Ib., 1731).
  216. « Ideo, inquam, determinata in pascha Judaeorum, quia congruebat solem­nitati ludaeorum ut veritas sequeretur figuram, dum quando agnus, qui figurabat Christum, immolaretur Christus, qui est vere agnus Dei » (Ib., 1733).
  217. « Jam enim Christus clarificatus erat (…) Jam Patrem manifestaverat mundo ; (…). Restabat ergo ut consummaret opus passionis et humanae redemptio­nis, de quo dicitur infra XIX, 30 : ‘Consummatum est’, et sequitur : ‘ inclinato capite, emisit spiritum’. (Ibid.).
  218. « In celebratione missae utitur crucesignatione ad exprimendarn passionern Christi, quae ad crucem est terminata. Est autern passio Christi quibusdam quasi gradibus peracta. Nam primo fuit Christi traditio (…) Secundo fuit Christi venditio (…). Tertia autern fuit praesignatio passionis Christi facta in coena » (III, 83, 5, 3m.).
  219. Cf. supra n. 147.
  220. Conc. Trid., Sess. XXII, cap. 2.
  221. « Novum instituit Pascha, se ipsum ab Ecclesia per sacerdotes sub signis visibilibus immolandum » (Ib., cap. 1). Le chapitre 2 et les canons 1 et 3 réaffirment clairement qu’il s’agit d’un « verum et proprium sacrificium » (can. 1) ; et Pie XII répétait, dans l’encyclique Mediator Dei : « Altaris sacrificiurn non mera ac simple, Jesu Christi cruciatum ac mortis commemoratio, sed vera ac propria sacrificatio » (AAS 39, 1947 ; 548).
  222. C’est ce qui est implicitement affirmé : III, 60, 5, 3 m.
  223. Ib. ; cf. 61, 3, 3 m. (qui parle explicitement du sacrifice de Melchisedech.
  224. « Sicut dicit Dionysius, in 5 cap. Eccl. Hier., status novae legis medium est inter statum veteris legis, cuius figurae implentur in nova lege ; et inter statum gloriae, in qua omnis nude et perfecte manifestabitur veritas. Et ideo tunc nulla erunt sacramenta. Nunc autem, quamdiu per speculum in aenigmate cognoscimus, ut dicitur I Cor. 13, [12], oportet nos per aliqua sensibilia signa in spiritualia devenire. Quod autem pertinet ad rationem sacramentorum » (III, 61, 4, 1 m.).
  225. « In hoc Sacramento totum mysterium nostrae salutis comprehenditur » (III, 83, 4c.). C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’affirmation de S. Thomas, là où il présente l’eucharistie comme le plus grand de tous les sacrements et comme le Bien commun spirituel de toute l’Eglise : « Bonum commune spirituale totius Ecclesiae continetur substantialiter in ipso Eucharistiae Sacramento » (65, 3, 1 m.).
  226. « Quoties huius hostiae commemoratio celebratur, opus nostrae redemptio­nis exercetur” (cit. in III, 93, 1 c. : Miss. Rom., Dom. IX post Pent.).
  227. C’est également dans cette perspective eschatologique que S. Thomas comprend d’abord le sens du mot « Eucharistie » donné à ce sacrement (cf. III, 73, 4 c.). Sur le sacrifice dans l’état de gloire, voir la première partie de cette étude, spécialement au n. 4 (Divinitas 18, 1974, 248-250).
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