Un maître prestigieux

De Salve Regina

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P. Garrigou-Lagrange
Auteur : P. M. Emonet, O.P.
Source : Revue Angelicum n°42, pp.195-199
Date de publication originale : 1965

Difficulté de lecture : ♦ Facile

Un Maître prestigieux

Quand j’arrivai à l’Angelicum, jeune Frère dominicain, mes confrères plus âgés m’avaient déjà donné du Père Garrigou l’image d’un Maître prestigieux. Ils racontaient volontiers maints épisodes amusants et rapportaient certains aphorismes où s’affirmait sa personnalité. Un contact de quelques années, en plus de l’admiration pour le Maître, a suscité en moi la vénération pour le religieux.

Quand je vins à Rome, c’était la guerre. Le Père atteignait alors la soixantaine. Ce n’est donc pas du jeune professeur que je parlerai. Celui-ci, nous a-t-on dit, était passionné, véhément à l’extrême. J’ai connu un Père Garrigou assagi, imprégné de douceur et de sérénité. Parfois quelques saillies laissaient deviner pourtant la fougue d’antan.

Ceux qui voulaient profiter au maximum de son enseignement s’inscrivaient aux trois cours différents qu’il donnait alors. Le cours ordinaire de théologie, le cours de métaphysique le jeudi matin et le cours de mystique du samedi après-midi.

Le cours de mystique avait ceci de particulier pour nous qui habitions l’Angelicum, c’est qu’on y voyait des visages nouveaux. C’étaient des étudiants de la Grégorienne ou d’autres séminaires romains attirés par la réputation du professeur. On remarquait même parfois des prêtres âgés, qui venaient sans doute chercher des enseignements pour la conduite des âmes. La matière de ce cours était celle de ses grands ouvrages : Perfection chrétienne et contemplation ou Les trois Ages de la vie intérieure. Il s’arrêtait volontiers sur ses thèmes préférés : les grandes purifications qui ouvrent le chemin de la contemplation infuse ou l’appel des âmes à la contemplation.

Chaque jeudi, dans la matinée, le Père Garrigou faisait une leçon sur les Métaphysiques d’Aristote. L’exposé n’avait rien de scientifique, au sens moderne du mot. Il ne s’agissait pas de choisir entre les interprétations de Jaeger, de Bonitz ou de Robin. Il prenait simplement le Commentaire de S. Thomas, et nous initiait à Aristote à travers le texte.

Dans ce cours, on le sentait chez lui. C’est peut-être durant cette heure qu’il connaissait ses joies les plus fortes. Il aimait avec passion la pensée d’Aristote. Parfois, pour traduire son enthousiasme, il nous disait avec sa mimique inimitable : « Je pourrais enseigner Aristote pendant trois cents ans, sans ressentir de fatigue ». Et je le crois volontiers !

Par dessus tout, il aimait à nous entretenir de cette première saisie de l’être par l’intelligence à même la perception sensible, dans ce premier contact avec les choses de ce monde. Il descendait alors de sa chaire, s’avançait vers les auditeurs du premier banc, et prenait l’un d’eux pour cible. Par des gestes expressifs il distinguait ce qui, dans la chose (en l’occurrence, la tête d’un moine), est objet des sens et objet de l’intelligence. Nous étions amusés et saisis à la fois.

Puis, quand il nous parlait de l’être en tant qu’être, il devenait lyrique. Il entrait dans l’univers où il aimait à respirer intellectuellement, dans sa vraie patrie. Je me souviens que je faisais des efforts de pensée désespérés, pour tenter de voir, moi aussi, ce qu’il voyait. Je l’enviais de contempler un ciel si pur et si lumineux. Il nous disait alors que cela valait bien une promenade à Frascati.

Jamais dans le restant de mes études, je n’ai rencontré un homme à qui les premiers principes de l’intelligence parlaient à ce point. Ces principes, il les proclamait devant nous d’une voix solennelle. Invariablement, alors, nous entendions le commentaire. « Il faudrait chanter ces principes en chant grégorien » ou encore cet autre : « Il faut, de temps en temps, aller se promener dans le jardin, avec un grand principe pour compagnon ». On ne savait si c’était sérieux, ou bien de l’humour, ou encore de la naïveté. Je crois qu’il y avait les trois ensemble !

Son cours de Théologie, le Père le donnait dans l’aula à gradins. C’était un magnifique auditoire quand les places étaient toutes occupées. Ce qui me frappait dans ce cours, c’était la puissance de synthèse. Il excellait à mettre en relief l’agencement des articles dans une question, ou des questions dans un traité. L’année où je suivis ce cours, il exposait le traité de l’Eucharistie. Ce fut magistral. Il se mouvait avec un plaisir communicatif dans les questions de la substance et des accidents, dans le problème du mode spécial de présence du Christ au sacrement. Il y eut des heures d’intensité merveilleuse quand, interrompant son exposé didactique, il prolongeait son commentaire en des perspectives de vie spirituelle. L’auditoire était fortement impressionné. Ce n’était plus le professeur, c’était le contemplatif qui vivait la réalité devant ses élèves.

A ces qualités pédagogiques, le Père Garrigou joignait un don de comédien dont il faut dire un mot. Je ne voudrais, pas manquer de respect à sa mémoire, mais il avait le sens du comique. Dans une heure de cours, il était rare qu’il n’y eût quelques moments d’hilarité. Il était aidé par certaines particularités de son visage : de petits yeux pleins de malice, rieurs, mobiles extrêmement, la tête presque complètement dégarnie, un visage pouvant mimer l’horreur, la colère, l’ironie, l’indignation, l’émerveillement. Le cours était entrecoupé de sentences répétées invariablement, attendues avec impatience. J’ai vu des abbés rire aux larmes et s’amuser cordialement. Puis, de nouveau, c’était le calme ou l’ardeur contenue.

Il aura été donné à peu de dominicains, de vivre, à cette profondeur, les trois Sagesses dont parle la Somme : sagesse métaphysique, sagesse théologique, sagesse mystique. N’est-il pas significatif que le Père Garrigou enseignât de front ces trois savoirs ? Et ce n’était pas chez lui une coïncidence. Cela répondait chez lui a un besoin profond. Cette synthèse le faisait vivre. Qui l’a connu, n’imagine pas que le Père Garrigou eût pu s’enfermer dans une spécialisation.

Il aimait tellement cette synthèse, qu’elle suffisait à son propre épanouissement, à ses exigences intellectuelles. On aurait aimé parfois, chez le philosophe, un don de sympathie pour la pensée moderne, du moins la patience d’en lire les ceuvres. Il condamnait l’existentialisme, mais qu’avait-il lu de Heidegger ou de Sartre contre lequel il fulminait ? En théologie, on pouvait souhaiter un enseignement plus enraciné et nourri dans le donné biblique. Les heures où il énumérait les lieux scripturaires ou patristiques étaient languissantes. On le sentait trop peu intéressé et pressé d’en venir enfin à la spéculation. De même sa culture avait des lacunes. Mais faut-il voir l’aveu d’une souffrance dans cette boutade : « J’ai la tête brûlée par la métaphysique ».

Ces lacunes que sont-elles en regard de la valeur du religieux ! Ce professeur de réputation universelle vivait sa vie religieuse avec une régularité exemplaire et sans ostentation. A l’office toujours. Si, pendant les quatre années que j’ai passées à l’Angelicum, je l’ai vu une dizaine de fois absent du chœur, c’est le maximum. Quand on arrivait à l’église, il était déjà là, dans sa stalle, debout, appuyé au mur, méditatif, concentré, grave et parfois comme lumineux. Il avait une voix chevrotante, un latin plein de réminiscences françaises. Son oraison, il la faisait toujours à genoux, le visage enfoui dans ses mains. Il était immobile.

Comme saint Dominique, il avait compassion des pauvres. Pour eux, il quêtait. Sur son bureau, une petite boîte portait l’inscription : « Pour mes pauvres ». Pauvre, il l’était lui-même. Quand, pendant les vacances, il allait prêcher ses retraites de couvent en couvent, il portait ses sermons dans une sacoche qu’il avait en bandoulière.

Quand le Père Garrigou descendait de sa chaire au temps des vacances, c’était pour s’en aller prêcher en France, en Suisse. S’il quittait sa cellule de l’Angelicum où il méditait et écrivait, c’était pour les âmes. Le Père Clérissac voit dans la vocation dominicaine une triple grâce : la grâce du contemplatif, du docteur, de l’apôtre. Qui a vu vivre le Père Garrigou-Lagrange peut affirmer que la grâce dominicaine a abondé en lui. Il fut un vrai fils de saint Dominique et un disciple génial de saint Thomas d’Aquin.

J’aimerais, en terminant, apporter le témoignage d’un jeune étudiant de ma connaissance. A ceux qui pensent que l’œuvre du Père Garrigou n’a plus de prise sur les consciences de notre temps, je raconterai l’histoire suivante

Etudiant au collège, ce jeune homme de 18 ans avait perdu la foi. La lecture de Sartre et de Camus avait ruiné l’édifice de ses croyances. Or un jour lui tomba dans les mains : Le Sens Commun. On sait que Le Sens Commun est l’un des premiers ouvrages du Père. Ce fut l’illumination. « J’ai compris, me disait-il, que la philosophie de l’être est la vérité. Et j’ai retrouvé la foi en même temps que cette intuition métaphysique ». Ce livre d’ailleurs orienta sa vie. Il engendra en lui un tel enthousiasme qu’il se mit à apprendre le latin - c’était un élève de l’Ecole de commerce - pour pouvoir suivre les cours de philosophie, à l’Université de Fribourg. L’ouvrage, en apparence le moins fait pour saisir une intelligence moderne, a bouleversé ce garçon, en lui révélant en même temps la beauté de la philosophie, l’accord possible de la raison avec la foi, et le sens de sa vie. Quelle plus belle récompense pour un maître que de pouvoir engendrer des âmes à la Vérité de la vie !

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