L'oeuvre du P. Garrigou-Lagrange

De Salve Regina

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P. Garrigou-Lagrange
Auteur : P. M. R. Gagnebet, O.P.
Source : Revue Angelicum n°42
Date de publication originale : 1965

Difficulté de lecture : ♦ Facile

L’œuvre du P. Garrigou-Lagrange - itineraire intellectuel et spirituel vers Dieu.[1]

Le 15 février dernier, aux premières lueurs de l’aube, dans la maison filialement hospitalière de la Fraternité sacerdotale, en la fête d’Henri Suso, le mystique dominicain, le P. Garrigou-Lagrange rendait son âme à Dieu, quelques jours avant ses quatre-vingt sept ans accomplis. Cette longue vie avait été une recherche ardente de la divine Vérité et un effort constant pour aider à son rayonnement sur les hommes d’aujourd’hui. A vingt ans, une illumination divine lui avait montré la présence de cette Vérité dans l’enseignement de l’Eglise. Arrivé à la maturité, au moment où le modernisme désespérant de l’atteindre, cherchait à fonder le christianisme sur les puissances du sentiment, le P. Garrigou-Lagrange s’employa avec toutes ses forces et de toute son âme à revendiquer pour la raison laissée à elle-même la faculté de connaître le Dieu créateur, et pour la foi le pouvoir d’atteindre Dieu tel qu’Il est en Lui-même à travers le voile argenté des formules révélées. Cette oeuvre immense apparaît tout entière inspirée par le noble désir de tracer aux hommes d’aujourd’hui l’itinéraire intellectuel et spirituel qui les conduira à Dieu. Appelé à l’honneur redoutable d’exprimer l’hommage à sa mémoire de Votre Académie à laquelle il appartenait depuis 1915, dans la mesure de mes faibles forces, mais avec la plus filiale affection et la plus entière gratitude, j’ai cru devoir insister sur ce caractère essentiel de son effort. Avant de vous exposer les grandes lignes de cette œuvre immense, permettez-moi de glaner à travers sa jeunesse quelques faits qui manifestent sa forte personnalité.

I. - La préparation

Marie-Aubin-Gontran Garrigou-Lagrange naquit à Auch le 21 février 1877. Son père, limousin, était directeur des Contributions indirectes. Sa mère, occitane, appartenait à la famille du célèbre historien de Lourdes, Henri Lasserre. Par sa grand’mère maternelle le P. Garrigou descendait de la noble famille des David de Lastour. Son grand-père paternel avait pour frère, je crois, un chanoine du diocèse de Toulouse, mort en odeur de sainteté (1766-1852), fondateur d’une Congrégation encore florissante. Au péril de sa vie, il avait exercé le ministère durant la Révolution et, après la tourmente, il s’en fut vivre près de la Basilique Saint-Sernin où l’on avait alors transporté les reliques de S. Thomas d’Aquin. Le P. Garrigou lisait sans cesse les instructions de ce saint prêtre à ses filles sur la vie intérieure et sur la compassion au Christ à l’imitation de la Vierge.

Gontran Garrigou-Lagrange fit ses études à la Roche-sur-Yon, en Vendée, à Nantes et à Tarbes. Il exprimait souvent son attachement à la culture classique indispensable à ses yeux pour ouvrir l’esprit aux grands problèmes humains et pour prendre conscience de l’unité foncière de la nature humaine dans la diversité des lieux et des époques. Cet aspect du classicisme l’intéresse davantage que la perfection des formes littéraires. Son échec au baccalauréat fut provoqué par sa réponse significative à un examinateur qui l’invitait à expliquer une scène de Cinna : « demandez-moi plutôt les grandes caractéristiques de l’art de Corneille ». Le P. Garrigou appartient à cette famille d’esprits trop riches d’idées pour ne pas en prêter généreusement aux auteurs qu’ils lisent. Il préférera toujours les grandes synthèses doctrinales à l’exégèse minutieuse des textes.

Sa classe de philosophie au Lycée de Tarbes fut son triomphe. Un jour, un inspecteur de passage est tellement frappé de ses réponses qu’il ne veut plus perdre de vue la jeune lycéen prodige. Inspecteur, Jules Lachelier (1832-1918) l’était devenu pour ne plus enseigner et ne plus écrire. Car ne parvenant pas à concilier son credo catholique avec sa pensée kantienne, il avait sacrifié sa philosophie à sa foi. Après la publication du Sens commun et la philosophie de l’être, l’ancien inspecteur écrit à l’ancien lycéen son regret d’être resté à peu près étranger à la philosophie scolastique. Elle lui aurait fourni la solution du tourment de son existence. En 1950, un de ses anciens condisciples de Tarbes, neveu du Maréchal Foch, apporte au P. Garrigou une dissertation du jeune Gontran, qu’il a fait copier dans le cahier d’honneur du Lycée. Elle est consacrée au problème de la douleur. Le jeune lycéen insiste sur les avantages intellectuels, moraux et artistiques de la souffrance. Mais il passe sous silence sa signification religieuse.

Cette remarque nous prépare à comprendre l’événement central de son existence qui se produisit à Bordeaux en 1897, alors qu’il était étudiant en médecine. L’occasion fut la lecture d’un ouvrage d’Ernest Hello : L’homme, réédité par son parent Henri Lasserre. Cet ouvrage composé de divers essais oppose la conception chrétienne de l’homme à l’homme médiocre, toujours soucieux de ne rien affirmer et de ne rien nier pour ne pas paraître intolérant, et toujours appliqué à édulcorer la vérité pour la rendre plus acceptable. Entre cet écrivain surnommé par Léon Bloy « le croyant absolu » et le champion intraitable du thomisme, qui ne voit la parenté intellectuelle toujours confessée par le P. Garrigou ?

Mais dans une conversion - c’est toujours ainsi que notre maître nommait cet épisode fondamental de son existence - les hommes peuvent servir d’instruments, c’est toujours Dieu qui illumine l’intelligence. Une réponse à une enquête sur les origines de sa vocation sacerdotale décrit ainsi cette illumination divine. Pendant la lecture de ce livre, « en un instant, dit-il, j’ai entrevu que la doctrine de l’Eglise catholique était la Vérité absolue sur Dieu, sa vie intime, sur l’homme, son origine et sa destinée surnaturelle. J’ai vu comme un clin d’oeil que c’était là non une vérité relative à l’état actuel de nos connaissances, mais une vérité absolue qui ne passera pas, mais apparaîtra de plus en plus dans son rayonnement jusqu’à ce que nous voyions Dieu facie ad f aciem. Un rayon lumineux faisait resplendir à mes yeux les paroles du Seigneur : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas ». J’ai compris que cette vérité doit fructifier comme le grain de froment dans une bonne terre… Gratia est semen gloriae ». Selon Bergson, toute grande œuvre doctrinale tire son origine d’une intuition simple que le penseur s’efforce d’exprimer dans tous les détails de son œuvre, quelque sujet qu’il aborde. Dans ses vingt-trois ouvrages et ses six cents articles publiés entre 1904 et 1960, le P. Garrigou-Lagrange exprimera-t-il autre chose que ce caractère absolu, immuable et spirituellement fécond de la doctrine de l’Eglise catholique que lui avait manifesté une illumination surnaturelle dans sa vingtième année ?

Six mois après cette grâce, il entre au Noviciat des Frères-Prêcheurs d’Amiens, où avec ses confrères, le P. Gillet, le P. De Poulpiquet et le P. Noble, il est formé aux solides vertus religieuses par des hommes austères auxquels il gardera toujours une gratitude filiale : le P. Constant et le P. Alix. Sous la direction de son maître filialement aimé, le P. Gardeil, il se livre pendant cinq ans à l’étude de la Somme et de ses grands commentateurs, surtout Cajetan et Jean de S. Thomas. Mais pour comprendre ce livre, pour en exploiter toutes les richesses dans le combat pour la vérité, il faudrait, dit-il, connaître toute 1a pensée humaine, depuis les spéculations des Grecs jusqu’aux errements des philosophes contemporains, en passant par les oeuvres lumineuses des Pères et des Docteurs chrétiens.

Est-ce pour satisfaire ce rêve ambitieux de sa jeunesse que le P. Gardeil l’envoie étudier en Sorbonne ? Le P. Gardeil voulait aussi, confiait-il plus tard au P. Couturier, compléter sa formation littéraire. A cette époque la licence en philosophie comportait tout un programme littéraire. Le Père Réginald rechigne : « A vingt-sept ans, écrit-il, disserter sur Malherbe ou tout autre sujet qu’on ignore, écouter des explications littéraires interminables de la Pharsale, de Bérénice ou des dialogues de Lucien, passer trois heures chaque jour à faire des thèmes latins, c’est insupportable ! ». Le P. Gardeil doit céder. Le P. Garrigou-Lagrange ignorera toujours les finesses du beau langage, aussi bien en français qu’en latin. Il exprimera sa pensée dans une langue simple et claire, dépourvue de tout ornement. Cela n’empêchera pas le succès de ses livres traduits en tant de langues.

Il faudrait rapporter ses conversations avec ses maîtres parisiens : Delbos, Durkheim, Lévy-Bruhl, Picavet, Séailles, Brochard et surtout Bergson. Il va même un jour au cours de Loisy qui développe son thème favori : « Jésus a prêché le royaume et c’est l’Eglise qui est venue ». Mais le temps manque pour exploiter ses admirables lettres au P. Gardeil[2]. Toute sa vie le P. Garrigou gardera le souvenir de ces grands esprits auxquels, pour la plupart, une philosophie fallacieuse a fermé le chemin de la foi. Il leur enverra ses livres et ils lui écriront d’intéressantes lettres. Citons seulement Bergson. Le philosophe du devenir, que le P. Garrigou n’a pas ménagé, lui écrit son émotion profonde à la lecture de La providence et la confiance en Dieu. Après Le Sauveur et son amour pour nous, il lui avoue que le problème posé par le dernier chapitre sur la nécessaire adhésion à l’Eglise ne saurait être éludé.

Toutefois, il est une rencontre que je ne saurais omettre. Un jour, chez Séailles, un jeune bergsonien, aux cheveux longs, au regard très doux, qui vient toujours au cours accompagné d’une femme qui semble être sa soeur, critique la morale kantienne par les raisons alléguées contre la philosophie du concept. Il se prononce pour une éthique qui, au-delà des lois, cherche à saisir l’absolu : « C’est une danse, conclut-il, qui se joue à travers les formes du devenir sans jamais s’arrêter à aucune »[3]. Neuf ans après, en 1914, le P. Garrigou-Lagrange reçoit le premier livre de Jacques Maritain - car c’est lui le bergsonien au regard très doux - sur La philosophie bergsonienne. Il se demande par quel miracle le bergsonien est devenu thomiste. Son étonnement s’explique. A cette époque, de jeunes abbés passent leur temps à appeler de leurs vœux une théologie, inspirée de la philosophie de Bergson, accommodée aux besoins de notre temps. Heureusement ils ne perdent pas leur temps à la construire. Elle aurait été périmée avant d’être achevée. Ils auraient pu passer au chantier de la théologie existentialiste dans lequel travaillent avec tant d’ardeur de jeunes ouvriers, encouragés, disent-ils, je ne sais pourquoi, par Vatican II. Pauvres créatures d’un jour qui s’agitent une heure ! Le miracle qui étonne le P. Garrigou, c’est que Jacques Maritain est devenu catholique. Bergson continue à dire de son ancien disciple, même après leur séparation : « C’est la plus grande tête philosophique d’Europe ». Aussi Jacques Maritain comprend-il ce que les jeunes abbés ne soupçonnent pas. Si le concept était, comme le veut Bergson, un simple instrument pratique « incapable à lui seul de transmettre le réel à notre esprit, bon à morceler artificiellement des continuités ineffables et qui laisse fuir l’absolu comme l’eau à travers le filet, comment Dieu pourrait-Il s’en servir pour nous exprimer en miroir et en énigme, mais réellement les vérités les plus inaccessibles à la raison et que Dieu est seul à savoir de Lui-même ? La foi catholique a fait de Jacques Maritain un thomiste avant même qu’il ait ouvert la Somme. Bientôt, il l’ouvrira et elle lui inspirera un enseignement lumineux, plein de chaleur, qui par ses écrits et par sa parole se répandra dans tout l’univers. Le P. Garrigou nous commente au cours avec des accents inoubliables telle ou telle page des Degrés du savoir. On ne saurait mieux dire déclare-t-il. Chaque année, Jacques et Raissa Maritain réunissent autour d’eux une foule d’esprits d’élite aux fameuses retraites prêchées à Meudon par le P. Garrigou. Là viennent entre tant d’autres le Chanoine Richaud, l’Abbé Journet, l’Abbé Macquart, le P. Bruno de Jésus Marie, le P. Bernadot, le P. Lavaud, des laïcs : Massignon, Roland Dalbiez, Yves Simon, Henri Ghéon, Jean Daujat, Olivier Lacombe, Jean de Fabrègues, Jean de Menasce et tant d’autres.

En ce même moment, un autre grand maître, Etienne Gilson, expose au Collège de France, dans une langue magnifique, avec le plus grand succès, la vieille scolastique. Cette ferveur thomiste enchante nos vingt-cinq ans. Il nous semble déjà voir en marche la réalisation du grand dessein de Léon XIII : la restauration de l’intelligence catholique : « Magnus ab integro saeclorum nascitur ordo ». Depuis, hélas, de tragiques événements ont empêché les fruits de réaliser toutes les promesses des fleurs. Ce n’est pas la faute de ces infatigables maîtres auxquels va toute notre reconnaissance.

Mais retournons à la Sorbonne. Frère Réginald commence à se lasser d’écouter des cours. Il veut en faire et avoir du temps pour se livrer à une étude personnelle des grandes oeuvres philosophiques et théologiques. Avec lui, le P. Gardeil cède toujours. Après un court séjour à Vienne et à Fribourg, où il admire surtout le P. Del Prado, le P. Garrigou commence son enseignement au Saulchoir par l’histoire de la philosophie moderne et ensuite l’exposition de la Somme. En 1909, le P. Cormier l’appelle à Rome pour enseigner l’Apologétique jusqu’en 1918. De 1918 à 1959, le P. Garrigou commente les principaux traités de la Somme. En 1915, il inaugure à l’Angélicum le cours sur le texte de la Métaphysique d’Aristote promu par votre Académie. En 1917, en même temps que le P. De Guibert, à la Grégorienne, il fonde avec les encouragements de Benoît XV, la première chaire dans l’Eglise de théologie spirituelle qu’il gardera jusqu’en 1960.

Ses cours ne sont pas des monologues parlés, ce sont des drames joués. On voit sortir de leur tombe les grands penseurs des siècles passés pour venir proposer deux difficultés opposées qui enferment l’esprit dans une impasse. Héraclite au nom de l’expérience des sens nie l’être, il n’existe que le devenir dans lequel s’identifient l’être et le non-être. Parménide, lui, oppose la perception de l’intelligence selon laquelle il n’existe que l’être : le devenir est une pure apparence. Le P. Garrigou montre qu’il y va du principe de contradiction. Un instant de suspense. Platon s’avance, les yeux fermés, la tête baissée, cherchant à retrouver dans sa mémoire les traces d’une vérité contemplée dans le ciel intelligible : « Non ens quodammodo existit ». Enfin Aristote, tenant d’une main un gland et de l’autre montrant un chêne, propose la distinction libératrice : « Inter ens et non ens existit ens in potentia », dit-il élevant bien haut le gland. Le P. Garrigou s’extasie : découverte plus importante pour l’avenir de l’humanité que celles de l’avion à réaction ou de la machine à vapeur. Il déroule devant nos yeux émerveillés la chaîne des conséquences de cette géniale distinction, grâce à laquelle se concilient l’évidence de nos représentations sensibles et la certitude de l’appréhension intellectuelle. Le principe de contradiction est sauvé. Par lui, même le devenir devient intelligible. Le P. Garrigou voudrait composer une mélodie pour chanter cette grande vérité comme une cantilène. Enfin, il provoque en combats singuliers tous ceux qui, au travers des âges, ont méconnu ou obscurci une vérité si importante et si chèrement conquise. Ce sont d’abord les nominalistes, « ces pelés, ces galeux d’où vient tout le mal ». Cependant il ne veut pas être injuste envers eux. Il rappelle les services qu’ils ont rendus au développement de la science expérimentale, comme le lui enseignait Duhem dans leurs conversations interminables à Bordeaux. Naturellement, par lui, S. Thomas triomphe de tous les adversaires. Nous sommes tous convaincus de l’importance souveraine des paroles de Pie X si souvent répétées : « Aquinatem deserere, praesertim in re metaphysica, non sine magno detrimento esse ». Ce drame est récité en trois langues : le latin domine, mais de temps en temps il y a des intermèdes français ou italiens, sans que pour cela ne soit jamais modifié l’accent de sa Gascogne natale. Le P. Garrigou trouve une mimique originale pour exprimer les vérités les plus abstraites comme la distinction entre l’essence et l’existence ante considerationem mentis. Cette heure quotidienne est pour lui un tel épanouissement que lorsque sa voix cassée l’oblige à mettre fin à son enseignement, il lui semble, selon sa propre expression, qu’on lui arrache l’âme. Aux derniers mois de sa vie, alors qu’il paraît avoir sombré dans l’inconscience, il lui suffit de voir devant lui quelques personnes pour commencer un cours : « Prenez le livre à la page 245 : In Deo omnia unum et idem sunt », etc.

Mais il est temps d’en venir à la doctrine, mêmes s’il faut pour cela sacrifier mille rencontres avec d’illustres personalités romaines comme le P. Lepidi ou le P. Billot, le P. Hugon, le P. Pègues. Avant de survoler rapidement, comme en caravelle, cette œuvre immense, exposons selon sa manière chère le status quaestionis qui en fixe l’orientation : la crise moderniste qui battait son plein durant sa formation et les premières années de son enseignement.


II. - L’Œuvre philosophique et théologique du P. Garrigou-Lagrange

1. - Status quaestionis : le problème religieux selon la philosophie moderniste.

Au modernisme, mouvement complexe, le P. Garrigou ne s’intéresse que sous son aspect métaphysique. A ce point de vue, ce mouvement apparaît comme un tentative désespérée de sauver la religion catholique du prétendu naufrage de la métaphysique classique dont l’Eglise se sert pour démontrer les bases rationnelles de ses croyances et les exprimer.

L’orgueilleuse aventure de la philosophie moderne - à soigneusement distinguer avec le P. Fabro de la pensée moderne - commence par la prétention de n’admettre pour vrai que ce qui apparaît tel. Descartes découvre cette évidence première dans la conscience de sa propre pensée : Cogito ergo sum. Sans le vouloir il ferme ainsi à l’intelligence les portes de la réalité extra-mentale. A travers un long cheminement et des péripéties multiples, suivant cette route, la philosophie  moderne aboutit à la fin du XIX° siècle à l’agnosticisme empiriste ou idéaliste.

Selon le positivisme empiriste, la raison enfermée dans le cercle des phénomènes n’exprime dans ses principes que le résultat de son expérience sensible. Aussi, dépourvus de toute nécessité et de toute universalité, ces principes ne permettent pas à l’intelligence de s’élever au-dessus des réalités visibles. Or, vous le savez, dans ce monde visible, nos astronautes ne rencontrent pas Dieu au cours de leurs randonnées spatiales. Les chirurgiens du siècle dernier eux non plus ne touchaient pas l’âme avec le scalpel.

Sans doute l’idéalisme kantien reconnaît la nécessité et l’universalité des premiers principes de la raison. Mais c’est une nécessité purement subjective qui fait d’eux la loi de la pensée, non celle du réel. Ils expliquent la genèse en nous de l’idée de Dieu, mais ne nous permettent de rien conclure sur son existence en dehors de nous. Ainsi l’intelligence ne saura jamais rien sur Dieu ni par ses propres forces, ni par les enseignements de la foi.

Cette incapacité totale est, prétendent les modernistes, une certitude à jamais acquise pour tout esprit ayant reçu le baptême philosophique du kantisme. Aussi s’appliquent-ils à découvrir une autre voie toute moderne pour trouver Dieu. Cette voie avait déjà été ouverte par le protestantisme libéral. On demande à l’expérience du divin de nous faire découvrir en nous les certitudes que la raison ne peut plus aller chercher hors de nous. Dans la conscience, où l’idéalisme a enfermé notre esprit, ne peut-on pas percevoir l’action du divin qui opère en toutes choses ? C’est là le fondement et l’essence même de toute religion. La Révélation n’est que la prise de conscience de ce rapport intime avec le divin. Le dogme n’est que son expression à travers les catégories toujours provisoires de notre milieu culturel. La foi n’est que le sens intime qui perçoit en nous cette réalité inconnaissable, objet et cause de notre expérience.

Le Christianisme lui-même ne s’explique pas autrement. Jésus est le maître inégalé des hommes de tous les temps, dans cette expérience du divin. Ses exemples et ses enseignements proposés sous une forme symbolique, sans rien nous apprendre sur Dieu, nous tracent les voies à suivre pour progresser toujours dans cette expérience religieuse.

Tous les catholiques repoussent ces doctrines. Mais dans une noble intention, certains veulent user de la méthode d’immanence pour retrouver les enseignements objectifs de la foi par l’analyse des exigences de l’action à partir de la conscience. Le P. Garrigou-Lagrange reconnaît qu’avec l’usage des principes de la raison, on peut par cette voie retrouver le Dieu de la foi. Mais, sans eux, elle n’est propre qu’à réveiller dans l’âme un vague besoin religieux. Elle n’aboutit qu’à l’autel d’un Dieu inconnu. La raison, prisonnière du monde phénoménal et de nos états de conscience, ne peut plus être l’Apôtre qui manifeste au cœur dans ce Dieu inconnu le Dieu qui s’est révélé à nous dans le Christ Jésus. Sans elle, l’homme ignorera toujours si ce divin est personnel, quels sont ses attributs, s’il est distinct du monde et si même il existe. Pourquoi cette ineffable expérience dont l’objet se dérobe aussi bien à la raison qu’à la foi ne serait-elle pas une magnifique illusion inventée par le genre humain pour se consoler des déboires quotidiens ? Le subjectivisme est comme l’enfer. Quand on y entre pour avoir rejeté la valeur objective et transcendante des principes rationnels, on n’en sort plus : « Vous tous qui entrez ici, laissez toute espérance ».

Aussi la seule défense efficace de la foi catholique exige-t-elle avant tout la reconnaissance de la valeur objective et universelle de ces principes. Les Pères de Vatican I jetant leur regard de pasteurs sur la misère des hommes de leur temps sans Christ et sans Dieu dans ce monde, avaient bien compris la racine profonde de l’incroyance moderne qu’est le rationalisme subjectiviste. Ils lui avaient opposé dans la Constitution Dei filius une synthèse grandiose de l’enseignement catholique sur la connaissance naturelle de Dieu, la révélation, la foi et la théologie. Pie X rappelle cet enseignement dans l’encyclique Pascendi et dans le décret Lamentabili. Le P. Garrigou-Lagrange n’a jamais cessé de méditer ces actes du Magistère. Son œuvre tout entière n’est que leur explication et leur défense contre la théologie moderniste. Sur le Magistère, il aimait à répéter le mot de Lacordaire : Dieu l’a institué pour garder nos esprits de la tyrannie de l’erreur dans laquelle nous entraîneraient les intelligences de génie. Aussi à la lumière de cet enseignement de l’Eglise il entreprend la défense de la valeur objective et transcendante des premiers principes qui lui permettront de restaurer toutes les bases rationnelles de la foi et la valeur objective et immuable des dogmes.


2. - Principe de la défense rationnelle de la foi : valeur ontologique et transcendante des premiers principes.

Pour nous conduire jusqu’à Dieu et pouvoir nous communiquer ses mystères les plus secrets, nos idées doivent être capables d’exprimer le réel extra-mental et de transcender le monde de l’expérience sensible. La manifestation par le P. Garrigou de cette valeur ontologique et transcendante des premières notions et des premiers principes qui s’y rattachent est simple. Exposée déjà en 1909 dans Le sens commun et la philosophie de l’être, elle sera partout reprise et éclaire toute son œuvre.

En dehors de nos sens qui saisissent les qualité sensibles des choses, nous possédons une intelligence capable d’appréhender l’être, son objet formel qui subsiste sous les phénomènes Aussi dès la présentation du premier objet sensible, cette faculté spirituelle abstrait la notion d’être et formule les grandes lois de l’être, principes premiers de toute la connaissance humaine. Ces principes se rapportent à l’être. Ils ne sont donc pas seulement les lois de la pensée. Mais ils sont les lois de la réalité extra-mentale. Leur valeur n’est pas limitée au monde des phénomènes. Elle est universelle et nécessaire puisqu’il n’existe rien et ne peut rien exister qui ne soit de l’être.

Leur évidence contraignante s’impose à notre esprit. Certes il existe des philosophes sensualistes et idéalistes qui les nient. Mais selon la réflexion d’Aristote (Mét. 1005 b 25) « Tout ce qu’on dit, il n’est pas nécessaire qu’on le pense ». Ces philosophes pensent-ils pouvoir être en même temps eux et un autre ? Doutent-ils d’être l’auteur de leurs propres systèmes et des livres dans lesquels ils les exposent ?

Aussi n’est-il pas possible de tenter une démonstration proprement dite de ces principes. Mais on peut montrer que leur négation entraîne celle du premier principe ; « il est impossible qu’un même être sous le même rapport soit et ne soit pas en même temps ». Ce principe apparaît ainsi comme la loi suprême non seulement de la pensée mais aussi du réel : un cercle carré n’est pas seulement impensable, mais il est irréalisable, même par l’infinie puissance divine. A cette notion d’être se rattachent les autres premières notions de l’intelligence en rapport avec l’être telles que unité, vérité, bonté, intelligence, volonté, substance, cause, etc.

Dans le savoir humain, sous les visions phénoménales différentes du monde modifiées par le progrès des sciences expérimentales, existe donc un élément stable, immuable et universel. Il constitue la charpente de « cette métaphysique naturelle de l’esprit humain » ou de cette « philosophia perennis » qui, ébauchée par Platon et Aristote, a été conduite à sa perfection par les Pères et les Docteurs de l’Eglise sous la lumière de la révélation. L’Eglise n’a jamais cessé de la recommander à ses fils. Seule elle est capable de justifier les certitudes spontanées du sens commun qui sont le préambule à l’enseignement de la foi. A la lumière de cette doctrine trop brièvement esquissée ici, le P. Garrigou-Lagrange s’attaque d’abord au problème de l’existence de Dieu et de sa connaissance naturelle dans l’article Dieu du Dictionnaire d’Apologétique en 1910, repris et développé dans son ouvrage monumental publié en 1915 : Dieu, son existence et sa nature.


3. - Connaissance naturelle de l’existence de Dieu et de sa nature.

Le principe de causalité est un de ces principes premiers qui expriment les lois de l´être. « Tout être contingent qui n’a pas en lui-même la raison d’être de son existence exige une cause qui explique non seulement son devenir, mais aussi sa persistance dans l’être ». Sa valeur ontologique et transcendante permet de remonter des réalités créées jusqu’à l’Ipsum esse subsistens qui existe par lui-même et cause l’être dans tout ce qui le possède.

A cet être parfait ne sauraient convenir les perfections limitées propres aux créatures, qui dans leur concept même impliquent une imperfection comme l’animalité ou la rationabilité. Ainsi se trouve écartée l’illusion de l’anthropomorphisme. Mais il est d’autres perfections absolues comme l’être, l’unité, la vérité, l’intelligence, la volonté, la causalité, etc. qui n’impliquent dans leur concept aucune imperfection. Aussi en vertu du principe de causalité pouvons-nous les attribuer formellement à Dieu purifiées du mode imparfait selon lequel elles existent dans les créatures.

Dans la partie la plus originale de ce livre, le P. Garrigou s’attaquant aux- antinomies kantiennes montre comment ces perfections purifiées de toute imperfection tendent à s’identifier dans l’éminente simplicité de la Déité. Traitant de la liberté divine, il résoud par l’application de la distinction entre la puissance et l’acte les objections que lui oppose le déterminisme intellectuel des motifs.

Par la réduction du principe de causalité au principe d’identité, le P. Garrigou montre que refuser la force de cette démonstration, c’est installer l’absurde non seulement au sein de la pensée, mais au centre même de la réalité. Ici, comme on l’a remarqué, il anticipe sur les existentialistes athées contemporains. En effet, comme Sartre, il est convaincu que si l’on refuse les principes qui fondent l’existence de Dieu, il n’y aura plus de loi morale : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis », disait Dostoïevski. Le monde non plus n’a aucun sens ainsi que le confesse dans sa prière à Jupiter le Caligula de Camus : « Instruis-moi de la vérité de ce monde qui est de ne pas en avoir et donne-moi la force de vivre à la hauteur de cette vérité ». Dieu, la suprême valeur dont tout dépend dans la vie aussi bien personnelle que sociale, est ainsi rattaché au suprême principe de la connaissance dont l’évidence peut être niée en parole, mais s’impose à l’esprit de façon contraignante. On comprend que le Cardinal Billot applaudisse un tel livre qui ouvre le chemin vers Dieu créateur.


4. - Valeur intellectuelle de la révélation, des dogmes de la foi et de la théologie et contemplation mystique.

L’enseignement catholique ne nous propose pas seulement des vérités accessibles à la raison, mais notre credo contient des vérités surnaturelles que nous devons croire parce que Dieu les a révélées. Pour le modernisme, ces vérités ne sont que l’expression humaine du divin expérimenté par la conscience. Elles ne nous apprennent rien sur Dieu et sa vie intime. Elles expriment seulement des règles pratiques pour nous guider dans notre vie religieuse vers cette expérience. La preuve en est l’incapacité de notre raison à saisir les réalités divines et aussi l’impossibilité pour elle de s’arrêter à une conception stable.

Déjà le P. Garrigou a trouvé le principe de solution de ces difficultés dans la valeur ontologique et transcendante des premières notions. Mais il importe de s’arrêter un instant à l’exposé qu’il en fait dans son traité d’apologétique publié en 1918 : De Revelatione per Ecclesiam catholicam proposita. Tout d’abord i1 est certain que l’Ecriture infailliblement interprétée par Vatican I ne nous présente pas la révélation comme une expérience d’un divin inconnaissable, mais comme une manifestation de vérités que Dieu était seul à connaître de Lui-même. « Dieu, personne ne l’a jamais vu. Le Fils unique qui est dans le sein du Père, lui, le fait connaître ». (Jean, 1, 18). Comment s’est fait cette révélation, l’Epitre aux Hébreux nous l’enseigne : « Après nous avoir parlé à maintes reprises et sous maintes formes dans les prophètes, Dieu nous a parlé ces derniers temps en son Fils » (1,1-2). Grossier anthropomorphisme à ne pas prendre à la lettre. A la lumière de cet instrument merveilleux de l’analogie, cet anthropomorphisme dévoile une réalité intelligible. La parole est pour les hommes le moyen d’exprimer la pensée ou de manifester les sentiments. Cet échange requiert seulement que nos idées exprimées par les mots représentent les choses que nous voulons faire connaître et qu’elles soient accessibles à nos interlocuteurs. Or nous l’avons vu, parmi nos concepts connaturels tirés des choses sensibles, certains sont capables d’exprimer imparfaitement sans doute, mais très réellement les perfections sans limites de l’Etre parfait. Pourquoi Dieu ne pourrait-Il pas par son action sur l’intelligence du prophète, ordonner nos concepts, les unir dans des affirmations ou les séparer dans des négations de telle façon qu’ils représentent « in speculo et in aenigmate », mais réellement, ces aspects de son être infini inaccessibles par nature à toute intelligence créée ou même créable. En fait, nous le voyons utiliser les concepts de paternité ou de filiation, de verbe ou d’esprit pour nous dévoiler le plus inaccessible de ses mystères. La révélation est donc un enseignement divin par lequel nous sont manifestées sur Dieu des vérités inaccessibles à toute autre intelligence que la sienne.

Cependant, pour exprimer ces vérités, l’Eglise dans ses dogmes use de notions étrangères à la révélation et qui semblent empruntées à la philosophie d’une époque déterminée. Ainsi elle nous dit que Dieu est un dans sa nature et trine dans ses personnes. Elle confesse dans le Christ Jésus une personne et deux natures. Or ces expressions ne se trouvent pas dans l’Ecriture qui nous propose l’enseignement divin dans des images solidaires de la vision du monde des temps bibliques : Jésus descend aux enfers, monte au ciel, s’assoit à la droite de Dieu. Selon S. Thomas, ce procédé des Livres Saints est imposé par la nature de notre intelligence qui saisit l’intelligible dans le sensible. Dans le monde extérieur, notre esprit saisit l’intelligible dans les images sensibles que lui apportent ses sens. Ainsi, des images et des faits concrets contenus dans les Livres Saints, elle dégage les réalités intelligibles qu’ils contiennent et les exprime dans ses propres notions connexes avec l’être et ses propriétés. L’histoire des dogmes nous décrit dans les premiers siècles ce passage des affirmations scripturaires aux formules dogmatiques des conciles dans leurs définitions ou leurs symboles. Ces formules sont encore celles dont usent non seulement l’Eglise catholique, mais encore la plupart des confessions chrétiennes pour exprimer les mystères fondamentaux de notre foi.

L’Eglise nous propose ses dogmes comme révélés par Dieu. Car le concept objectif qui rend cet aspect de l’objet divin présent à notre esprit en tant qu’intelligible était celui-là même qu’exprimaient les figures ou les faits concrets de l’Ecriture. Elle n’a pas à craindre que le progrès des sciences modifie la signification de ce concept parce qu’il appartient aux notions stables de l’intelligence humaine. L’on ne saurait redouter qu’il devienne inaccessible au sens commun. Car l’intelligence essentiellement constituée pour saisir l’être et ses propriétés restera toujours la même. On nous dit de divers côtés qu’il faudrait trouver une nouvelle notion pour exprimer le dogme eucharistique parce que la notion de substance dont s’est servi le Concile de Trente est tombée en poussière. A ces doctes théologiens qui dressent ainsi le certificat de décès d’une immortelle notion, le P. Garrigou se serait contenté de demander si chacun d’eux est demeuré un et le même, malgré la diversité et la multiplicité des phénomènes qui ont affecté son corps et son âme depuis sa naissance. Un jour, un enfant de sept ans, remarquablement intelligent, se posait devant moi le problème de la conversion eucharistique du vin dans le sang du Christ-Jésus : Comment peut-il se faire que le sang ait pris la place du vin, bien que subsistent le goût et la couleur du vin ? Après un instant de réflexion : C’est que, dit-il, ce qui fait que le sang est sang a remplacé ce qui fait que le vin est vin. Que nos doctes théologiens ne craignent pas, ces notions de l’immortelle métaphysique naturelle de l’esprit humain sont encore et resteront toujours accessibles au sens commun même d’un enfant. Lorsque l’on parle de la possibilité de leur substituer d’autres notions équivalentes empruntées à d’autres philosophies, on tombe sans s’en douter dans un nominalisme conceptuel. On oublie que le concept objectif est un aspect de la réalité même présent à l’esprit dans sa représentation analogique intelligible choisie par Dieu lui-même. C’est ce même aspect de la réalité qui existe en elle et dans l’esprit sous un mode d’existence différent. Le dogme n’en est pas pour autant lié à une philosophie. Car en premier lieu, il est arrivé que cette notion ait dû subir une élaboration à la lumière de la révélation pour signifier la réalité révélée que l’on voulait exprimer par lui. Ainsi les notions de personne et de nature n’existaient pas dans la philosophie antique avec la signification propre qu’elles ont dans le dogme de l’incarnation. Elles y apparaissaient comme de simples distinctions de raison. A la lumière de la révélation, la raison a perçu que cette distinction était réelle. En second lieu, dans un système philosophique déterminé, une notion particulière reçoit une signification spéciale en raison de sa connexion avec les principes et les autres notions de ce système. Elles n’entrent pas dans l’expression du dogme avec cette signification spéciale mais seulement à titre de notion stable de l’esprit humain accessible au sens commun. Cette conception n’exclut pas le progrès dogmatique. Car au cours de sa marche séculaire, l’Eglise découvrira sans cesse de nouvelles vérités intelligibles dans le dépôt révélé et elle les intégrera dans une représentation toujours plus large de la réalité divine où chacune d’elles apparaîtra dans une lumière plus totale et plus éclatante.

Grâce à ces profondes analyses, le P. Garrigou peut écarter la notion de la foi, instinct aveugle qui adhère au Dieu inconnaissable, objet et cause de l’expérience religieuse. La foi, comme l’enseigne le Vatican I, s’appuie sur l’autorité de Dieu, vérité première, pour adhérer avec une certitude infaillible aux enseignements de Dieu. A travers les formules de foi, elle atteint déjà comme dans un miroir obscur l’essence de Dieu un en trois personnes. Sans doute la foi exige-t-elle la connaissance naturelle du fait de la révélation manifeste par les signes de crédibilité. Le P. Garrigou démontre par les principes de raison la possibilité et la discernibilité du miracle et de la prophétie que l’Ecriture propose comme preuves de ce fait. Mais la propre certitude de la foi ne dérive pas de cette connaissance naturelle. Elle s’appuie sur son propre motif formel qu’elle connaît dans sa propre lumière : l’action incréée de Dieu par laquelle il manifeste les secrets de son être et les desseins de sa volonté. Je n’ai pas besoin de souligner la place capitale que tient dans la théologie du P. Garrigou cette thèse de la surnaturalité essentielle de la foi.

Si à travers les formules de foi accessibles à notre intelligence se manifeste à nous d’une façon imparfaite, mais réelle, le mystère de Dieu, il sera possible à l’homme, par son intelligence guidée par la foi, d’obtenir une intelligence analogique de ces mystères très fructueuse ; selon l’expression du Concile du Vatican I. C’est le but vers lequel tend la théologie auquel le P. Garrigou consacra toutes les forces de son esprit. Le temps me manque pour le suivre à travers les douze traités de théologie qu’il a composés sous forme de commentaire aux principaux traités de la Somme. On lui a reproché de ne s’être pas assez penché sur les question d’actualité. En realité, il pensait que le principal effort du théologien doit porter sur la pénétration et l’exposition des principaux mystères de notre foi dont la contemplation au ciel fera notre béatitude et des vérités que Dieu nous a révélées pour nous y conduire. Je caractériserai d’un mot seulement sa manière. Sa grande préoccupation fut toujours d’expliquer les principes et de rattacher à ces principes suprêmes toutes les conclusions, afin de se rapprocher le plus possible de la connaissance divine dont la théologie est une participation : « quaedam impressio divinae scientiae ».

Sa théologie fut la théologie de S. Thomas. Un jour, alors qu’il était déjà vieux et fatigué, il entendit dire que la théologie de S. Thomas n’étant plus actuelle était fausse. Alors comme un vieux guerrier qui a déjà suspendu son épée à sa panoplie retourne au combat à l’annonce d’un danger public, le P. Garrigou reprit en mains sa plume redoutable de polémiste pour défendre la pérennité de la doctrine de S. Thomas, « l’homme de toutes les heures de l’histoire de l’Eglise », écrivait Sa Sainteté Paul VI, le 7 mars dernier. C’est avec les éléments stables de l’intelligence fournis par la raison, utilisés par la révélation, élaborés par les Pères et le Docteurs, que S. Thomas a édifié la synthèse grandiose de l’enseignement révélé. Ces notions reçoivent sans doute dans cette synthèse une signification explicite et précise qu’elles n’ont pas dans les formules de foi. Il existe cependant une continuité entre leur signification dogmatique et leur signification théologique semblable à celle qui existe entre les notions spontanées du sens commun et leur élaboration par la philosophie de l’être. Peut-être ses adversaires confondaient-ils la théologie avec l’apostolat intellectuel. Ce dernier exige évidemment qu’on utilise le langage des hommes auxquels on s’adresse. Mais la théologie, science de Dieu révélé, tend vers l’intelligence des dogmes par leur connaissance la plus parfaite possible. Sans doute elle ne cessera jamais d’être perfectible, mais elle exprime à travers les données stables de notre esprit les vérités que Dieu a manifestées. Ce serait une illusion de croire que chaque génération, dans le court espace d’une vie humaine, doit refaire pour son compte le travail des génies et des saints en vingt siècles de christianisme. Ce serait une illusion plus grave encore de penser qu’elle peut le refaire sur les bases fragiles d’un système éphémère dont s’enchantent pendant quelques heures les hommes qui passent si vite. Cela ne veut pas dire qu’ils n’existe pas dans ces systèmes des éléments assimilables par la philosophie de l’être et utilisables par la théologie pour mettre en lumière quelques aspects des mystères révélés.

Ici encore, comme partout, le P. Garrigou défendait la vérité absolue et immuable de la doctrine de l’Eglise que lui avait manifestée la lumière divine de sa conversion. Selon lui, le débat fondamental entre le modernisme et l’enseignement catholique portait sur la notion même de vérité, ainsi qu’il l’a répété sans se lasser durant toute sa vie. Selon les modernistes, que Pie X accusait de « pervertir l’éternelle notion de vérité », elle consiste dans une conformité aux besoins toujours changeants de la vie. Selon la doctrine traditionnelle elle consiste dans une conformité entre le jugement de l’intelligence et la réalité : adaequatio rei et intellectus. A travers la révélation, dans les dogmes auxquels adhère la foi et qu’explicite la théologie, c’est la réalité divine qui, d’une manière imparfaite sans doute, mais réellement se manifeste à nous. Le P. Garrigou ne repousse pas seulement la doctrine des modernistes, mais il écarte aussi des tentatives séduisantes de réduire la foi à l’expérience religieuse, et la théologie à l’expression de cette expérience. D’abord, il est évident que tous les dogmes que l’Eglise impose à notre foi ne peuvent pas être l’objet d’une expérience, comme par exemple la création dans le temps ou l’éternité des peines de l’enfer. Ensuite et surtout, le P. Garrigou voyait dans ces doctrines un péril de rabaisser Dieu à la mesure de nos sentiments plus ou moins purifiés, alors qu’il s’agit d’élever nos sentiments à la mesure du Dieu qui s’est manifesté à nous dans le Christ Jésus.

Le bien objet de la volonté est d’abord saisi par l’intelligence sous sa raison de vérité. Aussi tous les mouvements affectifs qui se portent vers lui dépendent de sa proposition par l’intelligence à la volonté. Bonum per prius pertinet ad rationem sub ratione veri, quia appetitus voluntatis non potest esse de bono nisi prius apprehendatur a ratione. Toute notre vie affective religieuse dépend donc, dans l’ordre de la spécification, de l’intelligence éclairée par la foi qui nous propose la souveraine Bonté comme fin ultime de toute notre vie. Sans cette authentique connaissance surnaturelle de Dieu qu’est la foi, cet authentique amour surnaturel de Dieu qu’est la charité est impossible, enseigne S. Thomas : Non enim diligit qui non credit quia non figitur affectus nisi in illo quod ostendit intellectus. Le P. Garrigou défendant la valeur objective et immuable des enseignements de la foi avait conscience de défendre le fondement inébranlable de toute notre vie religieuse qui, guidée par la charité dirige vers la gloire de Dieu toute notre activité par l’exercice des vertus théologales et morales infuses.

Il n’ignorait pas certes que l’effort solitaire de l’esprit sur les concepts révélés ne suffit pas à manifester à l’âme tous les attraits de la divine bonté. Il savait qu’entre le créateur et la créature on ne rencontre jamais une ressemblance qui ne s’accompagne d’une dissemblance plus grande encore. Il nous le rappelait dans un beau livre admiré de tous : Le sens du mystère et 1e clair obscur intellectuel, en 1934. Aussi s’efforçait-il de faire monter nos désirs vers une connaissance plus haute capable de goûter dans la réalité divine ce surplus que le mode humain de la connaissance de la foi ne lui permet pas de manifester. On n’y parvient que par la pratique des vertus morales infuses et par un effort soutenu pour mettre toutes nos puissances au service de la charité. Il faut même que l’action purificatrice de Dieu vienne extirper en nous les restes d’égoïsme et de concupiscence si profondément enracinés. Alors par l’effet d’amour filial réalisé en nous par l’Esprit d’amour et à la lumière de son inspiration, il nous est donné de goûter et d’expérimenter dans l’intime de notre âme les choses divines. Nous les connaissons, non plus pour les avoir apprises dans les livres, mais parce que nous les éprouvons dans notre âme. Ce Dieu objet de cette expérience intime n’est pas le Dieu inconnu des modernistes, c’est le Dieu de la foi dont les enseignements guident cette expérience. A travers ces « lampes de feu », selon l’expression de S. Jean de la Croix, le maître mystique du P. Garrigou, s’impriment en nous les images créées des divins attributs qui nous illuminent et nous réchauffent. A travers l’image créée de la divine Trinité réalisée en nous par la vie de la grâce, les divines personnes nous manifestent leur présence au centre de nous-mêmes. Tous les mystères de la foi deviennent savoureux. Quand le P. Garrigou-Lagrange commença en 1917 ses cours de mystique, régnait la célèbre théorie des deux voies née au XVIIe siècle en réaction contre les excès de la fausse mystique. Selon elle, cette contemplation était un phénomène extraordinaire comme les visions et les révélations qu’il faut se garder de désirer et auquel il ne faut pas prétendre. Sur les conseils du P. Arintero, son confrère espagnol, mort en odeur de sainteté, il s’attaqua à cette thèse dans son premier volume de théologie spirituelle : Perfection chrétienne et contemplation, publié en 1923. Notre maître montrait que cette contemplation, acte du don de sagesse, est connexe avec le plein développement de notre organisme surnaturel. Ce fut le début d’une longue bataille. Le P. Garrigou resta debout sur le rempart pour la défendre aussi longtemps qu’il y eut des adversaires pour l’attaquer.

Car il tenait à intégrer à son itinéraire vers Dieu les aspirations mystiques de notre époque. Mais pour les empêcher de s’égarer, il plaça le terme vers lequel elles tendent à l’issue d’un chemin éclairé par les certitudes de la raison et les enseignements infaillibles de la foi, seul moyen proportionné de l’union avec Dieu. Le temps manque ici pour montrer comment cette doctrine qui met à leur place toutes les valeurs, sans en sacrifier aucune, est au carrefour de tous les problèmes qu’agitent de nos jours non seulement la théologie catholique mais aussi la théologie protestante avec Bultmann et Robinson.

Vous me permettrez de souligner d’un mot l’importance de cette restauration des valeurs intellectuelles à laquelle le P. Garrigou travailla toute sa vie. Ce serait une illusion de chercher la cause unique de l’incroyance contemporaine dans le désordre social. Il y a certes contribué comme cause dispositive. Mais sa « cause propre » comme dirait le P. Garrigou, ce sont les opinions fausses qu’on a répandues dans le peuple, ainsi que le disait Léon XIII qui n’est pas seulement l’auteur de Rerum novarum, mais qui est aussi le maître d’Aeterni patris : « Si l’on considère la malice des temps, si l’on embrasse par la pensée l’état des choses tant publiques que privées, on découvre sans peine la cause des maux qui nous accablent, comme de ceux qui nous menacent : c’est que des opinions erronées sur les choses divines et humaines, sorties des écoles philosophiques se sont répandues dans tous les rangs de la société et ont fini par se faire accepter d’un grand nombre d’esprits. Il est naturel à l’homme de se guider par les lumières de sa raison. Aussi les erreurs de l’esprit entrainent-elles fatalement les défaillances de la volonté. La fausseté de notre pensée influe sur notre conduite et la rend perverse. Au contraire, une intelligence saine et fermement appuyée sur des principes vrais et solides, est pour la société comme pour les particuliers la source de grands avantages et d’innombrables bienfaits » (Aeterni Patris). Le P. Garrigou-Lagrange a été fidèle à l’illumination divine de ses vingt ans. Dans cet interview que nous citions en commençant, il rendait grâce à Dieu d’avoir écrit ses livres principaux qui lui apparaissaient comme un effort poursuivi toute son existence pour exprimer cette vérité absolue, immuable et spirituellement féconde de l’enseignement de l’Eglise.


III. - L’homme

Toute sa vie ne fut pas autre chose qu’un service continuel de la divine vérité. Le P. Garrigou-Lagrange a écarté de son existence toutes les distractions même les plus légitimes qui l’auraient divisé et dispersé et empêché de concentrer toutes ses forces dans l’étude et la diffusion de la divine vérité. Par une rigoureuse économie de son temps, par son observance de la sainte loi du silence, il a essayé d’éloigner de lui tout ce qui l’aurait arraché à sa contemplation studieuse. Il a travaillé pour la divine vérité non seulement par l’enseignement et par ses publications, mais aussi par le service discret des Congrégations Romaines. Ces Congrégations n’ont pas l’habitude de se prononcer à la légère sur tous les problèmes doctrinaux que pose la vie quotidienne de l’Eglise dans le monde entier. Elles ne négligèrent pas de faire appel à la compétence du P. Garrigou-Lagrange. Benoît XV, Pie XI et surtout Pie XII par l’intermédiaire de Mgr Montini, recoururent souvent à ses lumières. Jean XXIII le nomma conseiller de la Commission centrale préparatoire, mais le Père dut confesser au Pape son impuissance offerte à Dieu pour le Concile. Le Pape ému lui envoya une cordiale bénédiction.

Le P. Garrigou-Lagrange, malgré son enseignement et le service de la Curie, trouvait encore le temps de prêcher et sa prédication était appréciée des âmes les plus simples. Tant il est vrai que lorsqu’on a assimilé par l’admirable méthode scolastique les vérités divines, leur communication aux plus simples ne fait pas de difficulté. Il exerçait le ministère de la direction spirituelle, toujours compatissant aux épreuves des âmes. Sa sollicitude aimait se pencher sur les pauvres qu’il allait visiter lors de ses deux sorties hebdomadaires. Il ne leur prêchait pas la révolte, mais selon l’expression de Bernanos, « il prêchait la pauvreté aux pauvres » les exhortant à mettre à profit leur douloureuse condition pour conquérir l’unique nécessaire. Cela ne l’empêchait pas de sentir dans son cœur l’angoisse de leur dénuement matériel. Pour subvenir à leurs nécessités, le P. Garrigou se faisait quémandeur près de tous, mêmes des ministres, des rois, des Présidents de la République et des Papes eux-mêmes.

C’est que dans son coeur vivait une charité nourrie par une mortification intense et par une vie continuelle de prière. Du choeur, il n’était jamais absent. C’est là, disait-il, que me viennent mes idées les plus lumineuses. Là il intercédait pour l’efficacité intellectuelle et spirituelle de son enseignement, là il priait pour les grandes intentions de l’Eglise toujours présentes à son esprit, ainsi que le prouve son dévouement à de grandes oeuvres comme la messe pour la pacification du monde, qu’il ne cessa d’animer.

Mais, disait-il, on ne peut pas enseigner aux autres la Croix du Christ sans être au moins prêt à accepter celles que Dieu a préparées pour la sanctification de nos âmes et l’efficacité de notre apostolat. Aussi recommandait-il d’accepter tous les jours toutes ces croix inconnues. Quand il cessa son enseignement, il comprit la forme que cette croix allait revêtir pour lui. N’avait-il pas écrit : « L’infirmité vient accabler l’homme dans ce qui faisait sa gloire. Ainsi Beethoven devint sourd les dernières années de sa vie ». Sa gloire et sa vie à lui, ce fut la recherche ardente et la défense de la divine vérité, avec toutes les forces si vigoureuses de son intelligence, ce fut la prière continuelle qui lui semblait devoir déboucher les dernières années de la vie dans une contemplation plus haute. Or il sentit que tout cela allait lui manquer. Un jour, on le trouva accoudé sur sa table, de grosses larmes coulant le long de ses yeux, et il confia : « mes dernières années seront terribles. Seigneur, je serai une brute devant Vous, ut jumentum factus sum apud te. C’est dur, mais si vous le voulez ». Le P. Garrigou vivait alors l’agonie du Christ ; « Père, s’il est possible que ce calice passe loin de moi ». Mais un jour, il se rappelle la prière de son saint oncle : « Seigneur, faites que je meure avant de mourir ». Il la fit sienne et il fut exaucé. Il est mort avant de mourir. Il ne discernait plus le saint Corps du Christ. Il ne pouvait plus réciter son Rosaire, le compagnon aimé de toute son existence. Il ne reconnaissait plus ses amis les plus chers et paraissait toujours absent. Pourtant à des moments de lucidité de plus en plus rares, il faisait des confidences bouleversantes : « il m’est bon d’être ainsi puisque Dieu le veut. Sur la terre, il n’y a qu’une chose nécessaire : aimer Dieu, et dans mon état, je peux encore aimer Dieu ». Le matin du 15 février, tandis que nous l’assistions dans sa dernière heure, nous revenait en mémoire cet enseignement qu’il nous avait donné. Mieux vaut souffrir ici-bas les souffrances purificatoires qu’après la mort. Après la mort, ces souffrances ne sont plus méritoires tandis qu’elles peuvent l’être ici-bas. N’est-ce pas son purgatoire qu’achevait celui que quelques heures plus tard Sa Sainteté Paul VI devait appeler « un fidèle serviteur de l’Eglise et du Saint-Siège » ? Alors cet instant de sa mort aurait été son entrée dans la Vision de la Vérité divine vers laquelle avaient tendu tous ses désirs. Qui fecerit et docuerit, hic erit magnus in regno caelorum.


  1. Conférence prononcée à l’Académie Romaine de St. Thomas, le 27 mai 1964.
  2. Cf. infra, pp. 137 s.
  3. Cf. infra, pp. 177, n. 20, et 178.
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