A la recherche du temps perdu

De Salve Regina

Vie spirituelle
Auteur : Pastor
Source : La Vie Spirituelle n°168
Date de publication originale : 1933

Résumé : Initiation à la pratique de l'Oraison
Difficulté de lecture : ♦ Facile


Le silence majestueux, presque surhumain, des voûtes de Notre‑Dame. L'éclat plus populaire du Sacré‑Cœur. L’intimité fervente de Notre-­Dame des Victoires. Sont‑ce là les seules évocations du Paris religieux ? l'atmosphère nécessaire des âmes, hors de quoi c'est le monde, le monde des affaires ou de la politique, le monde cupide ou passionné, le monde turbulent et insignifiant, le monde sans âme, le monde tout court

Faudra‑t‑il laisser alors le tout‑Paris à la porte du sanctuaire ? et la cité terrestre devra‑t‑elle être abandonnée à elle‑même, autour des murs de la cité de Dieu ?... Paris, n'est‑ce pas aussi la rue de Rivoli et le boulevard Saint‑Michel, le faubourg Saint-­Antoine ? Et l'un des aspects les plus typiques de la vie quotidienne, n'est‑il pas, à la porte même des sanctuaires silencieux, le spectacle de la foule s'engouffrant sans cesse dans le Métropolitain à six heures du soir ? Regardez‑la bien avec vos yeux de l'âme : elle est silencieuse, elle aussi, à sa manière. Comptez dans cette fourmilière humaine ceux qui causent ou ceux qui s'amusent, ceux dont un souci, un espoir, une attente au foyer, n'occupent pas le regard. Spectacle bien parisien. Est-il si étranger à l'âme chrétienne de Paris?

Quelle conception inhumaine de la vie chrétienne voudrait rejeter ainsi hors du salut tout ce poids de labeur, d'inquiétude et d'espoir? Quel échec pour le Fils de Dieu fait homme, si de l'homme il n'avait assumé et sauvé que ces bribes de temps et de silence arrachées par nos églises au tumulte de la cité ! Non, croyez que de ces centrales spirituelles le courant de la grâce circule dans les âmes, et que la hâte silencieuse, ou le labeur toujours repris de ces hommes et de ces femmes est animé par la présence imperceptible de Dieu. Vous savez bien que, dans « l'état de grâce », comme disent nos catéchismes, toute oeuvre humaine est méritoire. Méritoire, c'est‑à‑dire inspirée par l'amour actif de Dieu, et s'achevant en amour bienveillant de Dieu. Le circuit de la charité ne laisse rien échapper tant que l'homme n'en a pas volontairement brisé le fil. La foule du métro, c'est bien la même que la foule des messes de Notre‑Dame des Victoires, des adorations nocturnes du Sacré‑Cœur et des conférences de Notre‑Dame.

Si la cité terrestre est ainsi animée par la cité de Dieu, si ses rues et ses voies sont l'image sensible des artères spirituelles du corps mystique, si son silence laborieux est l'écho des oraisons secrètes dans le temple, le chrétien va se trouver partout chez lui, lié partout à son intimité divine et à ses devoirs d'adoration. Oportet semper orare. Vous comprenez maintenant ce précepte de l'Apôtre. Elle vous paraissait étrangement chimérique cette loi de la vie chrétienne, et vous étiez tentés d'en réserver l'obligation aux âmes qu'une prévenance divine, très rare après tout, avait arrachées préalablement à l'inévitable tumulte de la réalité humaine de chaque jour. Mais non, saint Paul parle à tous ; et, à leur manière, ces Corinthiens et ces Romains de l'an 50 n'étaient pas moins affairés que les Parisiens du vingtième siècle. La loi du Christ lie perd point sa vigueur à mesure que la circulation des cités augmente, et le levain évangélique doit soulever la pâte humaine toute entière. L'agitation des « communes » marchandes du temps de saint Louis avait de quoi troubler l'âme humaine autant que le tumulte de nos villes où l'électricité a décuplé le mouvement et le travail. Car l'agitation et le tumulte viennent de l'âme, et les bruits du dehors ne sont que des occasions, sans équivalence avec la capacité du dedans.

Oportet semper orare. Mais alors nous n'avons pas deux parts dans nos vies, ou trois ou quatre. La part du bon Dieu, la part du travail, et puis encore cette part terriblement et douloureusement vide des heures perdues dans le va‑et‑vient des jours et des nuits. Avez‑vous calculé ce qu'il y aurait alors de déchet dans une journée humaine ? Avez-vous additionné les heures passées dans le métro, le matin, à midi et le soir ? Et les heures d'attente dans les bureaux et les antichambres, et les courses inutiles, et les stations sans fin ?

Votre travail est sanctifié, c'est bien ; voilà huit heures dans l'engrenage sanctifiant de la grâce. Mais le reste ? La chaîne de la prière permanente perd‑elle chaque jour tant d'anneaux, qui, à la fin des temps, rattacheraient toutes les heures du temps à l'immobile éternité ? Non, chrétien fidèle, rien n'est à perdre sur la terre et tout d'abord le temps, étoffe nécessaire de tout le reste, tissu fluent sur lequel nos doigts doivent ouvrer une broderie sans interruption ni fin, dont nous ne voyons encore que l'envers avec ses fils entrelacés en tout sens. Non, Il n'y a pas de temps à perdre. Oportet semper orare. La vie chrétienne que nous disions tout à l'heure sortir à flots de nos églises à travers les rues de la cité, elle reste, hélas ! frêle et ténue, même chez ceux que le péché n'a pas coupés de leur centre vital. Combien d'entre nous savent, explicitement, clairement, activement, que la grâce, en « état » chez eux, supporte et enveloppe leur travail, leur quotidien souci, leurs journées monotones ? Combien, parmi tous ces silencieux dans le métro de six heures, raccrochent leur silence brutal et amorphe au silence d'un amour de Dieu, ranimé de temps à autre par un mot de prière ? Ce serait si peu de chose à faire ! Et ce serait alors si vraiment la cité de Dieu !

A la recherche du temps perdu ? Le voici retrouvé, le temps. Non seulement le temps du travail, mais le temps inutile, tout cet effritement de nos journées. Humainement, en langage d'affaires, ou en langage de plaisir, ce n'est et ce ne peut être que du temps perdu, de cette bourre sans valeur qu'il faut nécessairement employer pour caler les divers objets de notre vie, de ce poids brut qui, au décompte final, dépasse de beaucoup le poids net de notre volume d'affaires.

Mais chrétiennement, divinement, il n'y a pas de temps perdu. C'est jusqu'à ce tissu fluent que la vie divine anime nos oeuvres et notre occupation terrestre. Notre éternité, bonne ou mauvaise, embrasse dès maintenant, dans sa stabilité sans fin, tous les instants de notre temps. Ne perdons, pas, si précieuse matière, et tissons chrétiennement cette trame sans en laisser tomber un fil.

Oportet semper orare. Vous vous plaignez de n'avoir pas le temps de prier. Une dizaine de chapelet, où la placer dans ma journée ? Croyez-­vous qu'au vingtième siècle, avec les automobiles et le téléphone, je puisse faire oraison ? ‑ La voici, votre oraison. Ne la placez pas en dehors du temps, dans le vide d'un idéal chimérique, où vous donneriez à Dieu tout ce que vous enlèveriez à votre occupation humaine. C'est dans ce tissu même de votre occupation humaine que tant de fils restent flottants, brouillés en un inutilisable écheveau.

Chaque jour, le matin, à midi, le soir, vous avez vingt minutes de métro pour aller à votre travail. Comptez : cela fait au moins une heure. En fait vous la passez en silence. Que mettez‑vous dans ce silence ? Prévoyez votre travail, récapitulez‑le ; puis détendez‑vous ou pensez au foyer, à la veillée affectueuse, aux distractions de la fin de semaine. Très bien. Mais encore ?

La présence divine n'est‑elle pas plus spontanée, ici, entre deux soucis ? Pourquoi n'égrenez‑vous pas les dix Ave de votre chapelet sur la chaîne ininterrompue de votre vie chrétienne ? La voici, l'impossible prière. A peine une minute, le matin, et c'est tout le possible entre la messe du dimanche, disiez‑vous. Vous oubliez vos heures de métro, vos attentes interminables à la porte du médecin ou du bureau d'affaires. Remplissez ces vides, et divinisés ces silences où vous perdez temps et patience. Point besoin de manifestation extérieure. Vos yeux sont déjà baissés et il suffit que sur vos doigts, par dizaines toutes comptées défilent les ave autour du mystère contemplé selon l'ordre du rosaire C’est fait sans bruit de paroles, sans originalité déplacée. Dieu est là, invisible, et votre âme en elle‑même. Cela suffit. Beaucoup de distractions peut‑être ; mais à la surface seulement, car, sans que vous en ayez conscience, sans surtout que l'esprit se tende artificiellement, le mouvement de l'âme est lancé, et, sur la série vocale des Ave à peine murmurés, il se poursuit jusqu'au Gloria Patri. Ce n'est pas une série d'actes que vous avez à compter à coups de volonté ; c'est une atmosphère qui se respire, c'est un regard qui se prolonge, c'est un état. L'état de grâce dont les virtualités rayonnent par l'intensité connue de la présence divine.

Priez ainsi, chrétiens mes frères. Priez dans cette foule qui vous bouscule. Ne croyez pas que cette fourmilière humaine soit en résistance contre votre recueillement. Regardez votre voisin, numéro anonyme dans cette multitude ; son front est grave, ses yeux, un peu lassés à la fin du jour, semblent arrêtés sur un objet intérieur : une affaire mal engagée, un foyer divisé, un amour mal assuré. Ne croyez‑vous pas que la communion est faite avec l'âme soucieuse de votre frère? Car c'est votre frère. Il est très probablement baptisé, et fût‑il attiédi aujourd'hui, son souci même le ramène par moments à la gravité supraterrestre de sa vie, au bon Dieu peut‑être, qui demain, dans la détresse va être son seul recours. Les âmes sont plus profondes que ne laisse paraître leur agitation de surface, plus qu'elles ne le confessent elles-mêmes dans leurs heures d'insouciance.

Et puis ce voisin est peut‑être lui aussi en état de grâce. Alors c'est dans la réalité divine que vous le rencontrez, en toute vérité. C'est, à la lettre, la communion des saints. Elle existe par elle‑même en permanence : Église, corps mystique du Christ en qui tous sont emmembrés, incorporés ; mais, par l'expression de votre prière, rendez cette communion actuelle, active, efficace. Dans le mystère de cet échange l'amour de Dieu va accomplir son œuvre merveilleuse, et votre frère inconnu bénéficie de votre oraison. Élévation de l'âme, la prière élève toutes les âmes, car c'est en communion que les âmes croissent divinement.

Vous vous étonniez peut‑être tout à l'heure de cette confiance en la présence de Dieu dans le tumulte de nos cités, et vous cherchiez inconsciemment refuge, pour votre vie chrétienne, dans l'église, solitaire au milieu de la foule trop bruyante. Allons, ne craignez pas, emportez avec vous votre cellule intérieure, et croyez au rayonnement triomphant de cette présence divine, soutenue par la délicate prière diffuse à laquelle votre âme s'habitue maintenant. C'est le temps même de votre vie que vous retrouvez ainsi. Car rien ne doit être perdu dans le Christ, depuis que, venant sur terre, Il a racheté tous les temps dans son éternité.

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