Contribution à la théologie des oeuvres

De Salve Regina

Les sacrements
Auteur : Abbé V.-A. Berto
Source : La Pensée Catholique n° 20
Date de publication originale : 1951

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen

Contribution à la Théologie des œuvres

La thèse du livre fameux de dom Chautard O.C.R. « l’âme de tout apos­tolat », c’est que tout apostolat, c’est-à-dire tout effort pour procurer l’extension du règne de Dieu, a pour « âme », c’est-à-dire pour principe et condition de fécondité, la vie intérieure de celui-là même qui accomplit cet effort, c’est-à-dire son union à Dieu par la sainteté.

Cette thèse se résume en des formules vives, aiguës, que dom Chautard n’a pas toutes inventées, mais dont il s’est emparé pour les faire siennes et y couler sa pensée vigoureuse, presque implacable : fortissimum genus cenobitarum, dit saint Benoît ; dom Chautard était bien de la race, et racé jusqu’aux ongles.

L’une des plus connues de ces formules est qu’ « il ne faut pas quitter le Dieu des œuvres pour les œuvres de Dieu ».

Ce qui semble assez évident ! Des « œuvres de Dieu » pour lesquelles il faudrait quitter le « Dieu des œuvres » ne seraient certainement pas des « œuvres de Dieu ». Mais inversement, si les « œuvres de Dieu » sont vraiment telles, nul danger qu’en s’y adonnant on vienne à quitter le « Dieu des œuvres ». En sorte que les formules les mieux frappées ne sont pas toujours les plus décisives, et celle-ci laisse entier le problème, aussi longtemps du moins qu’on ne s’est pas expliqué sur ce que c’est que « les œuvres de Dieu ».

Déjà le P. Clérissac O.P., il y a quarante ans, s’adressant à des religieux de son Ordre, leur disait : « Nous ne sommes pas faits pour tout genre d’apos­tolat, ou plus exactement pour tout ce qui porte aujourd’hui cette étiquette ». Il sentait donc la nécessité de distinguer entre « l’étiquette » et, si l’on peut s’exprimer ainsi, la marchandise, entre le nom et la chose.

En réalité, la question est très complexe, plus complexe même, semble-t-il, que ne le pensait dom Chautard. Celui-ci, plus grand religieux que théologien consommé, paraît avoir pressenti les confusions à éviter, les distinctions à établir, plutôt qu’il ne les a expressément déterminées. S’il y a dans son livre, d’ailleurs si bienfaisant, nous ne disons pas quelque faiblesse, mais peut-être quelque chose d’incomplet, c’est ici.


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La sainteté personnelle, « subjective », comme on dirait à présent, de l’apôtre, est-elle à ce point nécessaire que rien absolument ne se puisse faire de valable sans elle, à ce point suffisante que n’importe quoi devienne valable par elle ? N’y a-t-il pas lieu de faire entrer en compte plus que ne l’a fait dom Chautard, la valeur « objective » des œuvres ? Les sacrements sont saints et sanctifiants, même administrés par un pécheur. Est-ce que certaines œuvres ne seraient pas aussi saintes par elles-mêmes pour ainsi dire, et sanctifiantes, indépendamment de la qualité de l’ouvrier ? Et comme, dans le cas présent, il y aurait des degrés, n’y aurait-il pas une sorte d’échelle de sainteté dans les œuvres ? Sous la com­mune « étiquette » d’apostolat, comme disait le P. Clérissac, il est probable que l’on aura rangé des activités dépourvues de toute utilité véritable pour le règne de Dieu ; mais il est encore plus probable que l’on a dû ranger des activités dont la relation au règne de Dieu, plus ou moins proche, est néanmoins toujours réelle. Il faut voir cela de plus près.

Qu’est-ce que l’apostolat ? Qu’est-ce que ces « œuvres de Dieu » dont la somme est l’apostolat ? Au premier regard, c’est un chaos : une école, une société sportive, un dispensaire, un orphéon, une manécanterie, un théâtre, tout cela et cent autres choses, ce sont « des œuvres ». Il saute aux yeux que tout cela ne peut au même titre être déclaré « apostolat ». Il faut trouver un système de mesure qui permette d’ordonner ce pêle-mêle, d’établir une référence à un « pre­mier analogué », à une sorte d’idée-archétype de l’apostolat.

Et aussitôt surgit l’abrupte interrogation de Foch : « Avant tout, de quoi s’agit-il ? »

Autant de conceptions de l’apostolat, autant de réponses, et il y en a, des conceptions de l’apostolat ! Mais elles ne se valent pas toutes, et il n’est pas si difficile d’écarter les mauvaises pour retenir la meilleure.

La meilleure, c’est la plus évangélique, et la plus ecclésiastique, c’est tout un. La conduite ici-bas du Verbe fait chair, la conduite de l’Eglise, voilà le « princeps analogatum », et même le « princeps analogans » de l’apostolat. L’idée que Jésus et son Eglise se font de l’apostolat est l’idée vraie de l’apostolat. Cette idée est merveilleusement simple. L’apostolat c’est de sauver et de sanctifier. L’accession à la grâce et la persévérance dans la grâce, voilà le salut ; la crois­sance illimitée dans la grâce, voilà la sainteté.

Il ne suit pas de là que l’on puisse aussitôt diviser les « œuvres » en deux grandes catégories : les œuvres de salut et les œuvres de sanctification. D’abord la continuité du salut et de la sainteté ne permet pas une division trop tranchée, une certaine intention de sainteté étant condition de salut. Ensuite il n’y a pas d’œuvre qui assure le salut ni la sainteté de ses membres, si elle ne leur donne le souci véritable et vivant du salut et de la sanctification du prochain. Les œuvres dites de piété n’échappent pas à cette loi, à laquelle sont soumis même les Ordres religieux contemplatifs. La vertu de charité, qui est le plus hautement contem­plative, étant reine des théologales, est unique, et ne se dédouble pas pour avoir un double objet, Dieu et le prochain : ces deux objets ne sont pas coordonnés, mais subordonnés. Partout, dans l’Eglise on récite le Pater noster, et la simple profession baptismale inclut l’apostolat de la prière et de l’assistance spirituelle au prochain dans les occasions.

L’Eglise n’en demande pas davantage au baptisé qui n’est que baptisé, c’est­-à-dire qui n’est encore qu’un enfant porté dans les bras maternels, qui n’a point caractère d’adulte dans le Christ, ni par conséquent charge d’adulte, ni par conséquent grâce d’adulte. Qu’il profite bien du lait, c’est là son affaire, et qu’il se laisse modeler en concitoyen des saints.

Telles ou telles œuvres ont pu laisser un peu trop dans l’ombre ce point assuré de théologie sacramentaire : c’est la raison de beaucoup d’échecs. Où il n’y a pas de puissance (naturelle ou surnaturelle) proportionnée, il n’y aura jamais d’acte vraiment spontané et vital, mais seulement un « plaquage » artificiel, tou­jours instable, toujours à recommencer. On aura beau faire, jamais on ne tirera des baptisés une activité de confirmés. On aura beau dire aussi que la nature ni la distinction des caractères ne sont objets dogmatiques, que les théologiens se sont donné carrière là-dessus, et que « l’Evangile est bien moins compliqué que ça ». A votre aise, mais ne vous plaignez pas d’échouer. Qu’il vous plaise ou non, rien ne réussit dans l’Eglise que ce qui est théologique[1].

Du reste, la plupart de nos œuvres s’adressent à des confirmés, ou la plupart de leurs membres sont des confirmés. La Confirmation imprime caractère d’adulte, lequel emporte charge d’adulte, laquelle postule grâce d’adulte.

Aux adultes les tâches civiques, dans la cité sainte comme dans la cité tem­porelle. Ils sont « soldats » dit le vieux catéchisme et « soldat », quoique peu gracieux, vaut bien « militant » qui, supportable comme adjectif - un chrétien militant, l’Eglise militante - fait hurler le goût quand il est pris substantivement. Soldats donc, et soldats toujours sous l’armure dont saint Paul a compté les pièces, soldats toujours en guerre, puisque « la Jérusalem d’en haut qui est notre mère » est à la fois « bienheureuse vision de paix » et royaume de celui qui n’est pas « venu apporter la paix, mais le glaive », étant pour toujours le signe de contradiction par rapport auquel se partagent les pensées des cœurs. A cette armée la défense et la conquête, non plus de manière occasionnelle et par une sorte de dépassement exceptionnel du Baptême, mais par office et désignation publique, en vertu de la Confirmation.

Ajoutons que l’ordre de cette armée requiert des ordonnateurs, autrement dit des chefs, et que le sacrement qui les fournit est précisément le sacrement de l’Ordre, troisième (mais premier en excellence) des Sacrements majeurs, après le sacrement suprême qui est l’Eucharistie, avant les deux Sacrements mineurs de Pénitence et d’Extrême-Onction, et avant le Sacrement minime[2] qui est le Mariage, satellite du Baptême sur la sphère vraiment céleste des Sacrements.

On voit dans quel sens il est vrai que la Confirmation est « le sacrement de l’Action catholique ». Non que de la Confirmation découle un devoir propre­ment dit d’appartenir à l’un ou l’autre des groupements ou « mouvements » d’Action catholique : il y a bien d’autres manières de satisfaire aux exigences de la Confirmation, comme la pratique de l’Eglise, en chaire et au confessionnal, le fait assez voir. Mais il est hors de doute que l’Action catholique est le domaine propre et connaturel des confirmés : y incorporer de simples baptisés, c’est une gaucherie d’apprentis théologiens,

D’autre part, et ceci nous semble beaucoup plus important, la Confirmation ne donne pas rang de chef dans l’armée sainte. C’est aux seuls ordonnés qu’il est dit : « Sacerdotem oportet proeesse ». Toutes les déclarations démagogiques sur la promotion du laïcat » n’y changeront rien. Elles ne changeront rien non plus à l’insistance avec laquelle le Souverain Pontife rappelle à l’Action Catho­lique l’obligation où elle est de demeurer subordonnée à la hiérarchie. C’est que cette obligation se fonde sur une nécessité intrinsèque, qui tient à la nature même de l’Eglise, société dans laquelle la distinction des classes s’opère selon les lignes de clivage des sacrements majeurs. A cette nécessité de droit divin, l’Action catholique ne pourrait se soustraire qu’en périssant.

Comment des vérités si certaines, et, disons-le, si élémentaires, ont-elles pu être méconnues ? On sait pourtant si elles l’ont été, et à quel point. « Le Pape, nous disait dernièrement un prêtre de beaucoup de sens, a bien clairement défini l’Action catholique comme la participation des laïcs à l’apostolat de la hiérarchie. Ma foi, à entendre ce qu’on entend, à lire ce qu’on lit, c’est à croire qu’elle est au contraire la timide participation du clergé à l’apostolat des laïcs ».

Il n’y a pas lieu de s’effrayer ! Ces sornettes ne sont pas promises à un avenir merveilleux. Il ne faut pas six cents pages pour démontrer qu’aucune « fausse réforme » ne se fera jamais dans l’Eglise, et quelle réforme plus fausse que celle qui tendrait à changer les relations divinement établies entre les sacre­ments divinement institués ?

Le sens des fidèles ne s’y trompe pas. La grâce du même sacrement qui fait deux des soldats les avertit invinciblement qu’ils ne sont pas des chefs. C’est en vain qu’on veut les enfiler, en vain qu’on les pousse emphatiquement à dépasser leur Confirmation. Ils résistent, par un instinct foncièrement juste. Le risque est qu’ils résistent trop, et que, pour avoir par trop maladroitement cherché à les déguiser en généraux, on ne vienne à leur faire déserter leur rang même de soldats ; tandis qu’une autre suite de la même erreur parfois intimide les vrais chefs, les ordonnés, au point qu’ils se font vergogne de commander.

Nous entendons bien que les ordonnés, les chefs, ce sont les Evêques, sous l’Evêque universel : eux seuls sont législateurs, eux seuls ont au sens plein du mot une Juridiction et des sujets. Mais suit-il de là que les confirmés seraient « articulés » directement sur l’Evêque, les prêtres du second rang se trouvant réduits aux fonctions d’« aumôniers des militants laïcs », distributeurs presque automatiques d’absolutions et de communions ? On croit rêver, et cette « réforme » serait encore plus « fausse » que l’autre ; heureusement, son absurdité est encore plus éclatante, ainsi que son caractère d’absolue nouveauté, privée de toute racine dans la tradition de l’Eglise. Comme si l’Evêque et ses prêtres étaient plusieurs prêtres, comme si les prêtres étaient autre chose à leur Evêque que des « humanités de surcroît » par lesquelles il exerce ses fonctions précisé­ment et formellement sacerdotales, qui comprennent aussi bien le commandement de l’armée des confirmés que la présidence de la prière et du sacrifice des baptisés ! Les prêtres ne sont chefs qu’en leur Evêque et par lui ; mais en lui et par lui, ils sont nécessairement chefs, chefs de prière et chefs d’action.

Qu’on dise après cela qu’un chef ne doit pas tout faire, qu’il ne doit pas se substituer à ses soldats, qu’il doit susciter, entretenir, ranimer les courages, nous le disons aussi. Ce sont des lieux communs, et nous nous occupons de théo­logie. En théologie, le chef de l’Action catholique, c’est le presbyterium, composé indivisiblement de l’Evêque, seul chef à titre propre et principal, et des prêtres ordonnés pour être avec lui, en lui, par lui, la tête mystique du diocèse, sous l’autorité seule souveraine du Pontife romain, qui a aussi, du reste, son clergé propre, non seulement comme Evêque de Rome, mais comme Evêque de l’Eglise catholique.

« Et tout le reste est littérature. »


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Ni notre salut, ni notre sainteté ne s’opèrent que dans l’Eglise. Nous nous sauvons comme membres, nous nous sanctifions comme membres, non seulement du Corps mystique, mais régulièrement de l’Eglise visible. Il paraît que dans « Les Clefs du Royaume » - livre que nous nous sommes fait l’honneur de dédaigner de lire - on voit un prêtre, au chevet d’un protestant moribond, l’exhorter selon l’esprit protestant, Nous ne discutons pas ici la légitimité d’une telle attitude, nous ne nous arrêtons même pas à blâmer l’imprudence d’un récit ou d’une fiction si propre à fausser le jugement du plus grand nombre de lecteurs ; nous disons simplement que cette situation est trop exceptionnelle pour que nous la prenions en considération. L’apostolat normal se fait dans l’Eglise, par l’Eglise, selon l’Eglise.

On peut donc dire, ou bien que l’apostolat consiste à faire vivre dans l’Eglise des membres de plus en plus nombreux et de plus en plus saints, ou bien qu’il consiste à faire vivre l’Eglise en des membres de plus en plus nombreux et de plus en plus saints. Comme l’Eglise et ses membres sont évidemment en relation de causalité réciproque, les deux propositions sont vraies. Cependant la seconde est plus exacte, en ce qu’elle donne priorité dans le langage à celui des deux termes de la relation qui a la priorité métaphysique dans l’ordre causal le plus noble, celui de la causalité finale. L’intention de Dieu révélée en saint Paul, est d’abord de constituer à son Fils un Corps qui soit son « plérôme », et une Epouse immaculée et sans ride. Qu’il y ait ce nombre ou cet autre nombre de membres, que tel ou tel soit du nombre des membres, cela ne vient que « per posterius » dans le dessein de Dieu.

Que la visée apostolique se conforme donc à cette sagesse cachée avant les siècles ! Qu’elle se propose d’abord l’Eglise ; que l’apôtre définisse son apostolat comme sa contribution à l’accroissement quantitatif et qualitatif de l’Eglise, Corps et Epouse du Christ. Il se mettra ainsi dans la vérité, qui est, elle aussi, « l’âme de tout apostolat ».

Si en effet l’apôtre se propose le bien des membres au-dessus du bien du tout, quoiqu’il ne soit pas dans le faux, il n’est pas non plus dans la vérité toute pure et totale, et il s’expose à deux périls.

Il s’expose au péril de la fièvre, ou au moins de la fébrilité. Vouloir, vouloir à tout prix gagner, une âme et telle âme, pour son bien à elle premièrement considéré, c’est présumer d’une réponse particulière à une question ici-bas insoluble, celle de la prédestination particulière. Certes, dans l’ordre de l’espérance, nous pouvons, nous devons présumer de la prédestination de cette âme, comme nous pouvons et devons présumer de notre prédestination propre. Mais une incertitude spéculative subsiste, irréductible ; on ne sait jamais de vraie science, certitudinaliter, dit saint Thomas, ni si une âme est ou non prédestinée, ni quelle est la loi de sa maturation surnaturelle, quelle sera l’heure de sa conversion au bien ou de son accession au mieux, ni qui sera l’instrument de ces merveilles. L’espé­rance doit donc se mêler d’abandon aux Desseins insondables. Faute de quoi l’apôtre aura la fièvre, il voudra cueillir le fruit avant qu’il soit mûr, il « enjam­bera sur la Providence », il cherchera à voir ce qu’il fait, à palper des résultats, et, pour le vouloir trop humainement encore, il compromettra le bien même qu’il veut. Qu’il se sache au contraire ouvrier de l’Eglise, de l’Eglise qui était avant lui et qui sera après lui, qui peut se passer de lui et de cette âme particulière qu’il veut conquérir, il ne perd pas de force, il n’a pas moins de zèle, mais le voilà dans l’ordre, le voilà libre, le voilà dans la patience attendant l’heure salu­taire, le voilà dans la paix de l’Esprit qui sans hâte féconde le chaos.

La fièvre n’est pas le seul danger, ni le plus redoutable. Quand le démon tenta Eve, ce fut en la séduisant. Gardons-nous de séduire au bien. Le bien peut ne pas plaire d’abord, et si l’on est préoccupé d’abord des cœurs qu’on veut lui gagner, la tentation vient vite de mettre un masque agréable sur son visage aus­tère. Mais l’agrément n’est que dans le masque et c’est au masque que s’attache­ront les cœurs : on sera bien avancé ! Il n’est que trop certain que telle « présen­tation » du Christ va à faire des nestoriens qui s’ignorent, que telle théorie de « l’adaptation au milieu » va à faire des mondains qui s’ignorent ; et l’on a voulu, et l’on a cru faire des chrétiens ! Ici l’apôtre ne compromet pas seulement, il manque son œuvre, et il arrive qu’il ne s’en aperçoive pas.

Mais que l’Eglise dans sa vérité soit l’âme de son apostolat, qu’il ait souci de l’Eglise d’abord, qu’il tienne à donner des âmes à l’Eglise encore plus pour le bien de l’Eglise et par fidélité au plan de Dieu que pour le bien des âmes et par dévouement aux âmes, il aura peut-être plus de peine, peut-être moins de consolation ; mais ce qu’il fera sera bien fait. S’il se propose d’abord de gagner des âmes à l’Eglise, il pourra sans le vouloir ou même le savoir, leur faire prendre pour l’Eglise une caricature de l’Eglise, mais s’il se propose de faire être l’Eglise, il ne peut pas la faire être autrement qu’elle n’est ; et il est par là protégé contre ses propres faiblesses et ses propres ignorances. L’existence actue l’essence sans l’altérer. L’essence de l’Eglise ne change pas quand elle commence d’exister dans un membre nouveau : or en ce passage de l’essentiel à l’existentiel consiste tout l’apostolat.


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Nous sommes maintenant en état de discerner entre les « œuvres de Dieu » et d’établir une double distinction, d’une part entre chacune d’elles et « le Dieu des œuvres », d’autre part entre chacune d’elles et chacune des autres.

Puisque tout se ramène à faire exister l’Eglise là où elle n’existe pas, à la faire exister plus complètement là où elle existe, il faut d’abord écarter du nombre des « œuvres de Dieu » celles qui ne sont pas aptes à procurer ce résultat.

Mais parmi celles qui y sont propres, il y a encore au moins deux degrés, selon qu’elles sont spécifiées à « l’esse » ou au « bene esse » de l’Eglise par leur objet, ou seulement par leur fin. Nous nous expliquons :

De certaines œuvres sont tellement d’Eglise, elles ont avec l’Eglise une relation si intrinsèque qu’elles sont comme inconcevables hors de l’Eglise : il n’y a pas d’enfants de chœur communistes, ni de manécanterie libre-penseuse. Eten­dons cette remarque à tout ce qui concerne en particulier l’école chrétienne ou l’Action catholique. Les deux adjectifs, quoique placés en épithètes dans le lan­gage, ne désignent pas néanmoins des qualités extrinsèques : il est intrinsèque à l’école chrétienne d’être chrétienne, à l’Action catholique d’être catholique.

Par conséquent, toute œuvre d’apostolat qui, par objet même, « ex objecto », est propre à promouvoir la doctrine, la morale, le culte de l’Eglise, appartient à la première catégorie des « œuvres de Dieu ». Ce sont les plus précieuses, les plus nobles, les plus efficaces.

D’autres œuvres, n’ayant pas un objet de soi situé dans l’ordre surnaturel, ont leurs pareilles hors de chez nous. Il existe des sociétés théâtrales, sportives, musicales, des institutions privées, économiques ou sociales, tout à fait « neutres » en religion, ou hostiles à toute religion. Ces œuvres, chez nous, et par le fait qu’elles sont de chez nous, portent le nom de catholiques ; mais ici l’épithète désigne une relation extrinsèque. Les règles du jeu de football ou de l’art dra­matique ne changent pas selon qu’elles sont pratiquées par des joueurs ou des acteurs qui se trouvent être des catholiques, des communistes, ou des boudhistes. Si de telles œuvres procurent une implantation ou un enracinement plus profond de l’Eglise, ce n’est plus, comme tout à l’heure, quasi ex opere operato, mais ex opere operantis : tout ici dépend de l’ouvrier.

Ce n’est pas à dire, et loin de là, que cette spécification par la fin soit à mépriser. Il y a, nous l’admettons sans hésiter sur la foi de ceux qui sont au travail, il y a des milieux si paganisés qu’avant d’y importer l’Eglise, il faut préparer le terrain, créer un climat favorable, et pour ainsi dire tamiser le rayonnement de la lumière évangélique, pour ne pas achever d’aveugler des yeux presque éteints. Il y a aussi, même pour des chrétiens, ce qu’on appelle assez bizarrement le « problème des loisirs », dont on comprend que dans une certaine mesure (souvent dépassée) on ait à s’occuper « apostoliquement ».

Ces considérations permettent de prévenir une erreur dans laquelle dom Chautard certes n’est pas tombé, mais où mènerait une application intempérante de sa thèse principale : « Soyez un saint, et vous ferez du bien avec n’importe quelle œuvre ; dispensez-vous d’être un saint, et nulle œuvre ne fera de bien entre vos mains. » Ce serait une espèce d’« indifférentisme des œuvres ».

Non, les choses ne vont pas ainsi, et cette prééminence donnée à la sainteté « subjective » sur la valeur ontologique des œuvres est la ruine de toute théologie pastorale. Nous n’en avons que trop souffert. Le raisonnement théologique démontre, l’histoire des saints confirme, qu’il faut au contraire apporter la plus soigneuse attention à la sainteté « objective » des œuvres, à leur idée immanente, à la nature de leur référence (intrinsèque ou extrinsèque) au règne de Dieu.

Nous arrivons même à cette conclusion, qui n’est paradoxale qu’en appa­rence, et qui en réalité est conforme à la théologie la plus certaine, que plus une œuvre est surnaturelle ex objecto, plus elle est apte de soi à faire « exister l’Eglise » quasi ex opere operato, et moins elle requiert la sainteté de l’ouvrier, plus elle est capable d’y suppléer et de surcroît plus elle la suscite. L’institution sauve et sanctifie par elle-même ceux qu’elle atteint, et par-dessus le marché, elle sanctifie, bon gré mal gré, celui qui la manie. En ce sens encore, Pascal a raison : « Travaillons donc à bien penser ». Une œuvre bien « pensée », c’est-à-dire dont la structure est conforme au plan de Dieu, aux conditions de fait dans les­quelles se trouve la matière à informer par l’Eglise est une œuvre qui porte fruit, indépendamment de l’ouvrier. Ce qui est de grande consolation, puisqu’enfin les saints sont rares. Il est doux de se dire que la sagesse de Dieu n’a pas plus subordonné la fécondité des œuvres que la validité des sacrements à la sainteté du ministre ou de l’apôtre. Les œuvres seront fécondes par elles-mêmes, dans la mesure où il y passera quelque chose de la sainteté institutionnelle de l’Eglise.

Au contraire, si l’œuvre n’est surnaturelle que par sa fin (et il en faut sans doute de telles, du moins nous l’avons admis sans discussion), c’est alors que la sainteté « subjective » de l’apôtre paraît s’imposer absolument. Le moyen n’étant pas ici du même ordre que la fin, il tend de son propre mouvement à s’ériger lui-même en fin, à faire oublier, à dérober, à dévorer la fin véritable, à laquelle on voulait d’abord le subordonner. Et c’est en abrégé l’histoire de cent et de mille « œuvres de Dieu ». Certes, là où l’ouvrier est un saint, qui ne perd pas le vue un instant le but suprême, qui tient bien la barre, alors le cap reste tourné vers le port. Mais dans le cas contraire, qui est, hélas, de beaucoup le plus fréquent, tous les louvoiements sont à craindre. On tire indéfiniment des bordées, on ne se rapproche pas du hâvre. Heureux encore si l’ouvrier apostolique lui-même ne finit pas par oublier qu’il est parti pour arriver. Il continue à faire oraison, à réciter chapelet et bréviaire, à célébrer avec piété. Mais dans son œuvre, concrètement, ce n’est plus la fin qui l’intéresse, c’est l’objet ; or par hypothèse l’objet ici n’est pas surnaturel et ne conduit pas de lui-même à la fin. Que de temps, que d’argent, que de peine perdus ! On fait du, sport pour le sport, de l’art pour l’art ; H sort du moulin, à longueur de décades, des sportifs ou des artistes, et l’Eglise n’est pas plus vivante dans la paroisse et parfois elle l’est moins. Certes ce n’est pas ce que l’on s’était proposé, mais concrètement, encore une fois, c’est là qu’on en est. On n’était pas un saint, et dans une œuvre de ce genre, rien ne pouvait dispenser d’en être un ; il ne suffisait pas d’intentions d’une honnêteté chrétienne commune. Faute de sainteté dans l’ouvrier, comme il n’y a pas de sainteté institutionnelle, l’œuvre ne sanctifie personne et tend à abaisser l’ouvrier. L’habitude, la routine, souvent un certain découragement, s’en mêlant, l’ouvrier apostolique finit par se justifier à lui-même son propre enlise­ment dans le moyen. Et cela encore est en abrégé l’histoire d’un grand nombre. De ces désenchantés de l’apostolat par le cinéma ou la gymnastique, il n’est pas de prêtre ayant la direction spirituelle d’autres prêtres qui n’ait recueilli des aveux de tristesse. Il les faut consoler, on le fait comme on peut ; il faudrait aussi, puisqu’ils sentent bien qu’ils ont fait fausse route, les engager dans une autre, mais à cela il est rare qu’on les décide. Tout écrasés qu’ils sont sous le poids de ces moyens lourds, tout impuissants qu’ils sont à tirer des énormes machines qu’ils ont montées ou que d’autres ont montées avant eux, un profit appréciable pour le royaume de Dieu, ils ne voient pas autre chose à faire que de continuer. Ils se consument là, et une sorte de sainteté leur vient de cette sorte d’abnégation.

Faut-il d’ailleurs accepter la supposition de l’erreur que nous dénoncions : « Soyez un saint, et n’importe quoi sera fécond dans vos mains » ? Nullement, les saints ne font pas n’importe quoi, par la raison décisive que les saints pensent juste. Si la sainteté est toute contenue dans la charité, ce n’est pas que la charité soit par sa seule essence toute la sainteté, c’est parce qu’elle inclut tout l’orga­nisme des vertus et des dons au premier rang desquels il faut ranger, dans la matière qui nous occupe, la prudence, le conseil et la Sagesse. Les saints pensent leurs œuvres, et prennent soin d’y inclure dès l’origine et d’y maintenir le maxi­mum d’éléments surnaturels ex objecto, le maximum de relations intrinsèques avec l’Eglise. Ils sont les derniers à se fier à leur propre sainteté « subjective ». Et nous qui ne sommes pas des saints, nous avons encore plus de raisons qu’eux de faire comme eux. Que nos œuvres soient saintes de la sainteté institutionnelle de l’Eglise, elles pourront (heureusement) se passer de la nôtre et nous forcer à croître nous-mêmes en sainteté. « Nous ne pouvons rien, dit la vulgate de saint Paul, au rebours de la vérité, mais dans le droit fil de la vérité : non enim aliquid possumus contra veritatem, sed pro veritate. »



  1. Nous entendons, comme il va de soi, non pas ce qui relèverait d’un système théologique particulier, mais ce qui est conforme à l’ensei­gnement théologique de l’Eglise, en tant même qu’il se distingue de l’enseignement dogmatique. Nous ne pouvons ici que renvoyer le lecteur à notre travail sur l’Eglise théologienne (La Pensée Catholique, cahiers n°s 1, 2, 3 et 4).
  2. Tous les sacrements sont grands, et mi­nime n’est affecté d’aucune valeur péjorative.
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