Explication de la parabole des dix vierges

De Salve Regina

Les Fins dernières
Auteur : P. Emmanuel
Source : Itinéraires n°245
Date de publication originale : juillet 1980

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen
Remarque particulière : Ce texte a paru seulement dans le « Bulletin de Notre-Dame de la Sainte Espérance », deux ans avant la mort du P. Emmanuel. C’est une explication de la parabole des dix vierges, qui constitue un très beau traité des fins dernières, appuyé sur l’Écriture et les commentaires patristiques.

La parabole des dix vierges - Traité des fins dernières

I

« Le royaume des cieux est semblable à dix vierges, qui, ayant préparé leurs lampes, sortent pour aller au devant de l’épouse et de l’époux. »

Le royaume des cieux, c’est l’Église. Elle est ainsi ap­pelée, parce que sa première origine doit se chercher dans la prédestination qui est cachée au sein de Dieu ; puis parce qu’elle a été fondée par Notre-Seigneur Jésus-Christ, l’Adam nouveau, l’homme céleste, et qu’elle se compose d’hommes qu’à son image Notre-Seigneur rend célestes. On peut donc affirmer qu’elle vient des cieux ; et un jour elle sera tout entière transportée dans les cieux, où règnent déjà ceux que saint Paul appelle « les premiers-nés de la gloire ». En réalité l’Église est étrangère ici-bas ; elle traverse ce monde, elle n’en est pas.

Le royaume des cieux est, comme le dit le divin maître en un autre passage du saint Évangile, semblable à des noces. L’Époux, c’est Notre-Seigneur ; l’Épouse est l’Église. Notre-Seigneur est tout à la fois la tête de son Église et son Époux ; l’Église est en même temps le corps de Jésus-Christ et son Épouse. Il n’y a pas d’antinomie entre ces similitudes. Le mot d’Épouse nous fait voir que l’Église appartient à Jésus-Christ par un libre choix ; le mot de corps désigne la parfaite unité d’esprit qui la rattache à lui. Il s’agit ici d’un corps mystique, dans lequel les âmes ne sont qu’un même esprit avec la tête divine qui les surmonte, et par suite les unes avec les autres comme des membres étroitement unis.

Notre-Seigneur a fait ses noces avec notre nature par la sainte Incarnation ; il va, à travers les figes, se ratta­chant des membres par le baptême, et consomme avec chacun son union par l’Eucharistie ; un jour, au dernier jugement, il prendra son Épouse dans la plénitude de ses membres, et l’introduira dans les noces éternelles.

Les chrétiens sont-ils assez pénétrés de cette pensée, qu’ils appartiennent au royaume des Cieux ? Se consi­dèrent-ils assez comme voyageurs et étrangers sur la terre ? Comprennent-ils assez le bonheur que Dieu leur prépare, et l’ineffable douceur des noces auxquelles ils sont conviés ? Dès ici-bas, s’ils sont fidèles, Dieu leur en donne un avant-goût ; et il y a de quoi leur faire prendre en profonde pitié la vie mondaine, qui se répand sur les créatures, qui cherche en elles ce qu’elles sont impuissantes à donner. Ô lamentable aberration ! Perdre les pures et enivrantes délices de l’esprit pour les criminelles satis­factions de la chair ! Aventurer son éternité pour une joie éphémère qui ne laisse après elle que dégoût et remords !

II

« Le royaume des cieux est semblable à dix vierges. » Que faut-il entendre par ces dix vierges ? Ce sont, dit saint Augustin, les âmes de tous les chrétiens. Il ne faut pas restreindre la comparaison à celles-là seulement qui font profession de virginité ; il ne faut pas non plus l’éten­dre à tous les hommes. Elle s’applique à tous les chrétiens. Car d’un côté elle a pour terme le royaume des cieux, où entrent les chrétiens mariés comme les vierges ; de l’autre, les vierges sont dites aller au-devant de l’Époux, ce qui ne saurait convenir aux non-chrétiens.

Dans un sens les chrétiens sont l’Épouse même ; dans un autre, considérés individuellement, ils sont compagnons et compagnes de l’Époux et de l’Épouse. S’ils sont fidèles, ils seront associés à leur éternelle félicité, et ne feront qu’une même chose avec eux ; s’ils sont infidèles ils en seront malheureusement et éternellement séparés. Il fallait de toute nécessité les considérer individuellement, pour faire voir en eux la distinction des mérites.

Pourquoi dix vierges ? Saint Augustin nous dit que le nombre cinq, avec son multiple, convient à l’homme qui a les cinq sens comme caractéristique de sa vie corpo­relle. On peut voir dans le nombre dix une allusion aux dix commandements de Dieu, dans l’observation desquels se résume la vie chrétienne prise en son sens le plus large. Peut-être enfin que c’était la coutume que dix vierges fussent déterminément le cortège de l’épouse dans les noces orientales.

Mais comment cette description des dix vierges s’appli­que-t-elle aux chrétiens ? Il y a trois caractères qui en ressortent : ce sont des vierges, elles tiennent en main des lampes, elles sortent pour aller au-devant de l’Époux et de l’Épouse.

Ce sont des vierges : comment les chrétiens peuvent-ils revendiquer le beau privilège d’être des vierges ? C’est qu’il y a une virginité qui leur convient à tous, à savoir l’intégrité de la foi et l’abstention des plaisirs illicites. Ici citons saint Augustin :

« L’Apôtre entend, non pas les seules personnes religieuses, mais toute l’Église quand il dit : « J’ai promis de vous présenter vierge chaste, à un homme unique qui est le Christ. » Et, comme il faut se méfier du diable qui est le corrupteur de cette virginité, il ajoute : « Je crains que, comme le serpent séduisit Ève par sa ruse, vos sens ne soient corrompus et ne perdent la chasteté qui est dans le Christ. » Ainsi peu sont appelés à garder la virginité dans leur corps ; tous doivent l’avoir dans leur cœur. » Celui qui se renferme dans le fidèle accomplissement du mariage et de ses devoirs de famille selon la volonté de Dieu, celui-là est vierge dans son cœur.

Les dix vierges tiennent dans leurs mains des lampes : ces lampes, dit saint Augustin, désignent les bonnes œuvres. C’est l’interprétation authentique du saint Évangile « Que vos œuvres, dit le Seigneur, luisent devant les hommes, afin que voyant vos bonnes œuvres, ils glorifient votre Pète qui est dans les cieux. » Ainsi la bonne vie est comme une lampe éclatante, qui, brillant dans les mains des chrétiens, indique à tous les hommes le droit chemin, et les porte à glorifier le Père céleste.

Notre-Seigneur dit de même à ses disciples : « Que vos reins soient ceints et vos lampes ardentes. » La cein­ture passée aux reins et comprimant les désirs de la chair, c’est la virginité ; les lampes ardentes, ce sont les bonnes œuvres, ou du moins un extérieur correct de vie chré­tienne dans lequel il n’y a rien à reprendre.

Les dix vierges sortent pour aller au-devant de l’Épouse et de l’Époux. Cette sortie suppose en elles le désir de faire leur salut ; cette sortie s’effectue par la foi et l’espérance. On ne sort pas ainsi, quand on ne croit pas aux vérités éternelles ; on ne sort pas ainsi, quand on n’est pas sti­mulé par l’espérance. Évidemment, dans nos dix vierges, il faut reconnaître ces deux vertus théologales.

En résumé, elles sont vierges, elles s’abstiennent des plaisirs défendus ; elles ont tout l’extérieur de la vie chré­tienne, dont elles observent les commandements et suivent les pratiques ; elles ont la foi et l’espérance.

Ici se pose une question formidable : pourquoi parmi elles cinq sages et cinq folles ? Pourquoi cinq sont-elles admises aux noces, et cinq repoussées des noces ? Nous posons la question avec saint Augustin, il nous en donnera la solution.

III

« Il y avait parmi elles cinq folles et cinq sages. »

« Les cinq folles, en prenant leurs lampes, ne prirent pas d’huile avec elles. »

« Les cinq sages prirent de l’huile dans des vases avec leurs lampes. »

C’est la provision d’huile qui fait entre elles la diffé­rence.

Les vierges sages ont cette provision : les vierges folles ne l’ont pas.

Que signifie cette huile ? Quelque chose de grand, dit saint Augustin ; et ce quelque chose de grand, c’est la charité.

La charité, sans laquelle rien ne sert pour le salut, même la foi, même l’espérance ;

La charité, qui nous fait agir pour Dieu seul, par l’unique et souverain désir de lui plaire ;

La charité, qui fait qu’on ne s’enfle pas de ses bonnes œuvres, et que pour les avoir fidèlement accomplies on ne se préfère pas au prochain.

Cette charité, sceau des élus, gage de l’éternelle vie, les vierges sages l’ont, les vierges folles ne l’ont pas. Extérieurement toutes ces vierges se présentent de mê­me ; c’est dans l’intérieur du cœur, dans le fond de la conscience, que gît la différence entre elles. Car les vases dans lesquels l’huile est renfermée, c’est le cœur, c’est la conscience.

Remarquons-le, toutes leurs lampes brillent ; mais les sages ont avec elles de quoi entretenir cette lumière, les folles n’ont pas de quoi l’entretenir. Ici prêtons l’oreille à la très sagace observation de saint Augustin.

Les vierges sages agissent pour Dieu, dans la pure in­tention de lui plaire ; il y a là un motif supérieur qui ne saurait leur manquer. Les vierges folles au contraire agissent pour le monde, dans l’intention de s’attirer des louanges.

Ces louanges sont comme une huile empruntée, qui communique à leurs lampes un certain éclat : mais que ces louanges leur fassent défaut, aussitôt leurs lampes s’éteignent. En un mot, tandis que l’éclat des lampes des premières vierges est assuré, la lumière de leurs lampes à elles est factice et temporaire.

Malheureuses vierges folles ! se priver des plaisirs dé­fendus ; s’assujettir au joug de la vie chrétienne, avoir la foi, avoir l’espérance ; et puis compromettre son salut en recherchant les louanges et l’approbation du monde ! Com­bien un tel spectacle ne doit-il pas nous stimuler à fuir la vanité, et à nous conduire en toutes choses par le pur désir de plaire à Dieu seul !

IV

Elles sortent donc ces vierges, pour aller au-devant de l’Époux et de l’Épouse ; pour attendre cet Époux céleste qui est venu une première fois sur la terre chercher son Épouse, qui l’a quittée pour un peu de temps, qui reviendra la prendre définitivement avec lui dans un appareil de gloire.

Cependant l’Époux tarde à venir. Ah ! ces délais de Dieu, qui ne sont rien au regard de l’éternité, comme ils pèsent souvent à l’impatience humaine !

Il est nuit. La nuit désigne la vie présente, où nous sommes éclairés par le flambeau de la foi, en attendant le grand jour de l’éternité. Elle désigne aussi, selon saint Augustin, la profonde ignorance où nous sommes relative­ment à l’heure du jugement.

Et les vierges, toutes, s’assoupissent et s’endorment toutes, bonnes et mauvaises, sages et folles. Ici nous cite­rons saint Augustin :

« Pensez-vous, dit-il, qu’il s’agisse là d’un bon som­meil ? quel est ce sommeil ? Peut-être bien que, l’Époux tardant à venir, et l’iniquité se multipliant, la charité de beaucoup se refroidit ? Faut-il donc entendre ce sommeil du refroidissement de la charité ?

Je ne le crois pas, et je dirai pourquoi ; c’est que les sages subissent ce sommeil comme les folles. Il est vrai, le Seigneur a prédit que la charité de beaucoup se refroidirait par l’abondance de l’iniquité dans le monde. Mais il a tout aussitôt ajouté : « Celui qui persévérera jusqu’à la fin sera sauvé. » Or les vierges sages ne sont-elles pas précisément de ceux qui persévèrent jusqu’à la fin ? Sans doute, mes frères : et si elles sont admises aux noces, c’est en raison de leur persé­vérance. Le froid de l’iniquité ne s’est pas glissé dans leur âme, leur charité ne s’est pas refroidie, mais jusqu’à la fin elle est demeurée ardente. Parce qu’elle est demeurée ardente, les portes de l’Époux s’ouvrent pour elles : et comme au bon serviteur, il leur est dit : « Entrez dans la joie de votre Seigneur. » Que signifie donc cette parole, « toutes s’endormirent ? ». Il est un sommeil auquel per­sonne n’échappe. Ne vous rappelez-vous pas l’Apôtre qui dit : « Je ne veux pas vous laisser dans l’ignorance au sujet de ceux qui dorment », c’est-à-dire au sujet de ceux qui sont morts. Pourquoi les morts sont-ils appelés des dormants, sinon parce que, à leur heure, ils ressusciteront ? Donc « toutes s’endormirent ». Une vierge a beau être sage, elle ne peut éviter la nécessité de la mort. Qu’elles soient folles, qu’elles soient sages, toutes s’endorment du som­meil de la mort.

« Souvent on entend les hommes dire : voici que vient le jour du jugement, il se fait tant de mal, les fléaux se multiplient de telle sorte, que c’est bien la réalisation de ce qu’ont dit les prophètes, et il ne saurait tarder désor­mais. Ceux qui parlent ainsi, le font en esprit de foi ; et par de telles pensées, ils vont au-devant de l’Époux. Mais voici guerre sur guerre, tribulation sur tribulation, tremblement de terre sur tremblement de terre, famine sur famine, nation soulevée sur nation soulevée, et l’Époux ne vient pas encore. Tandis qu’ils attendent sa venue, tan­dis qu’ils disent : « le voici il ne saurait tarder davan­tage », tous ceux qui parlent ainsi s’endorment les uns après les autres. Le tout est de s’endormir de la bonne manière en persévérant dans la charité jusqu’à la fin ; en un mot, que le sommeil de la mort nous trouve attendant fidèlement l’Époux ! Ce n’est qu’un sommeil, bientôt suivi de la résurrection. Mais ce sommeil, tous le subissent vierges sages et vierges folles ! »

Quelle peinture que celle de ces générations dispa­raissant de la surface de la terre les unes après les autres, tandis que l’Époux tarde à venir ! Du temps de saint Augustin, les barbares faisaient irruption de toutes parts dans l’empire romain, et portaient le ravage et la désolation en ses provinces florissantes ; en présence de ce déluge de calamités, plusieurs croyaient à la fin prochaine du monde, et saint Grégoire le Grand lui-même se fait l’écho de ces appréhensions. Saint Augustin, lui, ne céda pas à cette impression d’ailleurs bien explicable. Dans une lettre à un certain Hésychius, évêque de Salone, qui est un véritable traité, il explique très doctement les raisons qui l’empêchent d’ajouter foi à un avènement prochain du Juge des vivants et des morts. Son sentiment s’est trouvé juste : quinze siècles se sont écoulés depuis l’invasion des barbares, et le monde attend encore les redoutables assises du dernier jugement. C’est la vérification du mot de l’Évangile : « l’Époux tardant à venir ».

Revenons à nos vierges. Les vierges folles, ayant un extérieur compassé de vie chrétienne par lequel elles cher­chent à s’attirer la faveur et l’applaudissement du monde, sont, en somme, des hypocrites. Or saint Grégoire le Grand distingue deux époques dans la vie terrestre de l’Église : l’une pendant laquelle la religion est honorée des grands et des princes, et protégée par les pouvoirs pu­blics ; l’autre pendant laquelle la vraie foi est rejetée par le grand nombre et les bons chrétiens sont honnis et per­sécutés. Pendant la première période les hypocrites se dissimulent soigneusement sous le masque des pratiques religieuses, leurs lampes brillant d’un éclat factice. Du­rant la seconde, ils jettent le masque et se joignent aux ennemis de l’Église qui ont pris temporairement le des­sus ; leurs lampes sont éteintes. N’est-ce pas ce que nous voyons de nos jours ? Ceux qui croyaient de bon ton de conserver quelques pratiques religieuses, les abandonnent, parce qu’ils voient que l’esprit public est hostile à la reli­gion et à ses ministres.

Est-ce à dire qu’aujourd’hui l’hypocrisie ne soit plus à craindre, et que tous les chrétiens pratiquants soient de francs et vrais chrétiens. Hélas ! il faudrait connaître bien peu la nature humaine pour croire qu’elle n’ait pas toujours à se défier de la vanité, laquelle empoisonne les meilleures actions ! Il est, de nos jours, un certain chris­tianisme tolérant et accommodant, que le monde même le plus irréligieux couvre de louanges.

C’est contre ce chris­tianisme, qui n’ose pas affirmer les droits de Dieu, qu’il faut se mettre en garde. S’il insinue son poison jusqu’au fond de nos cœurs, nous sommes perdus. Ayant si peur de déplaire au monde, de heurter le monde, comment, se­lon ce que dit saint Paul, serions-nous encore des servi­teurs de Jésus-Christ ? Ce désir de plaire au monde, n’est-ce pas précisément ce qui constitue les vierges folles ?

V

Toutes nos vierges sont mortes, bien mortes ; et tous les bruits du monde ne les réveilleront pas.

Mais « voici qu’au milieu de la nuit s’élève une grande clameur ». « Qu’est-ce à dire, « au milieu de la nuit », se demande saint Augustin ? Cela signifie : quand on en est venu à ne plus espérer, à ne plus croire. La nuit dé­signe une profonde ignorance. Il s’en trouve qui calculent comme il suit : Tant d’années se sont écoulées depuis Adam, voici bientôt la somme de six mille ans qui se complète, aussitôt ce chiffre atteint, d’après certains in­terprètes, éclatera le jour du jugement ; et les années s’accumulent, et les supputations sont reconnues fautives, la venue de l’Époux tarde toujours, et les vierges allant à sa rencontre s’endorment. Et tandis qu’on en est venu à ne plus rien espérer, puisque la date des six mille ans est passée, tandis qu’on se demande anxieusement et sans point de repère « quand viendra-t-il ? », voilà qu’il vient au milieu de la nuit. Il vient, quand on est en pleine incertitude de sa venue. N’est-ce pas là ce que déclare le Sauveur, quand il dit : « Il ne vous appartient pas de savoir les temps que le Père garde en sa puissance. » L’Apôtre tient le même langage : « Le jour du Seigneur viendra comme le voleur dans la nuit. » Veillez donc durant la nuit, pour que le voleur ne vous surprenne pas, quant à éviter le sommeil de la mort, bon gré mal gré, vous ne l’éviterez pas. »

Ainsi, d’après le saint Docteur, il est inutile d’établir des supputations concernant la fin du monde, de chercher à deviner la date du jugement. Il éclatera précisément au moment où, tous les calculs étant reconnus fautifs, l’humanité déroutée en sera venue à ne plus attendre la venue du Souverain Juge, et presque à n’y plus penser. Jamais les ténèbres n’auront été plus épaisses. Les impies se riront de la vaine attente des justes ; et ceux-ci mêmes seront déconcertés. « Quand viendra le Fils de l’homme, demande le Sauveur, pensez-vous qu’il trouve de la foi sur la terre ? » Il en trouvera sans doute, puisque son Église subsistera jusqu’à la fin des siècles, et que l’Église n’existe que par la foi.

Mais cette foi sera devenue si rare, elle se trouvera si obscurcie et si défaillante, que son flambeau n’aura plus la pénétrante et victorieuse clarté des premiers âges.

A ce moment de torpeur générale, une clameur s’élève soit le choc des éléments du globe, qui entre en de su­prêmes convulsions avant que de se dissoudre ; soit la voix des anges qui se rend sensible, qui éclate comme un son de trompette, et qui, par la vertu de Dieu, s’en va réveiller les morts dans leur tombe.

Et que dit cette clameur terrible ? Oh ! une chose très douce, une chose enchanteresse : « Voici l’Époux qui vient, sortez à sa rencontre. » C’est en cet appel d’amour que se résoud le bouleversement du monde.

Heureux les morts que cette clameur, que cet appel d’amour fera tressaillir dans leurs tombes !

Pour ne pas être surpris, méditons sur cet instant re­doutable qui clôturera les annales de l’humanité sur la terre.

Nous vivons de la patience de Dieu qui nous attend à conversion. Plus cette patience est étendue, plus l’appa­rition soudaine du Souverain Juge sera formidable.

VI

« Tous, dit saint Paul, nous ressusciterons ; mais tous nous ne serons pas transformés. »

Mort commune aux bons et aux méchants ; résurrection commune.

Puis le jugement général, résumant et complétant le jugement particulier. A la clameur qui retentit, « toutes les vierges se levèrent », « et elles préparèrent leurs lam­pes », elles sortirent de leurs tombes et elles se prépa­rèrent, puisque les lampes désignent les bonnes œuvres, à rendre compte au Souverain Juge des œuvres de toute leur vie.

Mais alors qu’arriva-t-il ? Les vierges sages, qui avaient avec elles leur vase d’huile, rallumèrent leurs lampes ; les vierges folles qui n’avaient pas d’huile, ne purent ral­lumer les leurs. Ici écoutons saint Augustin :

« Ces vierges folles, par leur abstention des plaisirs coupables, par leurs bonnes œuvres, cherchaient une répu­tation tout humaine. Voulant plaire au monde, et faisant pour lui toutes ces choses louables, elles ne portent pas d’huile avec elles. Ne les imite pas, ô chrétien : porte avec toi ton huile, porte-la intérieurement, là où pénètre le regard de Dieu ; porte le témoignage de ta propre conscience. Celui qui se règle sur le témoignage d’autrui, ne porte pas avec soi son huile. Si donc tu t’abstiens des choses illicites, si tu fais des bonnes œuvres pour être loué par les hommes, tu n’as pas ton huile au-dedans de toi-même. Quand les hommes cesseront de te louer, ta lampe s’éteindra. Prêtez-moi ici votre attention, mes chers frères. Avant que les vierges s’endormissent, il n’est pas dit que les lampes d’aucune d’entre elles se soient étein­tes. Les lampes des sages brûlaient d’une huile intérieure, de la paix de leur conscience, d’une gloire secrète, d’une intime charité. Les lampes des folles brûlaient également pourquoi ? Parce que les louanges humaines ne leur man­quaient pas. Mais après qu’elles furent toutes ressuscitées, elles cherchèrent à disposer leurs lampes et à les rallumer, autrement dit à préparer leur reddition de compte. Mais comme alors il n’y aura plus de louanges trompeuses, com­me chacun sera tout entier occupé de soi-même et du compte qu’il a personnellement à rendre, les lampes des vierges folles s’éteignirent, elles furent impuissantes à les rallumer, et se tournant vers les sages, elles leur dirent :

« Donnez-nous de votre huile, parce que nos lampes s’étei­gnent. » Elles voulurent alors continuer ce qu’elles avaient coutume de faire, c’est-à-dire faire briller leurs lampes avec une huile d’emprunt, quêter les approbations d’autrui. Mais tout cela n’était plus de saison. »

Les sages leur répondirent : « De crainte que l’huile ne suffise pas pour nous et pour vous, allez plutôt aux vendeurs, et achetez-en pour votre usage. » Saint Augustin voit en cette réponse comme une dérision de l’éternelle sagesse, à l’adresse de ceux qui méconnaissent les droits imprescriptibles de l’amour divin. En tout cas, elle ex­prime, de la part des vierges sages, non pas un désespoir de trouver grâce devant le Souverain Juge, mais une sage défiance touchant leurs propres mérites, et une salutaire humilité. Telle doit être notre attitude pour nous présenter au tribunal de Dieu, qui juge les justices mêmes. « En ce jugement, dit saint Augustin, la bonne conscience elle-même ne peut que trembler. » Loin de s’enfler de ce qu’elle a fait de louable, elle craint que le regard scruta­teur du Juge ne découvre en elle des taches qu’elle ne soupçonne pas. Elle s’humilie donc et s’écrie : « N’entrez pas en jugement, Seigneur, avec votre serviteur. » Elle se réclame à sa miséricorde, et fait appel à sa clémence : « Pardonnez-nous nos offenses. » La vraie justice ne con­naît pas la présomption, mais d’ailleurs elle espère dans les mérites de Jésus-Christ : « En vous j’ai espéré, Sei­gneur, je ne serai pas éternellement confondu. »

Dès lors que les justes eux-mêmes ne se fient pas sur leurs justices et mettent l’espoir de leur salut à implorer la miséricorde de leur Juge, ils ne peuvent se porter ga­rants de la vie de leur prochain et en prendre la respon­sabilité. A chacun selon ses œuvres, au tribunal de Dieu ; chacun pour soi-même : c’est une loi qui n’admet pas d’exception. Aussi les vierges sages repoussent-elles le recours des vierges folles : « Allez aux marchands d’huile et achetez-en. »

Les marchands d’huile, dit saint Augustin, ce sont les flatteurs. Ils vendent de l’huile, en se faisant payer d’une manière ou d’une autre les louanges qu’ils donnent. Ô le triste commerce ! La louange accuse un fond répréhensible de vanité et chez celui qui la donne et chez celui qui la reçoit. Ah ! s’écrie saint Augustin, au lieu de prêter l’oreille à des flatteurs, que ne portez-vous votre huile en vous-même, que ne faites-vous vos bonnes œuvres par un motif de conscience et pour plaire à Dieu, que ne dites-vous : « Le juste me corrigera et me reprendra miséri­cordieusement, mais l’huile du pécheur ne sera pas versée sur ma tête. »

Mieux vaut mille fois que le juste me répri­mande, que le juste me reprenne, que le juste me souf­flette, que le juste me châtie, que de recevoir sur ma tête l’huile du pécheur ! qu’est-ce que l’huile du pécheur, sinon les caresses du flatteur ?

Au jugement de Dieu, les flatteurs ont disparu. L’âme qu’ils ont trompée les cherche désespérément. Et durant ce temps l’Époux vient, la porte se ferme. C’est la dernière partie du drame qui va se développer devant nos yeux, comme un enseignement vécu.

VII

Voilà donc les malheureuses vierges qui ont leurs lampes éteintes. Elles croyaient avoir fait des bonnes œuvres, et ces œuvres, sont mortes. Elles croyaient tenir quelque chose, et ce quelque chose s’est évanoui comme une fumée ; tel celui qui aurait des billets de banque, lesquels se trouveraient faux et sans valeur.

Leur agitation pour trouver des vendeurs d’huile dé­peint leur désarroi et le désespoir de leur âme habituée à des flatteries, et qui ne rencontre autour d’elle qu’un morne silence.

Cependant, « l’Époux vient et celles qui étaient prêtes entrèrent avec lui aux noces, et la porte fut fermée ».

Ah ! dit saint Grégoire le Grand sur ce passage, s’il nous était donné de sentir, par un goût intérieur, tout ce qu’il y a d’admiration en cette parole : « l’Époux vient ! » Et de douceur en cette autre : « Elles entrèrent avec lui aux noces ! » Et d’amertume en cette autre : « Et la porte fut fermée. »

Venit sponsus, quid admirationis ! Il est venu autre­fois sur la terre, si humble et si pauvre ! Il y a vécu si méprisé ! Il y est mort si ignominieusement supplicié ! Il reste au Saint-Sacrement si caché et si délaissé ! Il est si nié, si discuté, si combattu ! Et maintenant le voilà sur les nuées du ciel, entouré d’un appareil de gloire, divine­ment beau, suavement terrible, offert avec ses plaies glori­fiées en spectacle à tous les hommes, ravissement des bons, effroi des méchants, prenant possession lui et les siens d’un royaume qui n’aura pas de fin.

Intraverunt cum eo ad nuptias, quid dulceedinis ! Elles étaient prêtes, les vierges sages ; leurs lampes rayonnaient de l’huile d’une bonne conscience, même au soleil de l’éternelle justice. Elles entrent, quelle sécurité ! Avec lui, quelle société ! Aux noces, quelles délices !

Et clausa est janua, quid amaritudinis ! Et derrière Lui, derrière elles, la porte est fermée, irrévocablement. Ceux qui ont laissé passer le moment d’y entrer resteront dehors, à tout jamais ! Quelle amertume ! Quelle confu­sion ! Quel désespoir ! Pas de place pour eux, pour les malheureuses vierges. Elles ont beau frapper à la porte, et s’écrier avec des lamentations : « Seigneur, Seigneur ouvrez-nous ! » Le Seigneur leur répond : « En vérité, en vérité je vous le dis, je ne vous connais pas. » Vous êtes pour moi des étrangères. Que faut-il donc pour être connu de Jésus ? Il faut avoir le cœur tout à lui plaire ; fuir les regards du monde ; aimer la vie humble et cachée, comme il s’y est lui-même complu.

Par cette mise en scène parabolique, par cette allée et venue des vierges folles, par ce stationnement à la porte des noces, Notre Seigneur a voulu nous faire comprendre qu’il n’y a plus de pénitence après cette vie. Écoutons saint Augustin :

« Il a été dit, et c’est là une promesse qui ne trompe pas : « Frappez et l’on vous ouvrira. » Mais frappez, maintenant que c’est le temps de la miséricorde, et non pas quand ce sera le temps du jugement. Ne confondons pas ces deux temps, alors que l’Église chante distincte­ment à son Seigneur miséricorde et jugement (Ps. C). Voici le temps de la miséricorde ; fais pénitence. Mais si tu prétends la faire au temps du jugement, tu prendras place parmi les vierges qui trouvèrent porte close. »

Saint Grégoire cite à ce propos les paroles du Seigneur dans les Proverbes de Salomon : « Je vous ai appelés, vous avez refusé ; j’ai tendu la main, vous n’avez pas jeté les yeux sur moi ; vous avez méprisé tous mes conseils, et négligé toutes mes réprimandes.

Et moi je rirai à votre perte, et je vous tournerai en dérision quand arrivera ce que vous redoutiez. Lorsque fondra sur vous la calamité subite, lorsque votre fin s’abattra sur vous comme la tem­pête, quand vous saisiront la tribulation et l’angoisse, vous m’invoquerez et je ne vous écouterai pas, vous vous mettrez le matin en quête de moi, et vous ne me trouverez pas » (Prov. 124, sq.). C’est ainsi que toute l’Écriture restreint le temps de la miséricorde à la vie présente.

Saint Grégoire va plus loin, et de la malheureuse fin des vierges folles, il conclut qu’il ne faut pas renvoyer la pénitence à l’heure de la mort. Il raconte à ce sujet, en terminant son homélie, une histoire terrifiante. Il conclut : Pensons sérieusement à toutes ces choses, mes frères, ne laissons pas se perdre inutilement le temps, ne remet­tons pas à commencer une bonne vie au moment même où notre âme devra quitter son corps. La Vérité qui est Jésus-Christ nous donne cet avertissement : « Priez pour que votre fuite n’ait pas lieu le sabbat ni en hiver. » Le sabbat, la loi mosaïque interdisait les longues courses ; l’hiver, les chemins sont mauvais, le froid glace le voya­geur. Ne remettez pas à fuir vos péchés, quand Dieu ne vous mesurera qu’un court espace de vie, quand vos sens seront engourdis par le froid précurseur de la mort. »

VIII

Notre-Seigneur conclut la parabole des dix vierges par ces mots : « Veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l’heure. »

Les vierges sages avaient pris leurs précautions ; les vierges folles ont été surprises.

Les premières, ayant toujours devant leurs yeux l’heure inconnue du jugement, s’ingéniaient à plaire à Dieu, s’ef­forçaient de purifier de plus en plus leur conscience. Les secondes, légères, imprévoyantes, se laissaient aller à l’amour des louanges, à la vanité, et perdaient leur temps. L’heure du jugement sonne à l’improviste, et les voilà éternellement confondues.

Ne nous laissons pas aller à cette mortelle impré­voyance. Il y va de notre salut. Remplissons sans tarder les conditions requises pour être sauvés : sans tarder, disons-nous, car nous ne savons ni le jour ni l’heure à laquelle nous serons appelés au redoutable tribunal de Dieu.

Que faut-il pour être vraiment prêts ? S’abstenir des plaisirs coupables du monde ? C’est déjà un point, mais cela ne suffit pas. Mener une vie extérieurement chrétien­ne ? Cela ne suffit pas encore. Il faut de plus avoir une intention droite et pure de plaire à Dieu en toutes ses œuvres ; intention qui est une huile sainte et indéfectible, intention qui rend les œuvres lumineuses aux yeux de Dieu, intention qui provient d’une vraie Charité.

Écoutons l’Apôtre exaltant la nécessité de la Charité : « Que j’aie une foi à transporter les montagnes, que je distribue tout mon bien aux pauvres, que je livre mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, tout cela ne me sert de rien. »

S’il faut toutes ces conditions réunies pour aller au ciel, et il n’est pas douteux qu’elles aient été posées par le Sauveur, comment déplorer assez l’illusion de ceux qui prétendent y entrer sans avoir gardé la chasteté convenable à leur état, et sans avoir observé dans leur intégrité tous les commandements de Dieu et de son Église ?

S’il faut cacher, autant que possible, aux yeux des hommes le bien que l’on fait pour ne pas en perdre le mérite : que penser de ces femmes et de ces filles légères, qui cherchent à attirer sur elles tous les regards par une tenue coquette et mondaine ?

La méditation sérieuse de notre Évangile est de nature à dissiper bien des illusions préjudiciables, à retirer bien des âmes d’un chemin dangereux qui les conduirait à leur perte éternelle : puisse-t-elle obtenir un si enviable résul­tat !

Nous n’avons rien avancé que d’après les Commen­taires de saint Augustin et de saint Grégoire. Terminons par l’entraînante conclusion de saint Augustin.

« L’heure viendra : quand viendra-t-elle ? Nous l’igno­rons. Ce sera au milieu de la nuit : Veillons, « veillez », conclut l’Évangile, car vous ne savez ni le jour ni l’heure. »

« Puisqu’il nous faut nous endormir, comment veiller ? Veille par le cœur, veille par la foi, veille par l’espérance, veille par la charité, veille par les bonnes œuvres ; si cor­porellement tu t’endors, comme le veut la nature, bientôt sonnera le réveil. A ce réveil prépare ta lampe : qu’alors elle soit brillante, entretenue par l’huile d’une bonne conscience : alors l’Époux céleste te prendra dans un em­brassement immortel, il t’introduira dans sa demeure où tu ne dormiras plus, où jamais ta lampe ne pourra s’étein­dre. Et maintenant, mes frères, nous sommes dans les labeurs, nos lampes vacillent sous les vents du siècle et parmi les tentations : que leur flamme brûle avec tant de force, que le vent de la tentation, bien loin de les éteindre, ajoute encore à leur ardente clarté. »

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