Introduction à la philosophie politique selon St Thomas
De Salve Regina
Philosophie politique | |
Auteur : | abbé S. Leclère |
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Date de publication originale : | 2002 |
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Difficulté de lecture : | ♦♦♦ Difficile |
Remarque particulière : | Docteur en philosophie, professeur au séminaire de Wigratzbad |
Dans un monde déchristianisé et sécularisé, il est aisé, même pour le fidèle catholique, de perdre le sens de la vérité politique et d’accepter au moins pratiquement les principes erronés qui de fait régissent la chose politique de façon pour ainsi dire universelle. C’est un fait indéniable que la chose politique échappe aujourd’hui à l’influence des vérités de la doctrine chrétienne et le fidèle vit, qu’il le reconnaisse ou non, dans une société politique qui ne reconnaît pas la finalité que lui, fidèle, doit reconnaître à la société politique. L’attitude nécessaire du fidèle dans une telle situation politique est la résistance mais cette résistance politique exige quel qu’en soit le degré, la connaissance des principes de la politique. Saint Thomas d’Aquin reste le docteur commun de l’Église et son enseignement en matière politique demeure un moyen puissant de connaître et de conserver le sens de la vérité politique.
Il faut d’abord distinguer la science politique au sens strict, qui est une science pratique, de la philosophie politique qui énonce les principes de la science politique. L’idéalisme philosophique a confondu ces deux sciences et a par là totalement obscurci la compréhension de la matière politique. Si la science politique doit être possédée par le chef de la cité, il appartient au philosophe (ou au théologien) d’énoncer les principes de la science politique. Ce n’est pas là vouloir faire du philosophe, comme la philosophie des Lumières, comme le Platon de la République, le véritable chef de la cité, mais c’est reconnaître la véritable nature de la politique qui est à la fois l’art de gouverner les hommes, c’est à dire de les conduire vers le bien commun politique, et la connaissance de la nature politique de l’homme et du bien commun politique. Pour conduire l’homme vers le bien commun politique il faut certes connaître ce bien. Et l’homme qui énonce quel est le bien commun politique peut aussi posséder l’art de gouverner les hommes vers ce bien qu’il désigne, mais la coïncidence du philosophe et du chef de la cité sera accidentelle et il reste que de soi il n’appartient pas au philosophe de la chose politique de gouverner les hommes. Il faut en préciser la raison, et dissiper ce que l’on peut appeler l’utopie ou illusion idéaliste en politique.
Pour cela il faut rappeler un grand principe épistémologique : à aucune science il ne revient de prouver la vérité de ses principes. Or dans l’ordre pratique le principe est la fin. En effet l’ordre pratique est celui de l’action humaine et celle-ci est déterminée par sa fin. C’est en cela que la fin est principe et même cause de l’action humaine.
Chaque science reçoit d’une autre science, à laquelle elle est subordonnée, la vérité de ses principes. Car s’il appartenait à chaque science de prouver la vérité de ses principes il n’y aurait plus de science comme l’affirme le scepticisme philosophique, ce qui est manifestement faux. Pour prouver la vérité de son principe une science devrait en effet le réduire à une vérité plus évidente et alors son principe ne serait plus principe, car il appartient au principe comme principe d’être évident dans son ordre. Il faudrait procéder ainsi indéfiniment et la science fondée sur un tel principe n’en serait pas une. Il est manifeste par ailleurs qu’il n’y pas une seule science humaine parfaitement unifiée qui trouverait en elle-même la vérité de son principe. C’est que chaque science humaine est déterminée par son objet et comme il y a une multiplicité d’objets distincts il y a une multiplicité de sciences. Mais les différents objets ou réalités sont hiérarchisés, leur proximité à la cause première de tout être est plus ou moins grande, et donc les sciences elles-mêmes que déterminent ces différents objets intelligibles hiérarchisés sont hiérarchisées. C’est ce que saint Thomas appelle la subalternatio scientiarum et qui est relative à l’ordo entium. Le philosophe idéaliste, en voulant trouver dans l’acte humain de connaître lui-même son principe objectif, méconnaît que l’acte humain de connaître est déterminé par son objet et il ne peut plus voir la hiérarchie des sciences et donc la subordination de la science politique à la philosophie politique. Ayant nié la réalité de l’objet, le philosophe idéaliste détruit tout l’ordre cognoscitif. Il détruit jusqu’à l’analyse réflexive de l’âme humaine par elle-même, qui ne peut être conduite sans que soit reconnue la réalité de l’objet déterminant l’acte intellectif. Seule la volonté demeure alors face à l’intellect et la politique ne peut plus dès lors qu’être volontariste. C’est l’opportunisme politique et le volontarisme le plus foncier.
Le chef de la cité à qui il convient de gouverner les hommes qui en sont les membres ne définit donc pas le bien commun politique, mais le reçoit du philosophe de la chose politique et s’il lui arrive de le définir il ne le ferait pas en tant que chef de la cité mais bien en tant que philosophe de la chose politique qu’il serait par ailleurs. Cette distinction n’est pas peu importante car elle seule exprime à la fois l’aspect spéculatif et l’aspect pratique de la science politique et établit la subordination de la science politique comme science pratique (et c’est la plus achevée des sciences pratiques du fait de la supériorité de son objet), à la philosophie politique qui lui donne son principe.
S’il est rare que le philosophe du politique soit chef d’État c’est du fait de la complexité et de la diversité de ces sciences que sont la politique comme science du gouvernement et la philosophie politique. Dans l’état présent il est difficile de rencontrer dans un même individu l’excellence dans l’une et dans l’autre science. On pourrait objecter que la subordination du chef de la cité au philosophe du politique confère à ce dernier le vrai statut de chef de la cité. Ce serait là confondre ce que l’on a distingué. On doit répondre que le chef de la cité n’est pas subordonné simpliciter au philosophe du politique mais qu’il lui est subordonné secundum quid, secundum rationem scientiae : la science du premier est subordonnée, comme recevant d’elle son principe, à la science du second. Mais le philosophe du politique, comme membre de la cité, est lui-même subordonné simpliciter au chef politique. C’est ce que le philosophisme n’admet pas, qui a voulu faire du philosophe la tête de la société politique. Il est alors nécessaire de noter un fait important, qui est la conséquence de cette subordination essentielle du philosophe de la chose politique au chef de la cité. Il ne peut y avoir de vie humaine sans cité, ni cité sans tête, mais une cité peut être sans qu’il n’y ait de philosophe de la chose politique en son sein.
Comment concilier ce fait constatable dans l’histoire des sociétés humaines avec le fait non moins certain que le chef de la cité reçoit du philosophe de la chose politique son principe ?
Il faut répondre que le philosophe de la chose politique donne au chef de la cité de connaître le principe de la science du gouvernement de façon pour ainsi dire parfaite, mais de façon imparfaite tout homme connaît de façon naturelle (naturaliter) le premier principe politique, qu’est la subordination au bien commun, et la conséquence immédiate de ce principe qu’est le devoir d’obéissance au chef de la cité. Cette connaissance est naturelle parce qu’elle est produite par une inclination naturelle. Qu’il faille poursuivre le bien commun de la cité et donc obéir à son chef est un précepte universel de la raison pratique que nul ne peut ignorer. C’est selon l’ordre des inclinations naturelles que se prend l’ordre des préceptes de la loi naturelle. Et saint Thomas reconnaît, après Aristote, une inclination à vivre en société : "Homo habet naturalem inclinationem ad hoc quod in societate vivat." (S.Th. I-II, Q.94, a.2, c.) Et l’Aquinate ajoute : "Et secundum hoc ad legem naturalem pertinet ea quae ad hujusmodi inclinationem spectant." (ibid.) C’est dire que la poursuite du bien commun de la cité et l’obéissance à l’autorité légitime, sans lesquelles la vie en société serait impossible et qui regarde directement l’inclination à vivre en société, est l’objet d’un précepte de la loi naturelle. Mais la loi naturelle est plus ou moins connue. Dans ses préceptes premiers elle est connue de façon immédiate et universelle, naturellement, mais pour qu’elle soit connue dans sa précision il faut l’attention de la raison. Une cité sans philosophe du politique peut exister même s’il est vrai qu’elle sera plus fragile qu’une cité où l’office du philosophe permet une meilleure connaissance du bien commun politique et de ses exigences. Cela prouve que nul homme ne peut échapper à sa nature, qui est politique, ni ignorer les exigences premières de sa nature politique comme l’obéissance au chef de la cité.
Le philosophisme est né d’un sentiment de révolte contre l’autorité religieuse et en particulier contre l’autorité romaine. Il a affirmé sous le masque de la raison l’indépendance de l’homme par rapport à cette autorité, sinon directement par rapport à Dieu, et de façon plus confuse aussi par rapport à toute autre autorité. Il a affirmé de la volonté humaine qu’elle était une réalité souveraine. Si l’individu est souverain nulle soumission de l’individu n’est tolérable et on forge le mot de souveraineté populaire pour faire oublier que l’individu n’est pas seul et que nécessairement il appartient à une cité qui en un sens est plus noble que lui et impose son ordre aussi grossier soit-il. L’individu n’est pas souverain, cela est un fait de nature que l’on ne peut contester sans avoir à en dissimuler la première conséquence, sa soumission à ce qui est souverain. Si on fait de l’individu en général un souverain alors aucun individu concret ne peut plus être souverain, sans quoi la fable de la souveraineté de l’individu apparaîtrait comme telle. La souveraineté ne peut plus être que collective : c’est la souveraineté populaire de J.-J. Rousseau. Elle ne désigne pas une réalité mais veut en cacher une, celle de la souveraineté réelle qui est toujours celle d’un seul ou d’un petit groupe d’individus, selon les régimes politiques. Comme la souveraineté populaire n’existe pas et que la société politique où l’on diffuse cette fable est, elle, une réalité, et une réalité qui ne peut exister sans tête, il faut, pour dissimuler qu’il y a une tête à laquelle sont de fait soumis les autres membres, créer l’illusion d’une unité collective concrète dans un individu. C’est le souci constant de la propagande révolutionnaire lorsqu’elle parle de représentants du peuple souverain, de la nation souveraine, elle ne définit jamais ce qu’est ce peuple souverain, cette nation souveraine. Les définir serait en montrer l’impossibilité. Elle fascine l’imagination de la victime par un déploiement de symboles abstraits pour l’empêcher de se tourner vers la réalité et que soit dissipée l’imposture. Un homme ou un petit groupe d’hommes serait comme l’incarnation de chaque volonté individuelle, par la permission de la propagande, qui agit pour ce faire sur tous les plus bas instincts de l’homme, car il faut un motif à l’homme pour qu’il renonce à voir la réalité, et les pensées de cet homme deviennent les pensées de chacun. Les pensées de Robespierre sont les pensées du peuple, ses volontés sont les siennes, son règne est le règne de la raison et de la philosophie qui sont ici le socle de la tyrannie. Il est la raison même, le prêtre de la déesse raison dans l’imaginaire des victimes complaisantes. On conçoit qu’il ne puisse plus y avoir dès lors de distinction entre le philosophe et le chef de la cité, la propagande tenant lieu de philosophie politique. La vraie philosophie politique est le plus grave péril pour la fable de la souveraineté populaire et pour les tyrans qui en usent afin de servir leurs intérêts. Car enfin la souveraineté populaire n’est qu’un instrument de domination dans les mains de quelque tyran.
On voit là l’importance capitale de la distinction entre la politique comme science pratique et la philosophie politique. Elle est le plus sûr garant de la vraie vie politique. La philosophie politique en montrant ce qu’est la souveraineté réelle, la protège contre toutes les usurpations de l’homme déchu.
On voit encore que le fait premier de la politique est le fruit de l’autorité. L’autorité politique existe, indépendamment de la volonté humaine, et que la société ne peut être sans autorité. L’homme naît dans une famille, se développe en son sein, et aucune famille ne peut subsister en dehors de la cité ! C’est en cela que la cité seule est une société parfaite. Elle est parfaite parce qu’elle permet seule le développement de la vie de chacun de ses membres. La société politique est un fait de nature, une réalité qui est fondée sur la nature humaine, dont l’homme n’est manifestement pas l’auteur. On ne peut aucunement placer la volonté et la raison humaine au principe de la société politique, comme le veut le philosophisme dans son refus de reconnaître quelque dépendance que ce soit de l’homme par rapport à une autorité naturelle, indépendante de sa volonté. C’est l’oeuvre de la philosophie politique de tenir fermement cette grande vérité de l’origine naturelle de l’autorité politique, de la dépendance de l’homme par rapport à la cité. C’est encore son œuvre d’affirmer avec clarté qu’il ne peut y avoir de société politique sans autorité politique. Il n’y a pas de multiplicité sans unité et même sans une unité qui est ontologiquement première. Toute multiplicité réelle est hiérarchisée, c’est à dire qu’elle ne peut exister sans qu’il n’y ait des inégalités de dignité entre ses parties, cela vaut aussi pour la multitude humaine (S. Th. II-II, Q.183, a.1). L’histoire de la politique doit montrer la permanence de ce fait et il revient à la philosophie politique, elle-même subordonnée (subalternata) dans le sens que l’on a dit, de montrer la contradiction qui entre dans toute négation de cette vérité de l’origine et du caractère essentiellement naturels de l’autorité politique. Mais il convient de bien discerner quel est le caractère objectif de la disparité politique. Si on objecte que la raison humaine ne peut rien déterminer de ce que l’on a reconnu comme étant un fait naturel, il faut répondre que la raison humaine peut très bien conforter et diriger une réalité qu’elle ne produit pas dans son être. Autrement dit l’autorité politique existe toujours indépendamment de la nature humaine, et donc de la raison humaine, mais cette même raison, en saisissant le plus distinctement possible le fondement et l’essence de l’autorité qu’elle ne crée pas, en assure le droit à l’exercice. L’autorité politique existe toujours mais elle peut matériellement être selon des critères plus ou moins légitimes, et même selon des critères illégitimes lorsqu’ils ne sont pas conformes à la raison et l’autorité n’est alors plus que matérielle. L’autorité politique formelle est celle qui est conforme à la raison.
Si le fait politique premier est celui de l’autorité, on voit encore que l’autorité n’est formellement autorité que lorsqu’elle est elle-même ordonnée à sa fin, qui est le bien commun politique. La société politique est un tout que définit un bien que l’on appelle bien commun. Le bien commun domine le bien de la partie (voir par exemple Contra Gent. III, 71). Cela est vrai de l’homme qui est partie de la société mais dans un sens notablement différent, du sens qu’a le principe de la primauté du tout dans la philosophie naturelle. Alors qu’une partie physique est purement et simplement pour le tout auquel elle appartient, l’homme est pour la société en tant que la société est son bien. La société n’est pas pour l’homme en tant qu’il est un singulier, mais est le bien commun de chaque homme en tant que commun. Servir la société n’est donc pas renoncer à son bien propre mais au contraire c’est embrasser son bien suprême en tant que commun. Agir en sachant que l’on ne peut vivre sans la communauté politique à laquelle on appartient naturellement et même agir conséquemment à cela voilà la vertu (S. Th. II-II, Q.26, a.3, c). Et cela non pas seulement selon l’ordre surnaturel de la charité mais déjà pour la droite raison : "sicut Philosophus dicit, in VI ethic., quidam posuerunt quod prudentia non se extendit ad bonum commune, sed solum ad bonum proprium. Et hoc ideo quia existimabant quod non oportet hominem quaerere nisi bonum proprium. Sed haec aestimatio repugnat caritati, quae non quaerit quae sua sunt, ut dicitur I ad Cor. XIII. Unde et Apostolus de seipso dicit, I ad Cor. X, non quaerens quod mihi utile sit, sed quod multis, ut salvi fiant. Repugnat etiam rationi rectae, quae hoc iudicat, quod bonum commune sit melius quam bonum unius." (S. Th. II-II, Q.47, a.10, c). Aussi saint Thomas d’Aquin écrit explicitement : "ille qui quaerit bonum commune multitudinis ex consequenti etiam quaerit bonum suum"(Ibid. ad 2um)
On doit donc voir que la source de toute souveraineté se trouve dans la soumission au bien commun de la cité. Et ce n’est pas l’homme qui définit selon sa seule volonté ce qui est bien, mais il doit, pour connaître ce qui est bien objectivement, connaître sa nature. Mais l’auteur de la nature humaine et de l’être de chaque homme est encore l’auteur de la société humaine et du bien commun de la société humaine et donc de l’autorité de celui qui doit voir le bien commun et le réaliser par l’ordre de la cité que produit son gouvernement. La source de toute activité, et en particulier de l’autorité, est Dieu. C’est ce que saint Thomas connaissait clairement et c’est la raison pour laquelle l’idée que le peuple fût la source de toute autorité n’eut pu que lui paraître absurde, s’il avait eu à la considérer. L’autorité est absolue en tant qu’autorité parce qu’elle est le fait de celui qui est disposé naturellement, selon des modalité que la raison détermine, à voir le bien commun, et que le bien commun de la cité dépend de la nature de l’homme, qui est politique, la nature de l’homme étant, comme toute nature, l’imitation déficiente de l’essence de Dieu. Une nature ne se décrète pas, une nature n’est pas sujette à discussion, elle est absolue en tant que participation à l’essence de Dieu, l’Absolu même. On comprend alors que les partisans de la souveraineté populaire qui, niant le caractère impérieux du bien commun de la cité fondé sur la nature humaine dont l’homme n’est pas l’auteur et sur la loi naturelle dont l’homme n’est pas plus l’auteur, font de la volonté humaine prise collectivement l’égale de Dieu. La souveraineté populaire pour ses partisans, ne participe pas de l’autorité de Dieu mais trouve en elle son absolue suffisance. Face à l’utopie idéaliste, qui conduit à la ruine de toute société politique, il faut maintenir avec fermeté que la vie politique commence par un acte d’allégeance de l’homme à l’auteur de sa nature.