L'expérience du divin

De Salve Regina

Vie spirituelle
Auteur : P. H.-D. Noble, O.P.
Source : Revue des Jeunes
Date de publication originale : 10 Février 1926

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen

Supposons une amitié stable, depuis longtemps fixée par des relations habituelles. L’union est scellée entre les âmes ; les confidences ont livré les pensées les plus intimes, les cœurs ont recueilli l’écho des sentiments les plus secrets. Il existe, entre les amis, un partage des joies et des peines, un échange ininterrompu de bons services, un désir insatiable, toujours à vif, de mêler deux existences qui n’en voudraient plus faire qu’une, dans les mêmes raisons et la même félicité de vivre. Cette mise en commun de toutes les activités de l’esprit et du cœur, ce « vécu ensemble », qui est la béatitude même de l’affection, amène nécessairement une connaissance privilégiée et réciproque qui est l’apanage des seuls amis.

Une telle expérience, longtemps poursuivie, se fait aisément divinatrice. A force d’être les premiers et les mieux instruits sur les pensées et les sentiments de ceux que nous aimons, nous acquérons peu à peu la faculté de les deviner, de saisir ce à quoi ils songent, alors qu’ils ne nous le disent pas, les impressions de joie et de tristesse qui les émeuvent alors qu’ils ne nous en font pas la confidence.

Nous avons si souvent et si attentivement suivi les mouvements et les réactions multiples de leur psychologie que nous devenons parfaitement renseignés sur les aspects les plus profonds et les plus nuancés de leur personnalité.

Si je connais ainsi mon ami, par expérience vécue, par une expérience que la fréquentation quotidienne ne cesse d’enrichir, comment ne m’habituerais-je pas à pronostiquer aisément son attitude en face de telles ou telles circonstances ? Est-il loin par exemple, loin de mes regards et de toute constatation immédiate ? il me suffira de quelques mots sur une lettre, de quelques nouvelles brèves, pour reconstituer son existence et le voir vivre dans sa façon bien connue et dont j’ai été si souvent le témoin. Tel évènement m’est-il rapporté dans lequel mon ami se serait trouvé engagé ? tout de suite je préjuge ce qu’il aura dit ou fait, tant je suis au courant de sa mentalité et de son caractère. Essaiera-t-on de me tromper en me contant mensongèrement, à son propos, des paroles soi-disant dites, des attitudes soi-disant prises, en tel ou tel cas ? je n’hésiterai pas longtemps, car je connais mon ami, je sais mieux que personne sa manière de faire comme aussi sa manière de ne pas faire. Si souvent, mon affectueuse attention a vu de près l’allure caractéristique de ses actions qui toutes, je le sais, présentent une modalité typique ! Dans telle attitude, telle parole ou telle démarche mise sur son compte, cette modalité se montre-t-elle ? je la saisis aussitôt, je suis seul peut-être à la saisir : j’y reconnais la marque même de mon ami. Est-elle absente ? tout de suite, me voilà en défiance : ce qui est affirmé est trop manifestement en opposition avec ce que je sais pertinemment de mon ami, de sa conscience, de sa mentalité, de son caractère moral : infailliblement je dépiste l’erreur, je perce à jour la tromperie.

Cette expérience amicale, lentement acquise, enrichie au jour le jour par tassement de faits successifs, renforcée par l’attention affectueuse que je ne cesse d’appliquer à tout ce qui concerne mon ami, me donne de lui une connaissance privilégiée. Je suis seul à le connaître de la sorte ; sur certains points, peut-être, je le connais mieux qu’il ne se connaît lui-même. Aussi, m’est-il relativement facile de découvrir ses intentions à travers les moindres indices. Par un raisonnement rapide et subtil, qui s’appuie sur mon expérience antérieure comme sur une base certaine, je compare le fait actuel aux faits de cette expérience même ; et, tout de suite, surgit le jugement qui me fait dire : « ceci est vrai ou n’est pas vrai », la règle de vérité ou de fausseté étant, ici, pour moi, l’accord ou le désaccord de la révélation nouvelle avec mes évidences coutumières.

Ce jugement affectif a l’air d’une divination ; il se présente comme une intuition de l’amour. Au vrai, il est un jugement de l’intelligence ; car, seule, l’intelligence discerne et voit. Sans arrêt et avec une persévérance jamais lasse, l’amour applique l’attention de l’esprit à toutes choses concernant l’être aimé[1]. Ainsi, s’affirme, à son propos, une somme d’expériences tellement imposante que les faits nouveaux y retrouvent tout de suite leur analogie, à moins qu’ils ne s’y opposent manifestement.

Cette contradiction, d’ailleurs, est aussitôt perçue dans son contraste avec l’expérience passée. Avec un flair qui ne se trompe pas, nous percevons chez nos amis non seulement ce qu’ils pensent, désirent ou réprouvent, mais encore le moindre changement dans leurs sentiments ou leur façon de penser. Ainsi, par exemple, nous sommes perspicaces à saisir la moindre défaillance de leur amour à notre égard : telle abstention subite ou telle façon de parler, en soi légitime et justifiable par des raisons objectives, devient pour nous un signe révélateur, une note discordante qui trouble subitement l’harmonie préétablie : toute notre expérience passée reflue devant notre attention pour juger le cas et le déclarer en opposition avec l’expérience amicale antérieure : derrière les correctes apparences, nous devinons le changement ; malgré les protestations de fidélité, nous sentons la brisure…

Cette expérience divinatrice de l’amour est le fait de toute tendance affective devenue prépondérante et habituelle.

Un vertueux, par exemple, parvient à l’amour et à l’enthousiasme du bien, après de longs et pénibles efforts. Peu à peu, il accumule une expérience qui est faite de ses luttes et de ses victoires, des occasions et des circonstances diverses dans lesquelles il a su rester fidèle à son idéal.

Cette expérience même devient un point de départ, une base de contrôle pour le discernement vertueux ; car la prudence, jugement affectif au service de l’amour du bien, s’y appuie pour ses décisions pratiques : comme par divination immédiate, s’établit la comparaison entre le cas nouveau et les réussites vertueuses du passé : alors, jaillit le verdict pour l’acceptation ou la réprobation de l’action morale en vue.

Ainsi, l’amour de la vertu nous familiarise avec toute occasion de vertu et nous rend sensibles et perspicaces à l’endroit du mal qui s’y oppose. La pratique concrète et vécue de la vertu vient ajouter encore à cette tendance un poids d’active sympathie. Il n’est donc pas étonnant que le jugement de prudence, à la manière d’un flair instinctif, soit ingénieux à saisir rapidement ce qui convient ou ce qui ne convient pas à la vertu, tant le guident et l’éclairent les solutions antérieures, et tant l’amour de la vertu le presse de conclure conformément à ces solutions[2].


Cette psychologie de la connaissance, prenant les apparences d’une intuition au service de l’amour, joue-t-elle dans nos rapports de Charité avec Dieu ?

Oui, sans doute, malgré la distinction qui s’impose entre l’amitié humaine et la Charité et qu’il faut d’abord rappeler.

Nos amitiés sont notre œuvre ; elles s’entretiennent et s’accroissent par la complaisance volontaire et par le dévouement continu que nous y apportons. Au surplus, nos amis nous sont facilement connus : leur vie ressemble à toute vie humaine et n’a aucune raison de s’envelopper de mystère. Nous connaissons leur personnalité et leurs habitudes, puisque nous les fréquentons assidûment. L’expérience immédiate nous renseigne sur leurs mœurs, d’autant plus aisément que, d’ordinaire, leurs goûts ressemblent aux nôtres. Il n’est donc pas étonnant que, de cette expérience, sortent les jugements spontanés que nous portons sur nos amis. Et ces jugements, nous les portons avec tant de justesse qu’ils ont l’air d’être des intuitions directes, des appréciations par flair et divination plutôt que par raisonnement et déduction.

Il n’en est pas ainsi dans l’amitié avec Dieu. La Charité n’est pas notre œuvre ; Dieu nous la donne et augmente en nous sa ferveur. D’autre part, la Charité nous met en union de pensée et de vouloir avec Dieu, mais avec un Dieu caché qui ne nous est connu que par la Foi, connaissance mystérieuse qui nous découvre Dieu par formules et analogies ; car, ici-bas, notre intelligence, débile en ses pouvoirs, n’est pas encore capable de contempler face à face Celui qui est promis à notre amour.

Dès lors, nous ne saurions prétendre acquérir, par nos seules ressources, une expérience de Dieu semblable à celle qu’un ami acquiert à l’endroit de son ami. Sans doute, la Charité fervente applique fréquemment notre attention sur Dieu ; mais cette insistante curiosité ne fait pas tomber le voile qui nous empêche de le connaître immédiatement. Les vérités de la Foi, telles que nous les expriment l’Église, les Saintes Écritures, la tradition des Pères et des Docteurs sont les intermédiaires obligés de cette connaissance. Et les assertions qui nous en viennent sont impuissantes à traduire un Infini dont la vie est transcendante et les perfections, ineffables. Au surplus, notre intelligence, loin de saisir d’emblée le sens adéquat des affirmations de la Foi, s’y bute parfois dans l’incompréhension. Pour penser à Dieu et essayer de nous représenter ce qu’il est en Lui-même, nous devons, avec effort, transposer en Lui les perfections des réalités créées, et cela, à travers des comparaisons que notre esprit est susceptible d’obscurcir, tant sa pente native le fait continuellement glisser vers ses objets familiers : les réalités matérielles, temporelles et humaines.

Heureusement, l’amitié de la Charité, par l’union intime qu’elle scelle entre l’âme et Dieu, vient suppléer à la débilité de cette connaissance. Dieu met en nous son amour et nous remplit de sa présence. Bien que nous le connaissions obscurément, nous l’aimons en lui-même dans l’absolu de sa perfection. Plus audacieux que notre esprit, emmailloté dans ses bandelettes, notre cœur, franchissant tout mystère, va droit à Dieu et le rejoint jusqu’en son inaccessible. Que dis-je ! Tout près, dans notre cœur, Dieu habite réellement. Comment ne pas goûter la divine intimité, non point dans une conscience immédiate, laquelle est impossible ; mais dans la persuasion même de notre Foi vivante, savourant les délices de la présence de Dieu, dans la paix intérieure et le repos de notre cœur !

Reste pourtant la discordance entre cette plénitude intérieure et l’inadéquat de notre connaissance de Dieu par la Foi ! L’amitié de la Charité n’aura-t-elle donc pas le privilège de toute amitié, savoir : une meilleure et privilégiée connaissance de l’ami, une facilité à juger véridiquement de tout ce qui se rapporte à lui, à ses actions comme à ses sentiments ; une promptitude à découvrir, même sur de légers indices, ce qui lui revient ou lui est étranger ? La concordance sympathique, base de jugements perspicaces et divinateurs, manquerait-elle donc à la ferveur de la Charité, alors que toute amitié vivante l’implique ?

La Charité, certes, n’aurait pas toute lumière sur l’Ami divin si elle n’usait que des ressources de l’intelligence humaine pour Le connaître.

Mais, voici le prodige de la condescendance divine : le Saint-Esprit, qui déjà entretient en nous la Charité et attise ses désirs, supplée à cette imperfection de notre connaissance. Nous goûtons la douceur d’aimer Dieu et nous appelons à grands cris de le connaître mieux : le Saint-Esprit répond à cet appel qu’il suscite lui-même ; il élève notre intelligence à des discernements et à des jugements nouveaux. Par cette suppléance, nous est assuré quelque chose de l’aisance familière avec laquelle les amis se connaissent, se devinent et se rencontrent dans leurs pensées et leurs sentiments. Les Dons d’Intelligence, de Science et de Sagesse viennent illustrer notre Foi et satisfaire la curiosité éveillée par notre Charité ; ils familiarisent notre esprit avec le divin, aiguisent sa perspicacité et l’éclairent opportunément sur tout ce qui se rapporte à Dieu.

L’enseignement de la Foi est pour nous le seul moyen de connaître Dieu en lui-même. Mais les formules et les leçons de la Foi sont loin d’être toujours parfaitement saisissables par notre esprit. Or, le Don d’Intelligence nous préserve des erreurs, des interprétations imaginatives, des incertitudes et des troubles qui peuvent assaillir notre raison devant l’abîme du mystère et le vertige de l’infini[3].

Le monde créé avec ses matérialités, les événements de notre vie avec leur imprévu déconcertant pourraient constituer des écrans qui nous cacheraient Dieu et nous détourneraient de sa pensée. Or, le Don de Science nous restitue la vue réelle des choses et des événements en Dieu, dont la toute puissance et la Providence apparaissent en explication sous-jacente de tout ce qui nous arrive et de tout ce qui nous entoure.

Le Don de Sagesse achève de nous certifier que Dieu est la vérité éclairant toute autre vérité, la Bonté à laquelle est suspendue toute bonté, l’Amabilité infinie à laquelle notre cœur doit s’attacher sans retour. Ce que notre Charité réclame de comprendre est enfin compris partout notre cœur rejoint son Dieu, parce que notre intelligence, surélevée par le Don de Sagesse, le retrouve en justification dernière de tout[4].

Vivant dans l’intimité de Dieu, unis à Lui par l’attention fréquente et par la conformité de notre volonté à la sienne, sans cesse désireux d’apprendre sur Lui quelque chose de plus, entraînés à juger et à diriger notre conduite dans le cadre exact de sa Loi, éclairés opportunément par l’Esprit-Saint sur les aspects divers de nos relations avec Dieu, nous aboutissons peu à peu à une certaine expérience de Dieu. L’habitude de nous préoccuper de Lui et d’agir en toutes choses pour son service et sa gloire nous acclimate progressivement aux exigences de son amour.

Nos préférences vont à Dieu et nous vivons de Dieu et pour Dieu. Peu à peu, par l’effet de cette familiarité et de cette sympathie, nous vient l’aisance à juger avec discrétion et justesse, sous la motion du Saint-Esprit, de tout ce qui se rapporte à Dieu. Le jugement spontané, aux apparences d’intuition divinatrice, est, ici encore, à sa place et dans son rôle.

L’expérience de notre vie spirituelle devient une base de garantie pour le discernement de ce qui lui est profitable ou nuisible. Appliqués à apprécier toutes choses dans l’esprit de Foi et à nous défier des vues trop intéressées et trop humaines, nous acquerrons progressivement le sens surnaturel, c’est-à-dire une affinité élective et comme un doigté supérieur qui nous fait deviner, avec une prompte facilité, ce qui vient de Dieu ou n’en vient pas, ce qui est pour Lui ou contre Lui.

Une certaine expérience de Dieu nous est donc possible ; et cette expérience se fait divinatrice. La Charité surnaturelle nous y dispose, mais ce sont les Dons du Saint-Esprit qui la réalisent.

Notes et références

  1. Dicitur amor discernere in quantum movet rationem ad discernendum ». (Summa Theologica, 2-2, Qu. 47, Art. 1, ad. 1).
  2. « Homo virtuosus per habitum virtutis habet rectum judicium de his quae conveniunt virtuti. » (Summa Theologica, 2-2, Q. 2, Art. 3, ad. 2). S. Thomas fait remarquer que l’aptitude, chez le vertueux, à bien juger de ce qui a trait à sa vertu doit s’entendre d’une aptitude à juger des fins générales, des motifs premiers de la vertu ; car le discernement concret et déterminé de tel ou tel acte vertueux est le fait du jugement prudentiel : « Ex bona dispositione appeti­tivae virtutis.. sequitur quod homo bene judicet de appetibilibus : et sic bonum virtutis judicium consequitur habitus virtutum moralium, sed circa fines… » (ibid, 2-2, Qu. 51., Art. 3, ad. 1). – On connaît le texte fameux où Saint Thomas distingue deux façons de bien juger d’une opportunité vertueuse : en savant ou en vertueux. « Rectitudo judicii potest contingere dupliciter : un modo secun­dum perfectum usum rationis ; alio modo propter connaturalitatem quamdam ad ea de quibus jam est judicandum. Sicut de his quae ad castitatem pertinent per rationis inquisitionem recto judicat ille qui didicit scientiam moralem : sed per quamdam connaturalitatem ad ipsa recte judicat de eis ille qui habet hahi­tum castitatis ». (Ibid, 2-2, Qu. 45, Art. 3).
  3. De ces trois Dons d’Intelligence, de Science, de Sagesse, je ne donne qu’une définition succincte, juste assez pour faire voir comment ils viennent, dans la vie spirituelle, en continuité avec la Charité et en réponse au désir de celle-ci de connaître et de pénétrer les réalités divines.
  4. Saint Thomas distingue de cette façon la sagesse naturelle, de la Sagesse Don du Saint-Esprit ; « Circa res divinas ex rationis inquisitione rectum judi­ciurn habere pertinet ad sapientiam quae est virtus intellectualis ; sed rectum iudicium habere de eis secundum quamdam connaturalitatem ad ipsas, pertinet ad sapientiam secundum quod est donum Spiritus Sancti ; sicut Dyonisius dicit in 2 cap. de div. Nom, a med. lect. 4 quod Hierotheus est perfectus in divinis, non solum discens, sed et patiens divina. Hujusmodi autem compassio, sive connatura­litas ad res divinas fit per charitatem, secundum illud I ad. Corinth. 6, 17 Qui adhaeret Deo unus spiritus est. » (Summa Theologica, 2-2, Qu. 45, Art. 2). Dans son Commentaire sur les Livres des Sentences, Saint Thomas oppose également la sagesse naturelle au Don de Sagesse. Il définit celui-ci une capacité de connaître « per quamdam affinitatem ad divina » (in 3 Sent., dist. 35, Qu. 2, Art. 2, Qu 3). – Sur cette expérience du divin, base des Dons du Saint-Esprit, voir la brillante étude de Jean de Saint Thomas : Cursus theologicus. In Ia IIae, Quest. 55, Art. 3, 4. Edit. Vives, Vol. VI, pp. 603-655.
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