La famille et les trois Eglises – 6 novembre 1940 –
De Salve Regina
Magistère pontifical sur la famille - Discours aux jeunes époux | |
Auteur : | Pie XII |
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Date de publication originale : | 6 novembre 1940 |
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Difficulté de lecture : | ♦ Facile |
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C'est en ces premiers jours de novembre, chers jeunes époux, que vous êtes venus demander Notre bénédiction sur votre avenir plein d'espoirs ; c'est au temps où la grande multitude des croyants, fidèle à l'appel de l'Eglise, dirige ses pas, avec ses larmes et ses prières, vers le coin de terre bénite où reposent les témoins du passé. Si le souvenir des chers disparus ravive dans les cœurs la tristesse des séparations, il laisse sans amertume les âmes à qui la foi donne la sérénité. De plus il vous est doux et salutaire, au moment de fonder une famille, de songer à ceux qui vous ont ouvert le chemin de la vie et transmis un patrimoine de vertus chrétiennes. En revoyant les pâles figures des défunts, telles que votre enfance les a contemplées ou telles que se les représente votre piété, vous pourrez vous redire l'un à l'autre, avec confiance, ce que le jeune Tobie disait à son épouse : Filii quippe sanctorum sumus ! « Nous sommes les enfants des saints ! (Tob., viii, 5) »
Vous n'ignorez pas que la sainte liturgie unit étroitement la Commémoraison des fidèles trépassés à la solennité de la Toussaint. Cette union met en un singulier relief le dogme consolant de la communion des saints, c'est-à-dire le dogme du lien spirituel intime qui unit avec Dieu et entre elles les âmes en état de grâce. Ces âmes se répartissent en trois groupes : les unes, déjà couronnées au ciel, forment l'Eglise triomphante ; les autres, détenues au purgatoire jusqu'à leur pleine et définitive purification, constituent l'Eglise souffrante ; d'autres enfin cheminent encore sur cette terre et composent l'Eglise militante. La solennité de tous les saints pourrait s'appeler en quelque sorte la fête des trois Eglises. L'oraison de ce jour invoque la bonté de Dieu par les mérites de tous les saints : omnium sanctorum tuorum merita sub una tribuisti celebritate venerari, « Dieu, qui nous avez accordé de célébrer dans une même solennité les mérites de tous vos saints ». Or, il existe des mérites dans les trois Eglises : des mérites glorifiés, dans la triomphante ; des mérites acquis et qui ne peuvent ni augmenter ni se perdre, mais qui attendent encore leur récompense, dans l'Eglise souffrante ; des mérites acquis qu'on peut accroître, mais aussi complètement perdre, dans l'Eglise militante. La fête de la Toussaint est donc comme une grande fête pour toutes les âmes en état de grâce.
Cette considération doit vous toucher tout particulièrement, jeunes époux qui venez de quitter une famille très chère pour en former une nouvelle. Celle-ci sera la continuation de la première, et, s'il plaît à Dieu, Nous l'en supplions avec vous, le commencement d'une longue série d'autres.
Vous pensez peut-être qu'à la Toussaint l'Eglise entend simplement glorifier ensemble tous les saints canonisés. Cette journée serait alors comme une récapitulation annuelle du Martyrologe Romain. En réalité c'est bien cela, mais c'est plus encore. En effet, lorsqu'en 609 ou 610 le pape Boniface IV purifia l'antique Panthéon de Rome, que lui avait cédé l'empereur Phocas, il dédia ce temple à la Bienheureuse Vierge Marie et à tous les Martyrs et institua une fête annuelle en leur honneur. Mais déjà le siècle suivant voyait Grégoire III dédier dans la basilique de Saint-Pierre un oratoire « à Notre-Seigneur Jésus-Christ, à sa Sainte Mère, aux saints apôtres, à tous les saints martyrs et confesseurs, aux justes parfaits qui reposent dans la terre ». Enfin Grégoire IV étendit la célébration de la fête de tous les Saints à l'Eglise universelle.
Tous les saints : qu'est-ce à dire ? Communément on entend par là avant tout les héros du christianisme, ceux qu'une dernière et solennelle sentence du magistère infaillible déclare membres de l'Eglise triomphante et dont le culte est prescrit dans l'Eglise militante universelle. Vous ne manquerez certainement pas de trouver parmi eux des modèles et des patrons spéciaux. Toute famille chrétienne tourne d'instinct, pour ainsi dire, son regard vers la Sainte Famille de Nazareth et s'attribue un titre particulier à la protection de Jésus, Marie et Joseph. Mais, après eux, nombre d'hommes et de femmes se sont sanctifiés dans la vie familiale, tels les saints époux Chrysanthe et Darie, martyrs sous l'empereur Numérien. Il y a au ciel des pères de famille admirables, comme saint Ferdinand III, roi de Castille et de Léon, qui éduqua pieusement ses quatorze enfants ; des mères héroïques, comme la Romaine sainte Félicité, qui, selon les Actes de son martyre, vit de ses propres yeux ses sept fils succomber dans d'atroces tourments, sous le règne de l'empereur Antonin, et qui finit par avoir la tête tranchée. Cette mère courageuse entre toutes, raconte saint Pierre Chrysologue, allait et venait parmi les cadavres transpercés de ses fils, plus joyeuse que si elle s'était trouvée parmi les chers berceaux où ils avaient dormi bébés : c'est qu'elle voyait, des yeux intérieurs de la foi, autant de palmes que de blessures, autant de récompenses que de tourments, autant de couronnes que de victimes .
Au cours de l'année, chacun des saints a son jour de fête ; on peut donc penser qu'à la fête de la Toussaint l'Eglise ne se borne pas à les évoquer sommairement.
Remarque qui vaut surtout pour les saints de l'Eglise triomphante. Qu'il y ait au ciel, outre les grands vainqueurs, éclatants de la lumière de la canonisation ou de la béatification, des multitudes d'âmes inconnues sur terre, mais gratifiées de la vision béatifique de Dieu, et que leur nombre dépasse tout calcul humain, saint Jean, qui avait vu leur gloire, en rend témoignage dans l'Apocalypse : « Après cela, je vis une foule immense que personne ne pouvait compter ; ils se tenaient debout devant le trône et devant l'Agneau, vêtus de robes blanches, et des palmes à la main. » Et ces élus sans nom distinct étaient « de toute nation, de toute tribu, de tout peuple et de toute langue » (Ap 7, 9).
Là se retrouve l'idée de famille : nous sommes enfants des saints ! Dans cette glorieuse phalange, n'avez-vous peut-être pas des ancêtres, peut-être même des proches parents ? Portez en ces jours-ci les yeux vers le ciel, élevez-y votre âme et vous y pourrez voir en esprit, à jamais bienheureux, beaucoup de ceux que vous avez aimés, beaucoup de ceux surtout qui, au cours d'une longue suite de générations, ont établi dans leurs descendants cette foi que vous allez transmettre à d'autres. Quelle force pour vous, et quelle consolation de penser que, après avoir quitté cette terre, ils ne vous ont point oubliés ; qu'il vous aiment toujours avec la même tendresse, mais avec une incomparable clairvoyance de vos besoins et un pouvoir supérieur d'y subvenir ; et que du haut du ciel descendra sur chaque nouveau berceau de leur postérité, en invisibles rayons de grâce, leur sourire de bénédiction.
Il est vrai, bien vrai, que vous ne sauriez avoir aucune certitude de leur glorification définitive ; il faut être si pur pour être admis à contempler à jamais et sans voile ce Dieu qui trouve des imperfections jusque dans les anges ! (Jb 4,18). L'aïeul vénéré dont la vie nous apparut si digne, si riche de mérites, cette bonne grand-mère dont les jours de labeur s'achevèrent en une mort si pieuse et si douce, se peut-il qu'eux non plus ne soient pas encore au ciel ?
Vous pouvez du moins, sans vaine présomption, forts d'une ferme confiance dans les promesses que Dieu a faites à la foi et aux œuvres d'une vie vraiment chrétienne, vous pouvez les chercher au lieu de la suprême purification : le purgatoire. Vous éprouverez alors une sereine joie à la pensée que ces êtres bien-aimés sont désormais assurés de leur salut éternel et préservés du péché et des occasions de péché, de toutes les angoisses, infirmités et misères d'ici-bas. A la vue des peines qui les purifient de leurs dernières taches, votre pieuse affection vous engagera à prêter l'oreille à leurs voix bien chères, qui demandent vos suffrages, comme Job implorait, dans l'abîme de ses douleurs, la compassion de ses amis (cf. Job, Jb 19,21).
Vous comprendrez alors pourquoi la sainte liturgie, qui prolonge durant une octave la joie de la fête de tous les saints, continue sa prière pour l'Eglise souffrante durant tout le mois de novembre, spécialement dédié à ces pieux suffrages. Si vous invoquez donc la protection des saints qui sont au ciel, vous ne manquerez pas de secourir, par la prière, par les aumônes et surtout par le Saint Sacrifice de la messe, vos chers défunts qui se trouvent encore au purgatoire. Selon une pieuse croyance, ils intercéderont pour vous et, admis bientôt à la source de toute grâce, ils en répandront les flots bienfaisants sur toute leur descendance.
Que dire maintenant des saints de la troisième Eglise, c'est-à-dire des saints qui combattent encore sur cette terre ? Reconnaissez, chers fils et filles, qu'il en existe, et que vous pouvez, si vous le voulez, vous mettre de leur nombre. Au sens étymologique et plus large du mot, la sainteté désigne l'état d'une personne ou d'une chose réputée inviolable ou sacrée. C'est ainsi que Cicéron parlait de matronarum sanctitas, de la sainteté de ces épouses et mères universellement respectées qu'étaient les matrones romaines. Dans un sens plus élevé, le Seigneur disait aux Juifs de l'Ancien Testament : « Soyez saints, parce que je suis saint » (Lv 19,2). Et joignant à ce précepte le secours nécessaire pour l'accomplir, il ajoutait : « C'est moi, votre Seigneur, qui vous sanctifie (Lv 20,7-8). » Dans le Nouveau Testament, être saint c'est être consacré à Dieu par le baptême et conserver l'état de grâce, cette vie surnaturelle tout intime qui, aux yeux du Seigneur et des Anges, sépare les hommes en deux groupes profondément distincts, privés les uns de la grâce sanctifiante, les autres élevés jusqu'à cette mystérieuse et réelle participation de la vie divine. C'est pourquoi nombre de passages du Nouveau Testament désignent les premiers chrétiens du nom de saints. Saint Paul, par exemple, s'accuse d'avoir, avant sa conversion, jeté en prison beaucoup de saints (Ac 26, 10). Le même apôtre écrivait aux fidèles d'Ephèse : « Vous êtes concitoyens des saints et membres de la famille de Dieu (Ep 2, 19) », et il priait les chrétiens de Rome de subvenir aux nécessités des saints (Rm 12, 13).
Ces saints de la terre ont, eux aussi, leurs mérites, des mérites qui peuvent secourir les autres hommes et les âmes de l'Eglise souffrante. Mais l'Eglise, notre mère, sait fort bien que les mérites des vivants sont précaires. Elle sait fort bien que, si certains de ses enfants de la terre sont pour leurs frères de puissants intercesseurs, ils ont, eux aussi, comme tous ceux qui militent ici-bas, un continuel besoin d'intercession. Aussi donne-t-elle à l'oraison de la Toussaint la conclusion suivante : « Accordez-nous, Seigneur, grâce à de si nombreux intercesseurs, l'abondance tant désirée de vos miséricordes. »
« Nous sommes enfants des saints ! » Chers fils et filles, il faut bien vous persuader que votre jeune famille pourra et devra être une famille sainte, c'est-à-dire inviolablement unie à Dieu par la grâce. Inviolablement : le sacrement lui-même, qui exige l'indissolubilité du lien conjugal, vous communique une force surnaturelle qui, si vous le voulez, tiendra en échec les tentations et les séductions ; ainsi les perfides insinuations du dégoût de la vie quotidienne et de la fatigue habituelle, du besoin de nouveauté et de changement, la soif des expériences dangereuses, les attraits du fruit défendu n'auront sur vous aucune prise, car vous saurez conserver cet état de grâce par la vigilance, la lutte, la pénitence et la prière. Unis à Dieu, vous serez saints et vos enfants le seront après vous, parce que, lavés dès le baptême dans le sang rédempteur du Christ, vous avez consacré ou sans doute vous allez consacrer votre foyer domestique à son divin Cœur, dont l'image veillera sur vos jours et sur vos nuits.