La grâce du moment présent et la fidélité dans les petites choses

De Salve Regina

La grâce
Auteur : P. Réginald Garrigou-Lagrange, O.P.
Source : La vie Spirituelle n° 149 (14ème année, tome XXX)
Date de publication originale : Février 1932

Difficulté de lecture : ♦♦♦ Difficile

La grâce du moment présent et la fidélité dans les petites choses

Le devoir qu'il nous faut accomplir d'heure en heure est un signe de la volonté de Dieu sur nous en particulier, hic et nunc, et il contient ainsi une lumière pratique très sanctifiante, qui est celle de l'Évangile appliqué aux diverses circonstances de notre vie; ce sont vraiment les leçons de choses du bon Dieu.

Si, à l'exemple des saints, nous savions considérer ainsi chaque moment, nous verrions que chacun contient non seulement un devoir à accomplir, mais une grâce pour être fidèle à ce devoir.

Au fur et à mesure que de nouvelles circonstances se présentent avec les obligations qu'elles comportent, de nouvelles grâces actuelles nous sont offertes pour tirer de ces circonstances le meilleur profit spirituel. Au-dessus de la suite des faits extérieurs de notre vie, il y a la série parallèle des grâces actuelles qui nous sont offertes, comme l'air arrive par ondes à notre poitrine pour nous permettre de respirer.

La suite de ces grâces actuelles, reçues avec fruit ou au contraire négligées par chacun de nous, constitue l'histoire individuelle de notre âme, telle qu'elle est écrite en Dieu au livre de vie, et telle que nous la verrons un jour. C'est ainsi que Notre-Seigneur continue de vivre dans son corps mystique; surtout dans ses saints il continue une vie qui ne finira jamais, vie qui comporte à tout moment des grâ­ces toujours nouvelles et de nouvelles opérations.

Notre-Seigneur a dit : « Je prierai le Père, et il vous don­nera un autre Consolateur, pour qu'il demeure toujours avec vous, l'Esprit de vérité, que le monde ne peut rece­voir, parce qu'il ne le voit point et ne le connaît point; mais vous le connaissez, parce qu'il demeure au milieu de vous... Il vous enseignera toutes choses et vous rappel­lera tout ce que je vous ai dit » (Jean, XIV, 16, 26). Le Saint-Esprit enseigne donc toutes choses au jour le jour à ceux qui veulent l'entendre, et il écrit la loi de Dieu avec la grâce dans les âmes, soit immédiatement, soit par la prédication de l'Évangile. Saint Paul ne dit-il pas aux Corinthiens : « Avons-nous besoin, comme certains, de lettres de recommandation auprès de vous ou de votre part? C'est vous-mêmes qui êtes notre lettre... Oui, mani­festement vous êtes une lettre du Christ, écrite par notre ministère, non avec de l'encre, mais par l'Esprit du Dieu vivant; non sur des tables de pierre, mais sur des tables de chair, sur vos cœurs » (II Cor., III, 2, 3). - Ainsi s'écrit dans les âmes l'histoire intérieure de la vie de l'Église jusqu'à la fin des temps. C'est elle qui est annoncée de façon symbolique dans l'Apocalypse et qui ne se lira clai­rement qu'au dernier jour.

Comme le dit le Père de Caussade en trois pages remar­quables qu'on nous permettra de citer : « Oh! la belle histoire! Le beau livre que l'Esprit-Saint écrit présentement! Il est sous presse, âmes saintes! il n'y a point de jour qu'on n'en arrange les lettres, que l'on n'y applique l'encre, que l'on n'en imprime les feuilles. Mais nous sommes dans la nuit de la foi; le papier est plus noir que l'encre...; c'est une langue de l'autre monde... Vous ne pourrez lire cet évangile (vivant) que dans le ciel... Si le mélange de vingt-quatre lettres est incompréhensible, de sorte qu'elles suffisent à composer à l'infini des volumes différents et tous admirables dans leur genre, qui pourra exprimer ce que Dieu fait dans l'univers?... Apprenez-­moi, divin Esprit, à lire dans ce livre de vie! Je veux devenir votre disciple, et, comme un simple enfant, croire à ce que je ne puis voir[1].

« Qu'il y a de grandes vérités cachées aux yeux même des chrétiens qui se croient le plus éclairés! ... Pour nous unir à lui, Dieu se sert des créatures les plus mauvaises aussi bien que des meilleures, et des événements les plus fâcheux aussi bien que des plus agréables; et notre union avec lui est même d'autant plus méritoire que les moyens qui nous servent à l'entretenir sont, de leur nature, plus répugnants.[2] »

« Le moment présent est toujours plein de trésors infinis; il contient plus que vous n'avez de capacité. La foi est la mesure: vous y trouverez autant que vous croyez. L'amour est aussi la mesure : plus votre cœur aime, plus il désire, et plus il désire, plus il trouve. La volonté de Dieu se présente, à chaque instant, comme une mer immense que votre cœur ne peut épuiser. Il n'en reçoit qu'autant qu'il s'étend par la foi, par la confiance et par l'amour; tout le reste du créé ne peut remplir votre cœur, qui a plus de capacité que tout ce qui n'est pas Dieu. Les montagnes qui effraient les yeux ne sont que des atomes dans le cœur. La divine volonté est un abîme, dont le moment présent est l'ouverture : plongez-vous dans cet abîme et vous le trouverez toujours infiniment plus étendu que vos désirs. Ne faites la cour à personne, n'adorez point les fantômes; ils ne peuvent ni vous donner, ni vous ôter. La seule volonté de Dieu fera votre plénitude, qui ne vous laissera aucun vide; adorez-la, allez droit à elle, ... ôtez les idoles... Quand le moment effraie, affame, dépouille, accable tous les sens, alors il nourrit, il enri­chit, il vivifie la foi, qui se rit des pertes, comme un gou­verneur dans une place imprenable se rit des attaques inutiles.[3] »

Aussi, conclut le même auteur : « Quand la volonté de Dieu s'est révélée à une âme et qu'elle lui a fait sentir qu'elle est prête à se donner tout entière pourvu que l'âme se donne à elle aussi de son côté, celle-ci éprouve, en tou­tes rencontres, un secours puissant; pour lors, elle goûte par expérience le bonheur de cette venue de Dieu; et elle en jouit d'autant plus qu'elle a mieux compris, dans la pratique, l'abandon où elle doit être, à tous les moments, vis-à-vis de cette volonté tout adorable[4]. »

Dieu est comme un océan qui porte ceux qui avec con­fiance se livrent à lui et font ce qui est en leur pouvoir pour suivre ses inspirations, comme le navire docile aux vents favorables. En ce sens Notre-Seigneur disait (Jean, III, 8) : « Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix ; mais tu ne sais ni d'où il vient, ni où il va : ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit. »

Que tout cela est grand ! Pendant que la minute pré­sente s'écoule, rappelons-nous que ce qui existe, ce n'est pas seulement notre corps, notre sensibilité douloureuse­ment ou agréablement impressionnée, mais aussi notre âme spirituelle et immortelle, la grâce actuelle qui nous arrive, le Christ qui influe sur nous, la sainte Trinité qui habite en nous. Alors nous entreverrons l'infinie richesse du moment présent, et son rapport avec l'instant immua­ble de l'éternité ou nous devons entrer un jour. Ne nous contentons pas de voir la minute présente sur la ligne horizontale du temps, entre un passé qui n'est plus et un avenir temporel incertain; voyous surtout cette minute présente sur la ligne verticale qui la rattache à l'unique instant de l'immobile éternité. Quoi qu'il arrive, disons-­nous: en ce moment Dieu est, et il veut m'attirer à Lui. En un des instants les plus douloureux de son existence, où il crut perdue la chère congrégation qu'il venait de fonder, saint Alphonse entendit cette parole de la bouche d'un laïque de ses amis : « Dieu existe toujours, Père Alphonse » ; non seulement il retrouva son courage; mais cette heure douloureuse fut une des plus fécondes de sa vie.

Soyons ainsi saintement attentifs à la grâce actuelle qui de minute en minute nous est offerte pour l'accom­plissement du devoir présent. Nous verrons de mieux en mieux ainsi ce que doit être notre fidélité dans les petites choses comme dans les grandes.


***


LA FIDÉLITÉ DANS LES PETITES CHOSES

« Qui fidelis est in minimo, et in majori fidelis est. » (Luc, XVI, 10.)


Notre-Seigneur dit, en saint Luc, XVI, 10 : « Celui qui est fidèle, dans les petites choses est fidèle aussi dans les grandes, et celui qui est injuste dans les petites choses est injuste aussi dans les grandes. » Il dit encore à deux ser­viteurs dans 1a parabole des talents ou des mines: « C'est bien, serviteur bon et fidèle; parce que tu as été fidèle en peu de choses, je t’établirai sur beaucoup: entre dans la joie de ton maître. » (Matth., XXV, 21-23; Luc, XIX, 17.) I1 y a là, relativement aux petites choses, un très grand enseignement qui est fort souvent méconnu même par les âmes naturellement élevées, qui commencent à faire fausse route, lorsque leur fierté dégénère en orgueil. On ne saurait trop insister sur ce point à propos de la fidélité à la grâce du moment.

On l'a plusieurs fois remarqué : chez bien des âmes qui se sont sincèrement données à Dieu, qui ont fait des efforts généreux, même héroïques, pour lui prouver leur amour, comme on l'a vu pendant la dernière guerre, un moment critique arrive, où elles doivent abandonner une manière trop personnelle de juger et d'agir, fût-elle déjà élevée, pour entrer dans la voie de la véritable humilité, dans la voie de la « petite humilité », qui s'ignore elle-même, pour ne plus voir que Dieu.

Et alors il peut arriver deux choses fort différentes : Ou bien l'âme voit d'elle-même le chemin à prendre et elle le suit ; ou bien elle ne le voit pas et parfois s'égare dans son ascension au point de redescendre sans bien s'en apercevoir.

Voir ce chemin de la vraie humilité, c'est découvrir dans la vie courante, du matin au soir, des occasions de faire, pour l'amour de Dieu, des actes très petits en appa­rence, mais dont la répétition incessante est des plus précieuses et conduit à cette délicatesse envers Dieu et envers le prochain qui, lorsqu'elle est constante et pro­fondément sincère, est la marque de la charité parfaite.

Les actes qui sont alors demandés à l'âme sont fort simples, ils passent inaperçus; il n'y a en eux aucune prise pour l'amour-propre; Dieu seul les voit, et il sem­ble même à l'âme qu'elle ne lui offre pour ainsi dire rien. Mais ces actes, dit saint Thomas, sont comme les gouttes d'eau qui tombent toujours au même endroit et qui à la longue creusent la pierre. Et c'est ainsi que s'opère peu à peu véritablement l'assimilation des grâces reçues. Ainsi ces grâces pénètrent l'âme et toutes ses facultés, en les surélevant, et peu à peu tout se met au point surnaturel­lement comme il le faut. Sans cette fidélité dans les peti­tes choses en esprit de foi, d'amour, d'humilité, de patience et de douceur, il n'y a pas pénétration de la vie active, c'est-à-dire de la vie courante de tous les jours, par la vie contemplative. Celle-ci reste comme au sommet de l'intelligence; elle y est plus spéculative que contemplative, elle ne pénètre pas notre existence, notre manière de vivre; elle reste presque stérile, tandis qu'elle devrait être cha­que jour plus féconde.

Ceci est d'une importance souveraine. Saint François de Sales en a plusieurs fois parlé[5]. Sous une autre forme saint Thomas dit la même chose, lorsqu'il nous enseigne, nous l'avons vu, qu'il n'y a pas dans la réalité concrète de notre vie un seul acte délibéré qui soit, hic et nunc, moralement indifférent[6]. Tous les actes délibérés d'un être raisonnable doivent être raisonnables, avoir une fin honnête, et tous les actes d'un chrétien doivent être au moins virtuellement ordonnés à Dieu aimé par-dessus tout. C'est ce qui montre l'importance des actes multiples que vous avons à accomplir chaque jour : ils sont très petits peut-être en eux-mêmes, mais grands par leur rap­port à Dieu et par l'esprit de foi, d'amour, d'humilité, de longanimité, avec lequel nous devons les accomplir et les offrir à Dieu.

Le moment critique, dont nous parlons, marque un tournant difficile dans la vie spirituelle de bien des âmes qui ont été assez avancées, et qui courent risque de redes­cendre.

Arrivée là, si l'âme qui s'est montrée généreuse, héroï­que même, mais avec une manière encore beaucoup trop personnelle de juger et d'agir, ne s'aperçoit pas qu'il faut changer, elle, continue à marcher en vertu d'une vitesse acquise, et sa prière et son action ne sont plus ce qu'elles doivent être. Il y a là un réel danger. Cette âme peut deve­nir pour toujours une âme attardée, son développement peut s'arrêter, comme celui d'un nain devenu difforme; ou bien elle peut prendre une fausse direction. Au lieu de l'humilité vraie, peut se développer en elle une espèce d'orgueil raffiné, et malheureusement presque incons­cient, qui n'apparaît guère d'abord que dans les détails de la vie courante, et qui pour celle raison est ignoré des directeurs qui ne vivent pas avec ceux qu'ils dirigent.. Cet orgueil prend rapidement la forme d'une certaine désin­volture ironique, pour devenir ensuite une amertume, qui stérilise, tout en se répandant sur toute la vie quotidienne, dans les rapports avec le prochain. Cette amertume peut devenir rancœur et mépris du prochain qu'il faudrait aimer pour l'amour de Dieu.

Quand une âme en arrive là, il est difficile de l'amener à faire de saintes réflexions, pour qu'elle revienne au point où elle s'est trompée de route. C'est à la Vierge Marie qu'il faut recommander ces âmes; souvent elle seule peut les ramener dans le droit chemin[7].

Pour remédier au mal dont nous parlons, il faut rendre les âmes très attentives à la grâce du moment et à la fidé­lité dans les petites choses.

« Ce ne sont point les idées ni les paroles tumultueuses qui doivent nous déterminer à agir, dit encore le Père de Caussade[8] ; car, étant seules, ces idées et ces paroles ne servent qu'à enfler... Il ne faudrait se guider que par ce que Dieu donne à souffrir et à faire; et on laisse cette substance divine, pour occuper son esprit des merveilles historiques de l'ouvrage divin, au lien de les accroître par sa fidélité ! Les merveilles de cet ouvrage, qui satisfont notre curiosité dans nos lectures, ne servent souvent qu'à nous dégoûter de ces choses petites en apparence, par les­quelles l'amour divin ferait en nous de grandes choses, si nous ne les méprisions pas. Insensés que nous sommes ! Nous admirons, nous bénissons cette action divine dans les écrits qui racontent son histoire ; et, lorsqu'elle veut la continuer en écrivant sur nos cœurs, nous tenons le papier dans une inquiétude continuelle et nous empêchons l'ac­tion divine de s'exercer par la curiosité de voir ce qu'elle fait en nous et ce qu'elle fait ailleurs... Je veux me renfer­mer dans l'unique affaire du moment présent, pour vous aimer, mon Dieu, pour m'acquitter de mes obligations et pour vous laisser faire. »

C'est ce que dit l'adage courant : « Age quod agis ». Alors, si nous faisons vraiment notre possible pour être ainsi fidèles au Seigneur au jour le jour dans les petites choses, il nous donnera certainement la force de lui être fidèle aussi dans les circonstances difficiles et très péni­bles, s'il permet que nous y soyons placés. Ainsi se véri­fieront les paroles de l'Évangile : « A chaque jour suffit sa peine[9]. » - « Celui qui est fidèle dans les petites cho­ses est fidèle aussi dans les grandes[10]. »


  1. L'Abandon à la Providence divine, édition abrégée, l. II, ch. v.
  2. Ibid., ch. VI. Du moins il en est souvent ainsi, bien qu'un acte nullement pénible soit parfois très méritoire, comme l'oraison con­solée d'un saint.
  3. Ibid., ch. III.
  4. Ibidem.
  5. Introduction à la vie dévote, IIIe partie, ch. I ; « Il ne se présente pas souvent des occasions de pratiquer la force, la magnanimité, la magnificence. -.Mais la douceur, la tempérance, l'honnêteté et l'humilité sont de certaines vertus, desquelles toutes les actions de notre vie doivent être teintes. Il y a des vertus plus excellentes qu'elles: l'usage néan­moins de celles-ci est plus requis. Le sucre est plus excellent que le sel; mais le sel a un usage plus fréquent et plus général. C'est pourquoi il faut toujours avoir bonne et prompte provision de ces ver­tus générales, puisqu'il s'en faut servir presque ordinairement... « Entre les exercices des vertus, nous devons préférer celui qui est le plus conforme à notre devoir et non pas celui qui est le plus conforme à notre goût... Un chacun se doit particulièrement adonner à celles qui sont requises au genre de vie auquel il est appelé. « Entre les vertus qui ne regardent pas notre devoir particulier, il faut préférer les plus excellentes et non pas les plus apparentes. Les comètes paraissent pour l'ordinaire plus grandes que les étoiles et tiennent beaucoup plus de place à nos yeux; elles ne sont néan­moins pas comparables, ni en grandeur, ni en qualité... Ainsi le vulgaire préfère-t-il communément l'aumône temporelle à la spiri­tuelle... et les mortifications du corps à la douceur... à la modestie et autres mortifications du cœur qui néanmoins sont bien plus excellentes. » Ibidem, ch. II : « Oui, Philothée, le Roi de gloire ne récompense pas ses serviteurs selon la dignité des offices qu'ils exercent, mais selon l’amour et l'humilité avec laquelle ils les exercent. » Ib., ch. III, IV, V, VI.
  6. IIa IIæ, q. 18, a. 9.
  7. Si ces âmes se laissent reprendre par la grâce de Dieu et sui­vent vraiment la voie de l'humilité, elles peuvent continuer leur ascension là où elles étaient arrivées, sans être obligées de la repren­dre au début. La raison en est que, même après une faute mortelle, l'âme qui a un repentir vraiment proportionné à sa faute recouvre la grâce perdue, au degré où elle l'avait avant de tomber.
  8. Op. cit., livre II, ch. XII
  9. Matth., VI, 34
  10. Luc, XVI, 10
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