Le sens chrétien du travail
De Salve Regina
Doctrine sociale de l'Église | |
Auteur : | Louis Ferrier |
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Difficulté de lecture : | ♦♦ Moyen |
Sommaire
Propos sur le sens chrétien du travail
Dominez la terre
"Dieu plaça Adam dans le paradis pour qu'il le cultive et le garde" (Genèse II,15)
Le travail n'est pas la sanction du péché. C'est le romantisme asocial et oisif qui mit ce mensonge à la mode, préparant ainsi la plus grande révolte qui soit contre la condition humaine.
Avant le péché l'homme devait travailler, "car en travaillant, il perfectionne en soi l'image de Dieu" (Pie XII, message de Noël 1955)
"Dieu lui-même, écrit ce modèle de fécondité active qu'est saint Vincent de Paul, Dieu lui-même travaille incessamment. Il n'a jamais cessé de travailler et il ne cessera jamais. Il travaille de toute éternité au dedans de soi-même... Dieu ne cesse point de travailler dans le temps et au dehors de soi et à la conservation de ce grand univers... De plus, Dieu travaille avec chaque créature particulière. Il travaille avec l'artisan en sa boutique, avec la femme en son ménage",
Interrogé sur les raisons de cette loi fixée à l'homme dans l'état d'innocence, saint Thomas d'Aquin répond que le travail devait lui être agréable "en lui révélant de plus en plus la fécondité de la nature" (Somme théologique, I a Qu 102 à 4).
Fécondité du travail
Le travail de l'homme produit plusieurs sortes de fruits. Les uns sont extérieurs, dans la fécondité des choses accrues par le travail. Les autres sont intérieurs; ils sont dans la transformation intime qu'opèrent la connaissance et l'expérience.
Par son travail, l'homme se crée en quelque manière, ses facultés trouvent leur exercice et leur développement. Sa mémoire s'enrichit d'expériences ; son intelligence de connaissances et de jugement; sa volonté découvre et crée des objets dignes de son amour et de son admiration.
Avant même d'apparaître comme le moyen nécessaire de pourvoir à des besoins matériels, le travail est compris comme une dignité, un honneur, une progression de l'être, un enrichissement.
Les nations chrétiennes ont compris et vécu le sens du travail. Saint Benoît, le Père de l'Europe, en fait un des piliers de sa règle. Le moine doit travailler sans cesse et l'office divin est la partie la plus noble du travail monastique.
Une philosophie pessimiste
A l'opposé du christianisme, une autre philosophie domina le monde antique, s'est perpétuée dans le tiers-monde et se retrouve dans la mentalité moderne.
C'est une philosophie pessimiste.
Le travail y est regardé comme une servitude, il est le fruit de la domination de l'homme par la nature hostile. Alors il est abandonné aux êtres inférieurs -aux bêtes de somme, aux esclaves, aux femmes, aux ilotes, aux parias -car il est le fait de la condition servile. L'homme libre, lui, le citoyen, celui qui porte la toge, qui disserte sur l'agora ou se tient assis aux portes de la ville, l'homme libre ne travaille pas.
Sans doute quelques sages ont-ils tenté de réhabiliter le travail, Hésiode écrit les Travaux et les jours, et Virgile les Géorgiques. Mais Vulcain, le dieu des travailleurs, repoussant et boiteux, n'a pas droit au séjour de l'Olympe.
Platon relègue les travailleurs au dernier rang de sa République socialiste –déjà !
Mépris des philosophes du siècle des lumières pour le travail et les travailleurs, la "canaille" de Voltaire. Le travail est chose maudite et les travailleurs les damnés de la terre.
Rejet du travail par Taylor et Marx; il n'est qu'une valeur marchande, une servitude dont il faut se libérer. "Il n 'y a, a dit Marx, de liberté que dans le loisir",
L'homme vit par le travail
La condition humaine est presque entièrement décrite par la loi du travail.
Entouré dès sa conception de "services extérieurs et gratuits" le petit homme est invité à prendre sa part de travail dès qu'il atteint l'âge de raison. Dans l'oisiveté, l'homme dégénère et c'est à la mesure des "talents" rapportés qu'il sera jugé au dernier jour.
Le petit homme vient au monde et il lui manque tout: un cercle d'actions prévenantes se dessine autour de lui; "son compte s'ouvre par des libéralités dont il a le profit sans avoir pu les mériter" (Maurras, la politique naturelle). Il en sera toujours débiteur et sera à jamais incapable de solder sa dette.
A l'école, il commencera à travailler et ce n'est pas abus de langage: son activité tout entière orientée vers son enrichissement intérieur correspond justement au sens chrétien du travail, comme l'exercice physique, la lecture studieuse, la réflexion, la méditation: toute activité organisée produisant un accroissement de biens intérieurs ou extérieurs.
Il n'y a pas d'âge pour le travail
Un certain monde matérialiste voudrait exclure les vieillards du travail. Il s'applique à les isoler de leur famille, de la jeunesse. Leur retraite doit être stérile. Sous des formes adaptées à leurs forces, leur activité serait-elle à rejeter comme inutile ? Leur présence attentive et prévenante parmi les jeunes, la transmission de leurs souvenirs et de leur expérience n'est-elle pas une valeur parmi les plus précieuses ?
Travailler pour autrui
Les hommes travaillent pour satisfaire leurs besoins propres, mais la plupart le font pour constituer ce cercle de prévenances indispensables à leurs proches, au nouveau-né, au malade, au vieillard, à l'épouse, à l'ami. Sans avoir froid ni soif, la mère soigne son enfant.
Ainsi, "en s'élevant dans l'échelle sociale, on voit la loi du travail perdre de plus en plus son caractère de nécessité physique pour ne plus relever que de la morale. Alors que l'on n'est plus forcé de travailler, on reste obligé de le faire et l'on est exposé à oublier cette obligation" (Monseigneur d'Hulst, conférence de Notre-Dame, 1896)
Il n’est pas d’homme qui ne soit tenu de travailler selon son état, mais il en est qui n'y sont rappelés que par des besoins moins proches sont tentés de négliger pour des occupations plus à leur goût.
Le vicaire en usine ressemble au marquis de Cour qui délaissait ses fermiers. Ce n’est pas la faim personnelle qui dicte son devoir au notable, au patron, au gouverneur ; ce sont les besoins de tous ceux qui attendent de lui ou par lui leur subsistance physique ou morale. Travailler pour les besoins d'autrui, c'est traiter le prochain comme soi-même : formule même de la charité.
Patrons et client
La société chrétienne a développé mieux que d'autres cette forme de charité. Elle a développé les relations favorisant la division des tâches sans distendre plus qu'il ne faut les relations de clientèle. Le cordonnier fait des chaussures au-delà de ses besoins et le boulanger panifie pour le quartier. La notion romaine de clientèle, celle du client qui attend protection et secours d'un patron s'étend, sous le signe chrétien, jusqu'aux rapports commerciaux !
La société matérialiste est celle de l'égoïsme et du chacun pour soi. Il lui répugne qu'un chef d'entreprise travaille pour ses employés ou qu'une mère de famille s'occupe de ses enfants. Des distributions administratives feraient bien mieux son affaire.
C'est oublier que le fruit principal du travail, fruit intérieur, est dans l'épanouissement de celui qui l'accomplit. Où se développeront les vertus maternelles s'il n'y a plus de mère au foyer ?
La responsabilité personnelle...
Le christianisme révèle aux hommes la responsabilité personnelle de chacun. Chaque homme unique a une vocation unique, la société chrétienne est une société de personnes et de personnes responsables.
Le salut n'est pas attendu du destin, ni de la société, ni de la sécurité sociale, ni du parti. "Il n'y a que nos œuvres qui nous accompagneront dans l'autre monde" : nos œuvres, c'est-à-dire l'usage que nous aurons fait de nos talents.
Rends compte de ton administration... "Tout arbre qui ne portera pas de bons fruits sera jeté au feu...".
Cette grande idée chrétienne hors du christianisme n'a pas été comprise.
... et non collective
La responsabilité du groupe ou le caprice des dieux en efface les contours. L'athéisme moderne revient au paganisme. Nous sommes collectivement responsables de la guerre du Biafra ou de la famine aux Indes, de l'assassinat d'un retraité et du péché du monde ; nous sommes responsables de tout, sauf de nous-mêmes...
La sanction des résultats
Le sens de la responsabilité s'éduque par la sanction des choses plus que par la sanction des hommes. Le désordre de nos passions nous pousse à contester les hommes : seuls les plus fous sont rebelles à la sanction des choses.
Le sens chrétien du travail veut que chaque homme soit en mesure de percevoir les conséquences physiques de ses actes- La seule réprimande d'un chef, que ne sous-tend aucune perception des résultats, sera prise pour caprice, non pour justice. La sanction d'un scrutin suggère la révolte plus souvent que la réflexion.
Ceux qui président au travail d'autrui en privant l'ouvrier des moyens de percevoir les conséquences de ses actes, de son application ou de sa négligence, lui dérobent les meilleurs fruits de son travail. Ils privent l'ouvrier des moyens les plus sûrs de son élévation morale et sociale. Ils augmentent la foule des prolétaires et les motifs de leur révolte.
La complémentarité des talents
On n'a vu souvent de saint Vincent de Paul que ses créations en faveur des pauvres. Mais on n'a pas assez remarqué combien ces créations diffèrent de la plupart des œuvres sociales.
Ce qui est important dans la politique de Monsieur Vincent, c'est qu'elle consiste à renouer les liens entre les catégories sociales en provoquant cette communication des dons et des talents dont nous avons parlé. Il n'a déraciné personne. Il a mobilisé les meilleurs dans toutes les classes sociales, depuis les princes jusqu'aux paysannes, faisant appel aux talents, aux compétences, aux moyens de chacun pour la réalisation d'œuvres communes.
Bien d'autres que lui ont consacré leur vie aux pauvres. Le propre de saint Vincent de Paul est moins dans ce qu'il a fait lui-même que dans ce qu'il a suscité, animé, fait faire. Dans les ressources humaines qu'il a mobilisées. Dans son sillage, il n'est plus de privilège qui n'engendre un devoir égal en grandeur et en importance.
Il ne s'est pas borné à soulager les faibles; il l'a fait en rappelant à leurs devoirs ceux dont ils dépendent.
Il savait faire appel aux compétences, aux pouvoirs de tous, même parfois des libertins ou des esprits forts. Il commençait par les entraîner à bien faire, à donner de leur personne et d'ordinaire suivait la conversion du cœur.
Il ne se servit jamais de la confiance des grands que pour leur inspirer les comportements qu'ils devaient avoir. Il sut faire distinguer l'effort de l'intelligence désireuse de bien agir et les vaines querelles par lesquelles se cherche l'orgueil de l'esprit.
Un régime de communication des biens
La civilisation chrétienne, c'est le régime de la communication des biens. Elle donne aux chefs sociaux un tel sens de leur responsabilité, de leurs obligations de justice que tout le monde y trouve le meilleur remède à la difficile aventure de la vie et que les différences entre les hommes sont avant tout des hiérarchies de devoirs. Les hiérarchies sont instituées pour communiquer des moyens, un savoir, des pouvoirs, des vouloirs nouveaux; un patron, un chef, c'est celui avec lequel on peut faire ce qu'on ne ferait pas sans lui. Les communautés diverses communiquent naturellement les trésors du passé et les pressentiments de l'avenir: et chaque personne puise ses racines dans les communautés dont elle fait naturellement partie et dont elle reçoit la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle...
On donne et on reçoit
L'expérience montre que dans les relations humaines chacun reçoit plus qu'il ne donne.
Les époux le savent au sein de leur mariage. Les parents savent ce qu'ils reçoivent de leurs enfants ; les gardes-malades savent ce qu'ils reçoivent de leurs infirmes; bien des patrons savent ce qu'ils reçoivent de leurs ouvriers. Les amis le savent au cœur de leurs échanges. Ne nous arrive-t-il pas de donner aux autres ce que nous n'avons pas, d'expliquer ce que nous ne savions pas, de recevoir aussi des autres des trésors qu'ils n'avaient même pas l'idée de vouloir nous livrer.
Ce qu'on a, on le doit
On donne, et on reçoit. On accepte de recevoir. On aspire à recevoir. Recevoir est un honneur. On sait que tout bien est un don de Dieu, quels que soient les intermédiaires. Devoir à quelqu'un est une promotion. On reçoit, on doit, on donne selon la mesure de l'Évangile, la mesure bien pleine, bien tassée, débordante, c'est-à-dire sans mesure. On ne compte pas dans les échanges. On ne compte que pour soi.
En politique, le principe est le même. Ce qu'on a, on le doit aux communautés dont on fait partie. Tout privilège engendre un devoir égal en grandeur et en importance; toute supériorité se traduit par un service du bien public.
Les conséquences de ce sens chrétien du travail sont considérables.
La dignité du travail
Les castes disparaissent. Il n’y a plus de différences de dignité entre ceux que la nécessité astreint au travail et les autres. Au contraire, le travail devient la source des promotions les plus normales, les moins équivoques.
"Dans ce temps-là, note Péguy, un chantier était un lieu de la terre où les hommes étaient heureux. Il y avait un honneur incroyable du travail, le plus beau de tous les honneurs, le plus chrétien peut-être. Cette piété de l'ouvrage bien fait, non pour le salaire, ni pour le patron, ni pour les connaisseurs : il fallait qu'il fût bien fait pour lui-même... Sinon, ç'aurait été supposer qu'ils ne rendaient pas tant qu'ils pouvaient C'est comme de supposer d'un soldat qu'il ne serait pas victorieux..." (in L'argent.).
Le travail désintéressé
En second lieu, si la tempérance inspire la modération dans les appétits personnels - et peut aller jusqu'à la pauvreté volontaire - la charité, elle, veut que l'on procure au prochain, à ceux qui dépendent de nous, à l'hôte, à l'ami, au pauvre, au malade, le plus de bien possible. La civilisation chrétienne a trouvé là une formidable réserve d'imagination, d'initiative, de création, de progrès matériel et social, parce qu'elle a promu le travail désintéressé, accompli dans l'intérêt d'autrui... Que l'on songe à l'extraordinaire capital d'aménagement du territoire, d'amélioration des moyens et des conditions de travail, d'édifices religieux ou sociaux accumulés au cours des siècles, non par une addition d'intérêts individuels, mais dans le souci de l'intérêt commun.
L'honneur du travail
La société matérialiste ne considère que le travailleur anonyme et n'honore pas les hommes de métier. La société chrétienne reconnaît des artisans et des soldats, des bergères et des princes, façonnés, qualifiés, désignés par la nature de leur travail, et le langage des peuples chrétiens conserve l'usage de nommer chacun par son métier. Les saints de nos cathédrales figurent avec l'outil de leur état car leur éternité doit figuier la voie qui les a perfectionnés et sanctifiés.
Au-dessus de l'économique
Le travail n'est pas une valeur économique.
C'est la grande erreur de nos économistes de se l'être approprié en le mutilant.
Dieu travaille, et ne vend rien. L'enfant, la mère, le vieillard travaillent sans rien offrir à l'économiste.
Le travail ne se vend ni ne s'achète. Seuls certains de ses fruits extérieurs, ceux qui constituent des biens matériels, peuvent faire l'objet de transactions.
La vie, prix du travail
N'importe quel ouvrier comprend ce que le monde matérialiste ne comprend pas.
Lorsqu'il travaille à l'usine, c'est pour gagner sa vie et non de l'argent seulement.
Entre argent et vie, la différence est grande.
C'est qu'en dehors de l'argent, il attend bien d'autres choses qui touchent à sa vie même : l'exercice de son métier, le développement de ses compétences, une ascension progressive, une expérience accrue, des camarades, un chef (un grand nombre de ceux qui ont dû changer de travail regrettent un ancien chef) : autant de biens non monnayables, hors marché, échappant à l'analyse économique...
Le juste salaire ce n'est pas le prix du produit du travail comme le voudraient les marxistes.
Ils ont escamoté le travail pour n'en retenir que les résultats les plus matériels, les résultats négociables. Ils ont escamoté les fruits intérieurs du travail, les fruits spirituels, les vrais enrichissements: on a idolâtré les travailleurs et on a tué les ouvriers.
Le travail est plus qu'une marchandise.
Le mérite du travail
Le Juste salaire, c'est le mérite du travail car tout travail mérite salaire.
L'idée chrétienne de mérite appartient à la conception chrétienne du travail.
L'homme sans métier, celui qui ne trouve pas dans son travail un métier à apprendre, des progrès à faire, une expérience à acquérir pourra gagner de l'argent; il ne gagnera pas sa vie. Sa vie lui restera pesante et il se révoltera contre la vie.
Nous n'avons jamais rencontré une personne qui limite la question de son travail à une question d'argent.
L’intérêt de ce qu’elle fait, sa capacité de progrès, ses relations avec l’équipe lui paraissent essentiels.
Ne pas mutiler le travail
C'est pourquoi ceux qui pensent pour lui en enfermant son travail dans une revendication quantitative rendent l’homme insatisfait de soi et des autres.
Il se sent mutilé dans ses choix et ses relations.
Il attend de son travail cette source d’harmonie personnelle qui donne valeur à sa réflexion et à son repos. D'où l'absurdité des revendications en nombre d'heures de travail, si c'est pour créer le vide en dehors de ces heures.
Le christianisme avait mis en relief la des biens qu'engendre le travail et leur hiérarchie : biens spirituels, développement des talents, de la responsabilité, du dévouement, biens matériels, chacun à leur place. Vertus et honneurs valent plus que monnaies amassées.
La question même de l'homme
La conscience de cultiver, dans le travail, les valeurs hautes au-dessus des valeurs basses peut-être la raison de cet honneur du travail que notre siècle voit décliner.
"Nous avons connu des ouvriers qui avaient envie de travailler. Ils allaient et ils chantaient à l’idée qu’ils allaient travailler. Travailler étaient leur joie et la racine profonde de leur être. Il y avait un honneur incroyable du travail, le plus beau de tous les honneurs, le plus chrétien... comment a-t-on fait de ce peuple qui aimait le travail pour l’honneur… ce peuple qui sur un chantier met toute son étude à ne pas en fiche un coup ?" Charles Péguy. l'Argent.
C’est simple : on a fait du travail une marchandise. On a dit: le travail, c'est de l'argent, le temps du travail c'est de l'argent.
Par là le travail est devenu chose maudite et les travailleurs sont devenus "les damnés de la terre"
La question du travail, ce n'est pas un problème économique; c'est la question même de l'homme.