Les "enfants de la télé"

De Salve Regina

L'éducation des enfants
Auteur : Godeleine Lafargue, docteur en philosophie
Source : In Les Cahiers Saint Raphaël n°70
Date de publication originale : mars 2003

Difficulté de lecture : ♦ Facile


« Le petit home presque inerte, qui périrait s'il affrontait la nature, est reçu dans l'enceinte d'une autre nature empressée, clémente et humaine : il ne vit que parce qu'il en est le petit citoyen[1]". Au petit homme la société est absolument nécessaire, même essentielle puisqu'elle va lui per­mettre de réaliser sa nature humaine. La société construit les hommes de demain. Or la première société qui influe sur ce petit être est la famille. Et il se trouve que depuis plusieurs années la famille est composée d'une nouvelle parente : la télé­vision. À l'heure actuelle, compte tenu de l'absence maternelle au foyer, les enfants passent plus de temps en compagnie du petit écran qu'avec leur propre famille en échange direct. "Jamais les enfants n'ont regardé la télé autant et si précoce­ment, note Stéphane Clerget, pédopsychiatre à Paris. Les bébés dès qu'ils sont capables de se déplacer, aiment se planter devant l'écran. Aux États Unis, un enfant de moins de 6 mois regarde la télévision une heure et demie par jour " . Mais au­-dessus de cet âge, il passe 3 heures 50 en moyenne par jour devant son poste TV. Cela ne serait pas inquiétant si la télé for­mait des hommes, mais le fait-elle vraiment ? Elle donne à l'en­fant une ouverture sur le monde. Peut-être permet-elle à l'en­fant de parler plus précocement puisqu'elle lui parle en perma­nence. Les reportages spécifiques aux enfants ne sont-ils pas riches de connaissances ? Les dessins animés se veulent de plus en plus éducatifs. Et pourtant, la télé est en train de faire des ravages dans nos foyers, sans que personne ne s'en soucie. Des ravages? Le mot n'est pas trop fort lorsque nous "regardons" le petit écran plus près. Vous ne verrez sans doute pas mieux votre émission, mais vous saurez que la télé fait de vos enfants des fous...

Aux frontières du réel.

Tout le monde connaît l'histoire de cet enfant qui, se prenant pour Spiderman, se jette du haut d'un building pour voler. Fait terrible, mais qui est le produit direct de la télévi­sion. Avant six ans la cloison entre le virtuel et le réel n'est pas étanche chez l'enfant. Or la télévi­sion déverse sur lui un flot ininterrompu d'images virtuelles qu'il est incapable de distinguer de la réalité. Ainsi par exemple, comme le rapporte Stéphane Clerget, Amélie, cinq ans, se cache pour insulter la présentatrice des programmes, craignant qu'elle ne la voie et la punisse. Tout ceci est accentué par la mode de la télé-réalité. Or la vie sociale pour être harmonieuse repose, sur le principe essentiel de dissociation entre l'acte imaginé et l'acte réel. Pourquoi s'étonner devant un crime commis par un adolescent lorsque le virtuel et le réel se confondent ? Lorsque personne n'a été là pour apprendre aux enfants à les distinguer correctement avant six ans. Quelle différence entre tuer le monstre de Resident Evil et tuer sa camarade de classe[2] ? L'adolescent n'a pas les capacités pour compren­dre la réalité de son acte aussi violent qu'il soit. À cette confusion s'ajoute un déséquilibre tem­porel. Regarder la télé c'est ne pas voir le temps passer. L'attention d'un jeune enfant ne peut être soutenue plus de vingt minutes, au-delà il est dans un état hypnoïde, c'est-à-dire un état de conscience partiellement modifié, proche du rêve. L'enfant est alors coupé du temps commun.

De plus, la représentation du temps dans les fictions télévisées n'est pas celle vécu au quotidien. En une heure, l'acteur a eu le temps de prendre l'avion, d'aller travailler, et de revenir chez lui. On enjambe le temps comme on enjambe l'espace. C'est aussi vrai, et de façon plus radicale pour les jeux vidéos. Que se passera-t-il ensuite chez l'enfant ? Il refusera de se soumettre aux règles du temps, qu'il ne vivra que sur le mode de la contrainte : difficulté à gérer son temps, de faire les choses dans un délai limité, à l'impatience s'ajoute l'incapacité à intégrer la notion de finitude des choses et des êtres, donc à accepter son statut d'être mortel. L'enfant ou l'adolescent se considère comme immortel, ne jugeant pas utile de se projeter dans l'avenir, de faire des choix de vie, et jouant avec son exis­tence comme s'il évoluait dans un jeu vidéo. Cela peut faire sourire et sembler exagéré. Mais un enfant n'a absolument pas de notion du temps, c'est à nous de lui apprendre par une vie régulière. L'heure du lever, du bain, de la promenade etc. lui permet de le comprendre et de le réaliser. Les repères tempo­rels communs de l'enfant étant troublés, comment pourra-t-il vivre au sein de la société? La télévision fait des enfants déna­turés incapables de vivre en société.

Une expérience américaine.

A cela s'ajoute bien évidemment le problème de la violence. Une expérience a été réalisée par des scientifiques américains sur 700 jeunes pendant 18 années. Ils ont observé une corréla­tion entre le temps passé devant la télévision durant l'enfance et le degré de violence par la suite. Moins de 6% des person­nes ayant durant l'enfance regardé la télé moins d'une heure par jour ont commis des actes violents à la fin de l'adolescence ou au début de l'âge adulte ; la proportion atteint 23% chez ceux qui la regardaient entre une heure et trois heures, et 30% chez ceux dont la consommation excédait trois heures. La période entre 6 et 10 ans correspond à celle où l'enfant intègre les règles sociales et les lois. À 8 ans, l'enfant détermine son niveau d'agressivité de l'adolescence. En mettant des enfants à cet âge devant la télévision pourquoi s'étonner de la délinquan­ce et des actes de violence chez les adolescents ?

Télé et personnalité.

Malheureusement il faut encore dénombrer d'autres effets néfastes de la télévision. La personnalité d'un homme ne se développe pas en un seul jour au seuil de l'âge adulte. Elle se construit pen­dant la petite enfance. Celle-ci s'acquiert par le phénomène d'imitation et d'i­dentification. Les petits enfants se créent une personnalité en imitant, puis en s'identifiant à leur entourage. Si l'identification se porte sur Loana, ou un héros des Pokémons, sa personnalité sera nécessairement fragile et creuse. Si en plus, la famille ne donne aucun repère, aucun exemple à suivre, l'adoles­cent n'aura aucune personnalité et sera influençable à merci. À cela s'ajoute le problème de l'imagination qui participe à la construction de la personnali­té. Le temps télévisuel empiète sur les temps d'activités ludiques si féconds pour le développement d'un imaginaire créatif et allié de la pensée cognitive. Le peu d'imagi­naire qui reste à  l'enfant est un imaginaire prêt-à-porter conceptualisé par des adultes. Or l'ima­gination est essentielle à la personnalité. Si l'esprit était une maison, l'imaginaire serait la décoration qui la rend si personnelle et fait que l'on s'y sent bien. L'adolescent doit avoir la pos­sibilité de s'appuyer sur un monde intérieur et imaginaire personnel. Un monde intérieur fait de carton-pâte risque de s'effondrer dans un vide dépressif qu'il cherchera à compenser par des conduites de dépendance (comme la toxicomanie),ou encore plus grave de traverser une période de déréalisation, perdant tout contact avec la réalité et pouvant aller jusqu'au passage à l'acte insensé. Ou à l’aliénation mentale.

 

La télévision : un outil d'apprentissage ?

    Finalement l'imaginaire créé de la télévision y gave l'imagination de l'enfant et finit par perturber le travail naturel de l'intelligence. Il est incontestable que le petit écran provoque un élargissement des connaissances des enfants à un âge plus précoce qu'avant l'arrivée de ce moyen d'information. Mais des enquêtes ont montré que si dans un premier temps il y a enrichissement, il y a ensuite une stagnation. La passivité qui consiste à recevoir une information déjà façonnée ne permet pas le développement ultérieur d'un esprit critique et de recherche personnelle de la connais­sance que donne la lecture des livres. La télévision, comme Internet d'ailleurs, peut-être excellente pour susciter des intérêts et éveiller des passions, mais ce qui est moteur au début devient un frein dans un second stade. Finalement la télévision n'est pas un bon outil d'apprentissage, et ce pour plusieurs raisons.

    Tout d'abord parce qu'elle va vite, elle ne laisse pas le temps de réfléchir ; les idées ne s'impriment pas durablement car elle ne permet pas de revenir longuement sur un sujet comme on le fait sur les phrases d'un livre. La conséquence de cette vitesse est qu'il faut qu'elle soit rapidement comprise : elle fonctionne donc à l'aide de stéréotypes qui donnent du monde une vision simplificatrice ; l'enfant va ensuite considérer le monde à tra­vers ces stéréotypes. Il risque de s'y conformer et on peut craindre que la vraisemblance ne lui apparaisse qu'en fonction de la conformité à ces stéréotypes. Ensuite, à la télévision les répon­ses viennent sans que l'enfant n'ait eu le loisir de se poser des questions ; or l'émergence d'une question est le fruit d'une maturation qui est plus utile que la connaissance de la réponse. Enfin, la télévision "spectacularise" les événements et les idées. C'est le côté spectaculaire qui frappe, plus que la profon­deur des idées. Elle s'adresse alors plus aux sentiments qu'à l'esprit. Elle donne plus des sensibilisations que des notions. Le Professeur Rufo affirme : "Le système télévisuel s'articule autour du Show, du spectacle (... ) L'enfant va attendre qu'au­tour de lui tout lui soit présenté en terme de spectacle, faute de quoi rien ne l'accrochera, même s'il s'agit de l'essentiel dans sa vie (...) Le travail de l'examen scolaire se vit sur la base d'un tout autre système, celui de la répétition, celui de la concentra­tion, de l'attention sur un même sujet ".

Et il faut noter que non seulement, la télévision fonctionne à rebours du travail naturel de l'intelligence, mais en plus elle empêche l'enfant scolarisé de travailler correctement. Elle capte, en effet, l'attention de l'enfant de telle manière que celle ci devient saturée. Les instituteurs sont unanimes, un enfant qui regarde la télévision souvent est inattentif et se concentre avec grandes difficultés. Le Docteur Clerget cite le cas d'un directeur d'école donnant deux choix à une mère : soit son enfant arrête de regarder la télévision, soit il change d'école. La télévision pompe véritablement l'attention de l'enfant, une fois à l'école, il devient incapable de concentration et manifeste une hyperactivité troublant le reste de la classe. À tout ceci s'ajoute évidem­ment la perte de temps passé devant le petit écran au détriment des lectures ou des activités éducatrices que l'enfant pourrait, faire.

    Enfin, la télévision n'aide pas non plus dans l'acquisition du langage. Tout d'abord parce que celui employé est très pauvre réduit à 1500 mots de vocabulaire et toujours en langage direct. L'enfant ne connaîtra que des temps simples, jamais le subjonctif par exemple. Son vocabulaire sera restreint à un minimum de mots. Ensuite parce que le langage demande le passage du concret à l'abstrait, de l'objet au concept, les images données toutes faites par la télévision risquent de fossiliser les possibilités d'abstraction de l'enfant. Comme l'affirme l'abbé Berto : « La télévision entrave tant qu'elle peut le jeu normal de la conceptualisation et du jugement, qui empêche l'homo sapiens de se former dans l'enfant et qui ne fait succéder à l'enfance que l'infantilisme. Nos contemporains n'ont pas le sens du vrai, parce que, au fond, ils ne sont jamais devenus des hommes. Ce sont des avortons intellectuels ».

    La télévision dans les foyers n'aide en rien le petit homme à devenir un adulte, pire elle développe des êtres totalement dénaturés... des fous ? Oui des fous. Imaginez un homme dans la rue sans aucun repère temporel, sans règle sociale, avec des tendances à confondre le réel avec le rêve, n'ayant pas l'usage correct de sa raison, ceci couronné par des tendances violentes, ne diriez-vous pas de lui qu'il est fou ? La télévision est un moyen puissant dans nos sociétés modernes pour détruire dès le plus jeune âge nos enfants tellement vulnérables. Elle les prédispose véritablement à la folie. Alors si nous voulons que le monde à venir soit un monde meilleur et sain ne mettons pas nos enfants devant la télévision. L'excellence de nos enfants sera la force de la société de demain.

Godeleine Lafargue Docteur en Philosophie

Bibliographie indicative

Stéphane CLERGET, Ils n'ont d'yeux que pour elle, les enfants et la télé, Fayard, 2002. Livre intéressant, malgré des tendances au politiquement correct teinté de freudisme. Mais son ana­lyse reste très pertinente appuyée d'exemples et d'expériences très frappants.

Michelle LEGRAIS, Petit Écran ... Grands maux, Neurones en danger, Effets de la télévision sur le psychisme des jeunes enfants, Association Transmettre, BE 11, 84330 Caromb.

Pierre Michel BOURGUIGNON, On vous en mettra plein la vue, Réflexions sur un fléau du siècle : la télévision, Lecture et Tradition n°176, Octobre 1991.

Jeunes et média -L'emprise ? Des jeunes enquêtent auprès des jeunes, Savoir et Servir n°6. 6 Notre Dame de Joie, N.E.L, p. 246.


  1. Maurras, Mes idées politiques, préface, p. XV.
  2. En mars 2002, rapporte notre pédopsychiatre, dans les environs de Besançon. Deux collé­giennes de 13 ans conduisent de force une adolescente de leur âge dans une maison désaffec­tée. Après l'avoir terrorisée, elles la ligotent, tentent de l'étrangler avec une corde, lui entaillent le visage avec un tesson de bouteille, lui tailladent les veines, avant de partie chercher de l'es­sence pour la brûler vive -elles ne mettront heureusement pas ce projet à exécution. Une vague affaire de jalousie sert de prétexte, mais c'est le film Scream, vu sur le petit écran, qui aurait inspiré la folle violence de ces habitués de film d'horreur " op.cit., p. 119
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