Maximes de saint Benoît
De Salve Regina
Vie spirituelle | |
Auteur : | P. Emmanuel |
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Date de publication originale : | 1880 |
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Résumé : | Réponse à la question : Qu'est-ce qu'un monastère bénédictin ? |
Difficulté de lecture : | ♦♦ Moyen |
Remarque particulière : | Abbé de Notre-Dame de la Sainte Espérance au Mesnil St-Loup |
Sommaire
- 1 Préface
- 2 Chapitre I : Saint Benoît et son œuvre dans l'Église
- 3 Chapitre II : Le secret de la puissance de saint Benoît
- 4 Chapitre 3 : La présence de Dieu
- 5 Chapitre IV : L'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ
- 6 Chapitre V : La Grâce de Dieu
- 7 Chapitre VI : Le Monastère
- 8 Chapitre VII : L'Abbé
- 9 Chapitre VIII : Les Frères
- 10 Chapitre IX : Les trois colonnes de l'édifice
- 11 Chapitre X : La Prière
- 12 Chapitre XI : L'Office divin
- 13 Chapitre XII : La liberté d’esprit
- 14 Chapitre XIII : un Témoignage
- 15 Chapitre XIV : La lumière en toutes choses
- 16 Chapitre XV : La gloire de Dieu en toutes choses
- 17 U. I. O. G. D.
Préface
Les quelques pages qui suivent ont été publiées d'abord dans le Bulletin de l'Œuvre de Notre-Dame de la Sainte-Espérance. Nous avions annoncé la fondation des Bénédictins et des Bénédictines de Notre-Dame de la sainte Espérance, et les Maximes de saint Benoît venaient, pour ainsi dire, répondre à la question: Qu'est-ce donc qu'un monastère bénédictin?
Comme la question a surgi sur bien des points, nous souhaitons que ces pages, réunies en brochure, aillent porter la réponse partout où elle pourra éclairer un esprit, réjouir une âme, aider peut-être à une vocation.
Combien d'âmes souffrent dans le monde, n'ayant pas trouvé leur voie, qui rendraient grâces à Dieu de leur bonheur, si une main charitable leur montrait la porte d'un monastère bénédictin !
Chapitre I : Saint Benoît et son œuvre dans l'Église
Dieu qui a parlé à Moïse sur la montagne de Sinaï, s'est plu souvent à parler à ses saints au sommet des montagnes, loin du monde, près du ciel. Le Mont-Cassin est un de ces lieux bénis; là se dresse, comme sur une base de granit, la grande image de saint Benoît. La main de Dieu qui l'avait ravi au monde le conduisit dans la solitude, et le façonna pour être le père de la plus grande famille monastique qui ait jamais été dans l'Église.
Il commença, dit Bossuet, par où les autres finissent, c'est-à-dire par la perfection. Sa première victoire sur le monde fut complète, décisive: la victoire qu'il remporta peu après sur lui-même, en triomphant des amorces de la volupté, ne fut ni moins complète, ni moins décisive. Il courut ensuite d'un pas libre et assuré dans la voie de Dieu, et, comme le remarque le plus illustre de ses disciples saint Grégoire-le-Grand, devenu l'élu de Dieu, il devint docteur des âmes. Electi, doctores animarum fiunt (S. Greg. Dialog. Lib. II. Cap. 2.).
C'était merveille de voir saint Benoît, si jeune encore, entouré de disciples, et leur enseignant la voie de la perfection monastique. L'humilité du père fut la mesure de la multiplication des enfants: « Si bien que pour faire son panégyrique en peu de paroles et comprendre en abrégé ses louanges, il faudrait seulement remontrer que Dieu l'a estimé très-digne d'être le chef de ce grand corps, de cet ordre si célèbre, si saint, si illustre, si utile et si glorieux à l'Église; il faudrait seulement dire qu'il a eu en éminence toutes les vertus, les perfections, les mérites, les couronnes et les lauréoles (sic) de ce nombre innombrable de saints patriarches, prophètes, hommes apostoliques, martyrs, pontifes, confesseurs et vierges, qui ont été dans son ordre, et qui y seront jusqu'à la consommation des siècles, qu'il leur a influé et influe continuellement la sainteté qu'ils ont eue sur la terre, avec la gloire et la félicité qu'ils possèdent dans le ciel... Que de gloire ils ont rendue à Dieu, que de sacrifices ils lui ont offerts, que d'âmes ils lui ont gagnées, que d'infidèles ils ont converti, que de fidèles ils ont sanctifiés, que de peuples ils ont instruits, que de paroisses ils ont gouvernées, que de sacrements ils ont administrés, que d'offices divins ils ont chantés, que de services ils ont rendus à l'Église, que de prières vocales, que d'oraisons mentales, que de jeûnes, que de veilles, que d'aumônes, que de pénitences, que d'œuvres de charité ils ont faites, que d'actions vertueuses ils ont pratiquées. Saint Benoît est l'auteur de toutes ces choses après Dieu, il les a désirées ardemment, il les a demandées dans ses oraisons, il les a obtenues par ses prières, il les a méritées par ses bonnes œuvres, et prévues par son esprit prophétique: il en a donc la joie, la récompense et la gloire accidentelle, comme des fruits de ses travaux, des moissons de ses semences, et des effets de ses influences (Le P. Lejeune, panégyrique de saint Benoît.). »
Montrer saint Benoît dans toutes ses grandeurs serait une tâche trop au-dessus de nos forces: toutefois, voulant lui rendre au moins quelque faible hommage, nous nous sommes arrêté à la pensée de mettre en lumière quelques-unes de ses maximes.
Les anciens conciles témoignent que saint Benoît a été assisté du même esprit de Dieu qui a dicté les canons des conciles. Saint Grégoire-le-Grand, ce juste appréciateur du mérite, dit qu'il fut rempli de l'esprit de tous les justes: qu'il était une lampe placée sur le chandelier pour éclairer la maison de Dieu tout entière.
Il nous sera bon de jouir de cette lumière, et d'entrer ainsi dans l'intime de la pensée d'un saint qui pénétra d'autant plus avant dans la pensée de Dieu qu'il était plus humble devant son Créateur. Car s'il est vrai, comme l'enseigne saint Grégoire, que l'orgueil est toujours étranger à la vérité, il ne sera pas moins vrai de dire que l'humilité est toujours en possession et en jouissance de la vérité de Dieu.
Or, saint Benoît fut humble: il l'était envers Dieu, il l'était envers tous. Ses ennemis même, ceux qui tentèrent de l'empoisonner, n'ont pu altérer sa paix, sa douceur, son invincible humilité. Toujours il se voyait sous l'œil de Dieu, au témoignage de son saint biographe, et dès lors il lisait sans cesse dans le livre de l'éternelle vérité, apprenant par là à se mépriser lui-même et à ne faire cas que de Dieu.
C'est par là que saint Benoît a attiré en son âme ces flots merveilleux de divine lumière qui lui révélait et le fond des cœurs, et les plus secrètes pensées, et les événements qui se passaient loin de lui, et ceux-là même qui ne devaient arriver qu'après de longues années.
Dieu versait à flots sa lumière dans cette âme vide d'elle-même, et affamée de Dieu seul. Enrichi des trésors de la sagesse d'en haut, saint Benoît écrivit la sainte Règle. C'est le nom qu'il lui donne lui-même, et que la tradition a conservé et consacré. C'est là que saint Benoît s'est peint lui-même; car il n'a enseigné que ce qu'il a fait.
C'est là aussi que nous irons étudier son esprit. Pour l'embrasser dans sa plénitude, il faudrait compter, peser, pénétrer tous les mots de la sainte Règle; nous ne suffirions pas à un si ample labeur: nous nous contenterons de cueillir dans un champ si vaste et si varié quelques fleurs dont la couleur, l'odeur, le parfum puissent être utiles à nos lecteurs. Dieu veuille que ces fleurs, en passant par nos mains, ne perdent rien de leur fraîcheur native, de leur grâce première, de leur vertu surnaturelle.
Chapitre II : Le secret de la puissance de saint Benoît
Ce qui nous étonne, ce qui émerveille en saint Benoît, c'est la puissance, la fécondité, que quatorze siècles n'ont point épuisées. Si à la vue de ces dons si étonnants, on se demande quel fut le secret d'une pareille puissance, d'une telle fécondité, on trouve une réponse dans ces trois mots: la chasteté, l'humilité, les larmes.
Saint Grégoire est admirable, quand, au second livre de ses Dialogues, il nous découvre la puissance incomparable de la chasteté de saint Benoît. « Un jour, le saint eut une tentation de la chair si violente, que jamais il n'en avait éprouvé de semblable… Quasi vaincu, il doutait s'il n'allait pas quitter son désert, mais une grâce d'en haut le fit soudain revenir à lui-même. Apercevant un lieu rempli d'orties et d'épines, il se dépouilla de ses habits, et se jeta nu sur les pointes des épines, dans ce brasier d'orties; il s'y roula longtemps, et en sortit le corps couvert de plaies. Ces plaies avaient guéri la plaie de son âme; la volupté s'était, par ses efforts, changée en douleur. Par ce châtiment du feu, il éteignait le feu impur; il avait vaincu le péché. Depuis ce temps, comme il le racontait lui-même à ses disciples, la tentation fut tellement domptée qu'il ne sentit plus jamais l'atteinte de la volupté. Alors plusieurs commencèrent à quitter le monde, et s'empressèrent de venir se ranger sous sa conduite. Affranchi de la tentation, libre du péché, il était devenu maître des vertus: c’était juste. » (S. Greg. Dialog. Lib. II. c. 2)
Alors, dit saint Grégoire, pour nous faire bien comprendre le secret de cette puissance d'attraction que nous admirons en saint Benoît: il avait vaincu la chair, il était puissant en esprit. Le Saint-Esprit a fait écrire ces divines paroles: « Oh! qu'elle est belle, la race des hommes chastes (Sap. IV, 1) ! » Oui, qu'elle est belle cette génération d'hommes chastes qui, ayant commencé en saint Benoît, a duré plus de quatorze siècles, et d'après une promesse divine, durera jusqu'à la fin des temps!
A la chasteté, saint Benoît joignit l'humilité, sa compagne inséparable. Au témoignage de son saint biographe, il aimait mieux avoir à souffrir, de la part du monde, des maux que des louanges: Plus appetens mala mundi perpeti quam laudes (S. Greg. Dialog. Lib. II. c. 1). En ce très-court petit mot, saint Grégoire nous fait apercevoir tout d'un coup le sublime de l'humilité de saint Benoît. Étant ce qu'il était, il ne pouvait pas ne pas avoir à souffrir de la part du monde. Or, il ne pouvait souffrir de la part du monde que deux choses: ou des maux ou des louanges; il eut l'un et l'autre. Mais ce qui lui était le plus insupportable, ce n'était pas ce que nous appelons des maux, mais bien ce qu'on lui donnait pour des louanges. Eclairé d'en haut, il apercevait le mal caché sous ces louanges du monde, fruit de la vanité en ceux qui les donnent, piège de vanité pour ceux qui les subissent. La louange affaiblit l'âme, rend la prière difficile, la tentation inévitable. A tant faire que de subir quelque chose de la part du monde, saint Benoît aimait mieux subir des maux que des louanges. Souffrir ainsi n'enfle point; souffrir ainsi nous pousse vers Dieu, le souverain, l'unique bien. Dans cette pure lumière de l'humilité, qui est la pure vérité, saint Benoît était à l'aise sous l'œil de Dieu, et recevait de lui d'inestimables faveurs, et pour lui-même, et pour les âmes qui gravitaient autour de son âme. « L'humble est aimé et consolé de Dieu. Dieu s'abaisse vers lui; il lui donne sa grâce: il la lui donne pleine et grande. Il lui révèle ses secrets; il l'invite et l'attire doucement à lui. L'humble demeure en Dieu, non dans le monde: Stat in Deo, non in mundo. » (De Imitat. Lib. II. c. 2.)
Élevé en Dieu par les deux ailes de la chasteté et de l'humilité, saint Benoît était devenu un instrument très-propre pour les œuvres de Dieu. Il était, comme dit saint Paul, un vase d'honneur, un instrument sanctifié et utile au Seigneur, prêt à toute bonne œuvre (II Tim. II. 21). Chaste, il pouvait manier les âmes: humble, il pénétrait les mystères de la volonté de Dieu, et servait d'autant mieux à leur accomplissement, qu'il était plus fidèle à réserver à Dieu seul la gloire de toutes choses. Non nobis, Domine, non nobis (Ps. 113)!
Il ne faudrait pas croire qu'étant l'ami de Dieu, saint Benoît voyait le bien s'accomplir sous sa main sans qu'il eût à boire le calice de la douleur. Tout au contraire, plus l'œuvre de Dieu grandissait, plus l'incomparable saint avait de larmes à répandre. C'est la loi de la providence de Dieu. Depuis le péché originel, triste fruit du plaisir d'un instant, le bien n'arrive plus en ce monde que comme fruit de la douleur. Cette vérité ne brille nulle part d'un éclat plus frappant qu'en Notre-Seigneur JÉSUS-CHRIST. Le grain de froment, dit le Sauveur, ne donnera aucun fruit, s'il ne meurt, s'il n'est mis en terre, s'il n'est fécondé par les pluies.
Saint Benoît, lui aussi, a semé dans les larmes. Le sang de Notre-Seigneur est tombé sur la terre, et les lieux où il a toute sa fécondité sont couverts de larmes que Dieu seul connaît.
Il a voulu pourtant que nous connussions, du moins en partie, celles de saint Benoît. Saint Benoît pleurait souvent. Un prêtre s'était fait l'ennemi de saint Benoît: Dieu l'écrasa sous les ruines de sa maison. On l'annonça à saint Benoît, non sans quelque satisfaction. Le saint pleura cette satisfaction avec autant de larmes qu'il pleura la mort de cet infortuné.
Un pieux seigneur, que saint Benoît honorait de son amitié, entra un jour dans sa cellule, et le trouva pleurant avec sanglots. La vue d'un pareil ami ne tarit point les larmes du saint: Dieu lui avait révélé la ruine future de son monastère par les Lombards; à force de larmes et de gémissements, il avait obtenu de Dieu la vie des religieux. Les Lombards, en effet, pillèrent tout, mais ils ne purent attenter à la vie des religieux.
Les prières ordinaires du saint étaient accompagnées de larmes; mais douces comme la grâce qui les faisait naître, comme l’amour qui les versait, elles coulaient sans bruit. Quel spectacle plus grand, plus saisissant, plus ravissant, que l’incomparable saint, si chaste, si humble, pleurant, sans bruit, devant Dieu!
Chapitre 3 : La présence de Dieu
C'est écrit au livre de l'Imitation: L'humble se tient en Dieu, Stat in Deo. Saint Benoît pouvait dire comme les premiers solitaires du Carmel: Vive le Seigneur, en la présence duquel je me tiens (IV Reg. III. 14). Aussi, la présence de Dieu étant si familière et si chère à cet incomparable père, il l'enseignait à ses enfants, et ne cessait de la leur inculquer. Se reconnaissant, comme saint Paul, débiteur envers les forts et les faibles, il avait des moyens proportionnés à chacun pour les amener tous à vivre en la présence de Dieu.
Aux plus faibles, saint Benoît donnait ce précepte: Qu'ils sachent bien qu'en tout lieu Dieu les regarde (Reg. S. P. Ben. Cap. IV.). Et ailleurs: Que chacun considère que du haut du ciel Dieu le regarde, et qu'en tout lieu ses actions sont vues par les yeux de Dieu, et à toute heure rapportées à Dieu par les anges (Ibid. C. VII).
Ainsi, il est utile de se représenter Dieu comme notre souverain maître, comme un grand roi, trônant dans les cieux, servi par les anges, et ne dédaignant point d'abaisser ses regards sur nous, pauvres petits vermisseaux. Il fait plus, car il s'intéresse à tout ce qui nous touche, à tout ce que nous faisons; il y intéresse ses anges et les députe vers nous pour nous garder, et au besoin nous dénoncer a lui.
Ce moyen de pratiquer la présence de Dieu est, comme on le voit, fondé sur l'imagination, dirigée cependant par la foi. Et quand la foi est ainsi la directrice de l'imagination, celle-ci peut nous rendre et nous rend de grands services.
Mais le disciple de saint Benoît doit travailler à s'élever au-dessus des images et de l'imagination, il doit aspirer à vivre de la foi; car, dit saint Paul, le juste vit de la foi: Justus meus ex fide vivit (Heb. X, 38). Si donc le disciple de saint Benoît commence par des actes d'imagination aidés de la foi, il avancera par des actes de foi quelque peu aidés de l'imagination, et sera parfait quand, élevé au-dessus des sens, il vivra purement de la foi, comme le juste de saint Paul. Justus meus, mon juste, dit l'apôtre.
Alors, saint Benoît lui enseignera une nouvelle manière d'entendre la présence de Dieu. Écoutons ce maître peu connu: Craignant Dieu, dit-il des vrais serviteurs de Dieu, craignant Dieu, ils ne s'élèvent point à cause de leur bonne observance, mais reconnaissant que tout ce qu'ils ont de bien ne procède point d'eux-mêmes, mais qu'il vient de Dieu, ils glorifient le Seigneur qui l'opère en eux, disant avec le prophète: Non nobis, Domine, non nobis (Prolog.).
Ces heureux disciples de saint Benoît ne considèrent plus Dieu comme au-dessus d'eux dans le ciel; ni comme autour d'eux, à la façon de l'air qui nous environne; mais ils le voient, par la foi, présent en eux-mêmes par l'infinité de son être, et leur donnant à eux-mêmes l'être, la vie, le mouvement, et par suite tout le bien qu'ils font. Ils reconnaissent que Dieu en est le premier auteur, l'unique inspirateur; et alors ils lui rendent gloire de tout, chantant avec amour et humilité le verset du psaume: Non nobis, Domine, non nobis!
Ce Non nobis est la traduction des sentiments d'hommes qui se sont absolument renoncés eux-mêmes, pour suivre JÉSUS-CHRIST.
Chapitre IV : L'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ
JÉSUS-CHRIST! saint Benoît veut qu'il soit aimé. Mais avec quel art il sait enseigner l'amour du divin Sauveur. Dès les premiers mots de la sainte Règle, il apprend à renoncer à ses propres volontés; car trop naturellement l'homme s'aime lui-même, et cet amour se révèle par l'affection à la volonté propre. Que cette affection se diminue, l'amour de JÉSUS-CHRIST aura plus de facilité d'entrer dans l'âme: puis, que par un généreux effort, le disciple renonce à ses volontés, pour embrasser la volonté de Dieu, ou mieux comme dit saint Benoît, afin de militer pour le vrai Roi, qui est Notre-Seigneur, alors il fera l'acte d'amour et le fera dans la vérité.
Secondant sa noble ardeur, saint Benoît lui enseignera à préférer toujours JÉSUS-CHRIST à tout, à regarder JÉSUS-CHRIST comme son plus cher trésor. Nihil Christo carius (Reg. C. V.).
La charité étant la fin, le couronnement de toute vertu, saint Benoît enseignant l'humilité, lui donne également pour terme la charité. Il conduit son disciple par douze différents degrés d'humilité, puis, dit-il, « on arrive à cet amour de Dieu qui est parfait. Il chasse la crainte, et ce qu'auparavant on n'observait pas sans peine, on en vient à l'observer avec joie, par l'amour de JÉSUS-CHRIST, Amore Christi (Ibid. C. VII). »
Ainsi, en deux petits mots très-courts, on trouve résumée la doctrine de saint Benoît sur le point capital de la monde chrétienne. Nihil Christo carius: Pas d'autre trésor que JÉSUS-CHRIST; voilà qui éclaire l'intelligence, qui informe l'esprit, qui prépare les voies du salut. Puis Amore Christi, agir par l'amour et pour l'amour de JÉSUS-CHRIST; voilà qui mène le cœur à Dieu et rend la vie présente méritoire de la vie éternelle. Allons-y!
Chapitre V : La Grâce de Dieu
De l'amour de Notre-Seigneur à la grâce de Dieu, il n'y a qu'un pas, et il n'est pas grand.
En quelques mots d'une limpidité parfaite, saint Benoît nous a livré sa pensée sur la grâce de Dieu. Au prologue de la sainte Règle, il parle de ceux qui, « craignant Dieu ne s'élèvent point à cause de leur bonne observance, et reconnaissant que ce qu'ils ont de bien ne leur est point possible de par eux-mêmes, mais qu'il est l'ouvrage du Seigneur, glorifient le Seigneur qui l'opère en eux. »
Plus loin, le saint patriarche exprime la même pensée avec un développement important; il donne à son disciple cet avis: « Quand il verra en lui quelque bien, qu'il l'attribue à Dieu et non à lui-même: mais qu'il sache que le mal est toujours son propre fait, et qu'il se l'impute. » (Reg. Cap. IV, 42-43)
C'est bien là la doctrine que saint Cyprien exprimait autrefois par ces mots bien connus: « Nous ne pouvons nous glorifier en rien, puisque rien n'est de nous: In nullo gloriandum, quando nostrum nihil est. »
Mais là où la pensée de saint Benoît se révèle tout entière, c'est quand il traite de ce que doit faire l'abbé après avoir employé tous les moyens de correction envers un religieux qui reste incorrigible. « S'il voit, dit-il, qu'avec toute son industrie, il n'a rien gagné, qu'il y emploie encore un moyen plus puissant, sa prière et celle de tous les frères, afin que le Seigneur qui peut tout opère le salut de ce frère infirme (Reg. Cap. XXVIII). »
Ici saint Benoît avait en vue cette grâce que le cœur le plus dur ne rejette pas, puisqu'elle est donnée précisément pour ôter la dureté du cœur. Ce sont les termes mêmes de saint Augustin, et saint Benoît est de son école.
Un moine bénédictin, écrivant un jour à Bossuet, lui disait: « Tous nos Bénédictins ont toujours été extrêmement attachés aux sentiments de saint Augustin. »
Tous!
Toujours!
Extrêmement!
Ce moine bénédictin s'appelait Dom Mabillon.
Chapitre VI : Le Monastère
Le monastère a reçu de saint Benoît un nom merveilleusement beau: c'est la maison de Dieu, Domus Dei; nos pères aimaient ce nom, et volontiers ils disaient: la maison-Dieu, comme aujourd'hui encore on dit l'Hôtel-Dieu.
La maison de Dieu est toute soumise au gouvernement de Dieu; il la régit par sa loi, par ses commandements, par ses conseils, par sa grâce, par son amour. La maison de Dieu milite pour son roi, et son roi c'est Notre-Seigneur JÉSUS-CHRIST.
La maison de Dieu, c'est le séjour de la paix; image du ciel, le monastère tend à se délivrer de plus en plus de tout ce qui est terrestre; ses habitants, émules des saints anges, doivent vivre dans un calme tel qu'ils soient à l'abri de toute perturbation et de toute tristesse. On aime à entendre saint Benoît dire ces ravissantes paroles: Que nul ne soit troublé, ni contristé, en la maison de Dieu. Nemo perturbetur neque contristetur in domo Dei (Reg. C. XXXI).
Ne dirait-on pas que saint Benoît a révélé dans cette courte maxime toute la douceur de son esprit, toute la tendresse de son cœur paternel?
La maison de Dieu est aussi une école. Dès les premières pages de la Règle, saint Benoît appelle son monastère l'école du service du Seigneur (Prolog.). Le moine est à l'école, et toujours il doit apprendre; et la science par excellence à laquelle il doit s'étudier, c'est le service du Seigneur.
Chapitre VII : L'Abbé
Le monastère étant la maison de Dieu, l'abbé doit être considéré comme le lieutenant de JÉSUS-CHRIST. Saint Benoît le dit expressément: Christi agere vices in monasterio creditur (Reg. C. II).
Il suit de là que son gouvernement doit être une imitation du gouvernement de Dieu. On a écrit jadis un livre sur cette question; Quel est le meilleur gouvernement, le rigoureux ou le doux? Le meilleur gouvernement, selon nous, est celui qui imite le plus parfaitement celui de Dieu, lequel gouverne avec l'autorité qui sait le mieux employer la douceur quand la douceur est requise, et la rigueur quand la rigueur est requise. Telle est l'autorité de Dieu, tel doit être le chef du monastère selon saint Benoît.
Saint Benoît l'avertit qu'il a une charge difficile, celle de gouverner des âmes et de se plier aux caractères de plusieurs. Difficilem et arduam rem regere animas et multorum servire moribus (Ibid.). Servire! C'est là un des devoirs de l'abbé.
Sa charge lui est donnée afin qu'il aide les faibles, non pas pour qu'il tyrannise les bons: Noverit se infirmarum curam suscepisse animarum, non super sanas tyrannidem (Reg. C. XXVII).
Il doit s'étudier à être utile à ses frères, et non à se prélasser, Prodesse magis quam præesse (Ib. C. LXIV). Toute l'antiquité a répété avec autant d'admiration que de complaisance cette belle maxime de saint Benoît.
Comme chacun trouve en soi la puissance d'aimer et celle de haïr, l'Abbé doit savoir régler en lui-même ces grandes affections de son âme. Il doit haïr tous les vices, et aimer tous ses frères. Oderit vitia, diligat fratres (Ibid.).
Dieu veut être craint, mais il veut davantage encore être aimé: fidèle imitateur du gouvernement de Dieu, l'Abbé s'étudiera, lui aussi, plus à être aimé qu'à être craint. Studeat plus amari quam timeri (Ibid.).
Puis, comme l'Abbé n'est que le lieutenant de Notre-Seigneur, il devra songer au compte très-exact qu'il aura à lui rendre et de son âme et de toutes les âmes qui lui auront été confiées. Saint Benoît ne se rebute pas de répéter cet avertissement à l'abbé; et à propos de tous ses devoirs, tant pour le temporel que pour le spirituel, à propos de toutes ses décisions, il rappelle l'Abbé au souvenir du jugement de Dieu.
Enfin il exige de lui une vertu indispensable, la discrétion. L'Abbé doit régler, modérer, tempérer toutes choses, de telle manière qu'ayant en vue les faibles, plus encore que les forts, il laisse ceux-ci avec des désirs salutaires qu'il ne secondera pas, plutôt que ceux-là avec une mesure de bonne volonté qui serait dépassée par l'étendue du commandement. Nous aimons à citer les paroles mêmes de saint Benoît: Sic omnia temperet, ut sit quod fortes cupiant et quad infirmi non refugiant (Reg.).
Chapitre VIII : Les Frères
Saint Benoît avait pour reconnaître la vocation de ses novices quatre signes qu'il nous a enseignés, et qu'on peut dire infaillibles. Il examinait donc si le novice cherchait Dieu tout purement, ce qui n'est déjà pas si commun; secondement s'il avait du zèle pour l'office divin; ensuite s'il était souple dans l'obéissance; enfin, s'il portait bien une réprimande, un opprobre. Si vere Deum quærit, si sollicitus est ad opus Dei, ad obedientiam, ad opprobria (Reg. C. LVIII). Ces courts petits mots valent au moins tout un grand livre qu'on intitulerait: Du discernement des esprits.
Engagé par la profession, le disciple de saint Benoît ne s'appartient plus; c'est à l'obéissance à le conduire en toutes choses. Son jugement est soumis à un jugement supérieur, sa volonté à une volonté plus sûre; et avec cela un moine doit marcher dans la joie de sentir au-dessus de lui le supérieur que Dieu a chargé du soin de son âme: Ambulantes alieno judicio et imperio, Abbatem sibi præesse desiderant (Ib. C. V).
Une des choses que saint Benoît interdit avec le plus d'insistance, c'est le murmure. En toute occasion et à plusieurs reprises, il revient là-dessus, et crie à tous: Pas de murmures! La maison de Dieu deviendrait l'image de l'enfer, si le murmure y pénétrait. Il y a au moins sept passages de la Règle dans lesquels les murmures sont défendus.
Les frères doivent s'aimer les uns les autres jusqu'à s'obéir de bon cœur: l'amour qu'ils doivent à leur père, à leur Abbé, a deux qualités essentielles: il doit être à la fois humble et sincère: humble, parce que l'Abbé est la vivante image de Notre-Seigneur: sincère, parce que le moine doit être en toutes choses homme de vérité: Veritatem ex corde et ore proferre (Reg. C. IV).
C'est ainsi qu'avec quelques prescriptions très-courtes, mais très-substantielles, saint Benoît règle à la fois l'homme intérieur et toute la discipline de la maison de Dieu. Beati qui habitant in domo tua, Domine! (Ps. 83)
Chapitre IX : Les trois colonnes de l'édifice
Voulant édifier la maison de Dieu, saint Benoît lui donne pour base trois puissantes colonnes, qu'il nous décrit dès les premiers chapitres de la sainte Règle, et qu'il nomme l'obéissance, le silence et l'humilité.
« L'obéissance nous sépare du monde et de toutes ses manières de faire; elle nous sépare en même temps de nous-mêmes, puisqu'elle nous ôte nos corps et nos volontés afin de les soumettre à sa loi.
Le silence nous ôte nos paroles, nous ferme la bouche, et, par là, nous préserve d'une infinité de maux.
Enfin l'humilité nous ôte notre vanité; purifiant ainsi le cœur et les intentions, elle achève l'œuvre de notre conformité à la volonté de Dieu et nous fixe dans la voie de toute perfection.
A des âmes ainsi dépouillées, il reste Dieu. » (Constitutions des Bénédictines de ...).
La première colonne : l'obéissance
Dès les premiers mots de la Règle, saint Benoît, considérant que la désobéissance a été le commencement de la perte du genre humain, veut que nous revenions à Dieu par le travail de l'obéissance. Le soldat du CHRIST, comme il appelle son disciple, doit d'abord se dépouiller de ses propres volontés, puis il revêt les armes de l'obéissance. Elles sont puissantes, elles sont belles. Obedientiæ fortissima atque præclara arma (Prolog.).
« Les mondains, disait Bossuet, courent à la servitude par la liberté; vous, au contraire, mes Pères, vous allez à la liberté par la dépendance. Qu'est-ce que la liberté des enfants de Dieu, sinon une dilatation et une étendue d'un cœur qui se dégage de tout le fini? Par conséquent, coupez, retranchez. Notre volonté est finie, et tant qu'elle se resserre en elle-même, elle se donne des bornes. Voulez-vous être libre, dégagez-vous; n'ayez plus de volonté que celle de Dieu; ainsi vous entrerez dans les puissances du Seigneur; et oubliant votre volonté propre, vous ne vous souviendrez plus que de sa justice.
L'obéissance, dit encore Bossuet, c'est la guide des mœurs, le rempart de l'humilité, l'appui de la persévérance, la vie de l'esprit, et la mort assurée de l'amour-propre. » (Panégyrique de Saint Benoît)
Saint Benoît veut que son disciple obéisse en toutes choses. « Tout ce qui se fait sans la permission du Père spirituel sera imputé à présomption et à vaine gloire, et non à récompense. Quod sine permissione Patris spiritualis fit præsumptioni deputabitur et vanæ gloriæ, non mercedi. » (Reg. C. XLIX)
L'obéissance doit être si précieuse et si chère au disciple de saint Benoît que désireux de la pratiquer sans cesse, il obéisse non-seulement à son supérieur, mais à tous ses frères. Obedientiæ bonum non solum Abbati exhibendum est, sed etiam sibi invicem (Reg. C. LXXI). Les frères doivent s'obéir ainsi à l'envi. Obedientiam sibi certatim impendant (Ibid. C. LXXII).
Toutes ces recommandations ne suffisent pas encore à saint Benoît. Il veut que l'obéissance ait des qualités telles qu'elle soit également agréable à Dieu, et douce à celui qui obéit comme à celui qui commande. Acceptabilis Deo et dulcis hominibus.
Elle sera telle si elle est pratiquée sans crainte, sans délai, sans lâcheté, sans murmure, sans réplique, mais de bon cœur. Non trepide, non tarde, non tepide, aut cum mumure, vel cum responso nolentis..., et cum bono animo (Ibid. C. V). Car, ajoute saint Benoît, après l'Apôtre: Qui donne de bon cœur est aimé de Dieu.
Après toutes ces recommandations, saint Benoît sera-t-il satisfait? Non. Il lui reste encore à dire jusqu'où doit s'étendre l'obéissance. Or, d'après saint Benoît, elle s'étend jusqu'à l'impossible, nous disons l'impossible inclusivement. Voici les paroles mêmes de saint Benoît: « Si l'on commande à quelque frère des choses rudes et impossibles, qu'il reçoive le commandement du supérieur en toute douceur et obéissance. S'il voit que le fardeau dépasse entièrement ses forces, qu'il dise doucement et avec précaution les causes de son impuissance à celui qui lui commande, sans s'enorgueillir, sans contredire, sans résister. Et puis, si après cela, le supérieur persiste dans son commandement, que l'inférieur sache qu'il y a là pour lui un bien; et confiant dans le secours de Dieu, par amour, qu'il obéisse. Ex charitate, confidens de adjutorio Dei, obediat (Reg. C. LXVIII).
L'histoire monastique est remplie d'exemples de cette obéissance parfaite, qui multipliant les forces d'un moine, lui fait accomplir réellement l'impossible. Écoutons encore une fois la voix de Bossuet: « Vous avez, mes Pères, un exemple domestique de la vertu d'obéissance. Le jeune Placide, tombé dans un lac, en y puisant de l'eau, est près de s'y noyer, lorsque saint Benoît ordonne à saint Maur, son fidèle disciple, de courir promptement pour le retirer.
Sur la parole de son maître, Maur part sans hésiter, sans s'arrêter aux difficultés de l'entreprise; et plein de confiance dans l'ordre qu'il avait reçu, il marche sur les eaux avec autant de fermeté que sur la terre, et retire Placide du gouffre où il allait être abîmé. A quoi attribuerai-je un si grand miracle, ou à la force de l'obéissance, ou à celle du commandement? Grande question, dit saint Grégoire, entre saint Benoît et saint Maur. Mais disons pour la décider, que l'obéissance porte grâce pour accomplir l'effet du commandement; et que le commandement porte grâce pour donner efficace à l'obéissance. » (Panégyrique de Saint Benoît).
Saint Benoît, un jour, commanda l'impossible à un corbeau. L'histoire en est intéressante, la voici. Un ennemi de saint Benoît, voulant lui donner la mort, lui envoya, en façon d'aumône, un pain empoisonné. Saint Benoît rendit grâces de l'aumône, et tout aussitôt aperçut le poison. A l'heure du repas, saint Benoît étant à table, un corbeau qui avait coutume de venir d'un bois voisin recevoir du pain de la main du saint, arriva comme tous les jours.
Saint Benoît lui jeta le pain empoisonné et lui dit: Au nom de Notre-Seigneur JÉSUS-CHRIST, emporte ce pain et jette-le là où personne ne pourra le trouver. Alors le corbeau ouvre son bec, déploie ses ailes, et se met à tourner autour du pain, non sans croasser bien fort; tout cela pour dire qu'il voulait bien obéir, mais qu'il n'en pouvait venir à bout. L'homme de Dieu, insistant sur son commandement lui dit: Emporte-le, emporte-le sans crainte, et va le jeter où nul ne pourra le trouver. Le corbeau prit enfin le pain, l'enleva et partit. Trois heures après, le pain empoisonné étant bien perdu, il revint, et reçut de la main de l'homme de Dieu le morceau de pain habituel (S. Grégoire. Dialogues. Liv. II, C. VIII).
La deuxième colonne : le silence
La seconde colonne de l'édifice, c'est le silence. Au premier abord, il semble assez étrange qu'il surgisse une institution pour discipliner les hommes en leur apprenant à se taire. Naturellement, on ne saurait y parvenir, et pourtant la grâce qui a créé les institutions monastiques, a produit dans les âmes un tel recueillement en Dieu, que le silence en est résulté sans aucune peine. L'homme qui parle à Dieu, l'homme qui, intérieurement, écoute Dieu lui parler, n'a point de difficulté à garder le silence. S'il semble qu'il perde quelque chose en ne conversant point avec ses semblables, il gagne infiniment plus en conversant avec Dieu. Si par la parole nous entrons en société avec les hommes, par la prière nous entrons en société avec Dieu; et ce que l'on gagne en la compagnie de Dieu est de tout supérieur à ce que pourrait nous donner la compagnie des hommes.
Le silence devient alors un riche trésor, et c'est la pensée de saint Benoît quand il écrit le mot gravitas silentii. Traduisez: gravité, importance, richesse du silence, vous aurez rendu la pensée du saint législateur.
Après cela, on n'aura pas de peine à comprendre cette sentence de la Règle: Les Moines doivent en tout temps s'étudier à garder le silence, mais surtout durant la nuit. Omni tempore silentio debent studere monachi, maxime tamen nocturnis horis (Cap. XLII).
Silentio studere, s'étudier à ne rien dire, c'est là un genre d'étude tout nouveau. Les anciens moines y avaient fait de tels progrès qu'ils avaient inventé des signes au moyen desquels ils communiquaient leurs pensées, quand il en était besoin, sachant qu'ils gagneraient toujours, et toujours beaucoup à ne point ouvrir la bouche. C'est la doctrine du Saint-Esprit qui, par la bouche de l'apôtre saint Jacques, nous dit: « Nous faisons tous bien des fautes, mais qui n'en fait point par paroles, est un homme parfait (Jac. III, 2) ».
La troisième colonne : l'humilité
Humilitas chez les Romains voulait dire bassesse; humilis domus pour Horace signifiait une maison pauvre. L'Eglise en s'emparant de la langue latine a grandi singulièrement une foule d'expressions, et entre autres le mot humilitas dont elle a désigné cette grande et belle vertu qui, nous dépouillant de l'orgueil, nous rend si chers à Dieu, l'humilité.
C'est la troisième colonne de l'édifice bénédictin. A qui aurait demandé à saint Benoît laquelle des trois colonnes il jugeait la plus nécessaire, l'incomparable patriarche aurait répondu avec saint Augustin: l'humilité. Et à qui aurait demandé une seconde fois, et une troisième fois laquelle la plus nécessaire, comme saint Augustin il aurait répondu toujours: l'humilité.
Il est manifeste que saint Benoît attachait à cette vertu un prix inestimable. Il l'enseigne avec une complaisance bien marquée; il en fait pour ainsi dire un traité tout spécial, c'est le chapitre VII de la Règle.
Le premier, tout premier des ouvrages de saint Bernard, se trouve être précisément le commentaire de ce chapitre VII de la Règle de saint Benoît. Le commentateur était digne du maître. C'est dans ce traité que l'illustre abbé de Clairvaux a donné de l'humilité la définition que tous les maîtres ont embrassée avec unanimité: « L'humilité est la vertu qui nous fait nous mépriser par suite d'une très-vraie connaissance de nous-mêmes (Humilitas est virtus, qua homo verissima sui agnitione sibi ipsi vilescit. De gradibus humil. C. I, n° 2.) ».
Saint Benoît compte douze degrés d'humilité. En voici le sommaire:
- Avoir continuellement devant les yeux la crainte de Dieu, et par suite se tenir en garde contre tous les péchés, et notamment contre la propre volonté;
- Renoncer à ses propres désirs, par suite du renoncement à la propre volonté;
- Se soumettre en toute obéissance à son supérieur pour l'amour de Dieu;
- Accepter en paix les commandements difficiles, même les mauvais traitements et les injures;
- Découvrir simplement au supérieur les pensées même mauvaises qui viennent à l'esprit;
- Se contenter de ce qu'il y a de plus vil et de plus abject;
- Se regarder du fond du cœur comme le dernier de tous;
- Suivre simplement la règle commune, et fuir toute singularité;
- Garder le silence jusqu'à ce que l'on soit interrogé;
- N'être point prompt à rire;
- Parler doucement, gravement, en peu de mots bien raisonnables;
- Porter l'humilité dans son cœur et dans tout son extérieur, baissant les yeux, comme un criminel qui se regarde comme étant sur le point d'être appelé au tribunal redoutable de Dieu.
On voit par là que saint Benoît fait, pour ainsi dire, découler de l'humilité toute la perfection monastique.
Chapitre X : La Prière
Le corps se nourrit en partie par la respiration, et en partie par le pain de chaque jour. L'âme a aussi besoin de nourriture: son pain, c'est l'Eucharistie: sa respiration, c'est la prière. Aussi, Notre-Seigneur dit: Il faut prier toujours. Et saint Benoît ne recommande rien tant à son disciple que la prière.
La prière est le fond même de la vie monastique: l'office divin en est l'expression la plus solennelle; mais il faut y joindre une prière intérieure qui doit sans cesse porter vers Dieu tous les actes de la vie religieuse. « Quoi que tu commences, dit saint Benoît, demande à Dieu, par une très-instante prière, de vouloir bien lui-même le parfaire. Quidquid agendum inchoas bonum, ab eo perfici instantissima oratione deposcas (Reg. S. Ben. Prolog.) ».
Il est cependant quelques circonstances où saint Benoît recommande plus particulièrement la prière. Si un religieux s'absente du monastère, il doit demander les prières de toute la communauté; et il les demande de même à son retour; si des hôtes se présentent, il faut prier en les recevant et avant de les embrasser. Durant le Carême, il faut à la prière joindre les larmes: Orationi cum lacrymis operam demus (Reg. S. Ben. C. XLIX.).
Si dans le monastère il se trouve un religieux incorrigible, l'Abbé, après avoir épuisé toutes les ressources que peuvent lui fournir la charité, les réprimandes, les punitions, aura enfin recours à la prière. — « S'il voit qu'avec toute son industrie il n'a rien avancé, qu'il y emploie encore ce qui est le plus grand remède, savoir sa prière et celle de tous les frères avec lui, afin que le Seigneur, qui peut tout, opère le salut de ce frère malade. Adhibeat etiam (quod majus est) suam et omnium fratrum pro eo orationem, ut Dominus, qui omnia potest, operetur salutem circa infirmum fratrem (Ibid. C. XXVIII.) ».
Une autre recommandation de saint Benoît, au sujet de la prière, c'est de l'offrir à Dieu pour nos ennemis et cela dans l'amour de JÉSUS-CHRIST. — In Christi amore pro inimicis orare (Ibid. C. IV, 70.).
Enfin, pour donner une idée plus complète de la doctrine de saint Benoît sur la prière, nous citons le chapitre XX de la Règle:
Du respect qui doit accompagner la prière
« Si, lorsque nous voulons demander quelque grâce aux personnes puissantes, nous ne l'osons faire qu'avec humilité et respect, combien plus, nous adressant à Dieu le souverain Seigneur de toutes choses, devons-nous le supplier avec une profonde humilité et une dévotion pure. Et sachons que nous serons exaucés, non par la multiplicité des paroles, mais par la pureté du cœur, et par les larmes de la componction. Et pour cela la prière doit être courte et pure: si ce n'est qu'elle soit prolongée par un mouvement particulier, une inspiration de la grâce de Dieu (Reg. C. XX.) ».
Ainsi pensait, ainsi priait saint Benoît, dont le cœur, au témoignage de la Sainte Vierge elle-même, était tout plein de Dieu, erat cor ejus totum plenum Deo (Revelat. S. Birgitt. Lib. III. C. XX).
Chapitre XI : L'Office divin
Il y a dans l'Eglise de la terre une prière solennelle et sacrée, une prière qui fait écho au triple Sanctus des Séraphins du ciel, une prière que saint Benoît appelle une œuvre divine, l’œuvre de Dieu: Opus Dei.
C'est la prière des sept heures mystiques du jour, se déroulant après la longue prière de la nuit: c'est l’œuvre capitale des religieux bénédictins, celle qui ne le cède à aucune autre, celle à qui toutes les autres doivent céder. Nihil operi Dei præponatur (Reg. C. XLIII).
A chacune de ces heures l'enfant de saint Benoît est par sa Règle appelé au chœur pour y offrir ses louanges à son Créateur, His temporibus referamus laudes Creatori nostro (Ib. C. XVI) .
Au premier signal de l'office, il faut immédiatement tout quitter et se rendre au chœur, avec un empressement religieux, une gravité modeste, et une joie incomparable d'être appelé à s'unir au chœur des anges, pour commencer ici-bas la prière qui s'achèvera, sans se terminer jamais, dans les cieux.
Non content d'appeler ses frères à l'office, saint Benoît édicte des peines contre ceux qui y arriveront en retard.
L'office commencé, il faut s'y tenir avec une attention plus soutenue à la présence de Dieu. Nous savons ce qu'enseigne saint Benoît sur l'exercice de la présence de Dieu, et comme il recommande à son disciple d'y être attentif toujours; nous ne nous étonnerons pas qu'il en donne un avertissement tout spécial pour le temps de l'office divin:
Ubique credimus divinam esse præsentiam, et oculos Domini in omni loco speculari bonos et malos; maxime tamen hoc credamus, cum ad opus divinum assistimus (Reg. C. XIX.).
Considérant que les religieux au chœur font sur la terre l'office des anges dans le ciel, saint Benoît veut qu'ils se rendent attentifs à la présence des anges. Consideremus qualiter oporteat nos in conspectu divinitatis et angelorum esse (Ib. C. XIX.).
Le psalmiste l'avait dit: « En la présence des anges, Seigneur, je vous chanterai les psaumes. » (Ps. 137.).
Il est encore un avis très-intéressant et très-important de saint Benoît relativement à l'office divin: « Soyons, dit-il, à la psalmodie de telle sorte que notre esprit s'accorde avec notre voix. Sic stemus ad psallendum, ut mens nostra concordet voci nostræ. » (Reg. C. XIX.).
Bien avant saint Benoît, saint Paul avait dit: « Je prierai de cœur, mais je prierai aussi avec intelligence; je psalmodierai de cœur, mais je psalmodierai aussi avec intelligence. » (I Cor. XIV, 15).
Ainsi la voix, le cœur, l'intelligence, tout ce qui est en nous, tout ce qui est nous, doit contribuer à la louange de Dieu. La voix chante, le cœur aime, l'esprit goûte, anime, vivifie la psalmodie et la rend digne de Dieu.
Il est bon de chanter, il est bon d'aimer: mais chanter et aimer avec intelligence, c'est la perfection; et la perfection est requise quand il s'agit de l'office divin. Le religieux sur la terre ayant à s'unir à l'office de l'ange dans le ciel doit s'efforcer de s'élever jusqu'à l'ange sur les deux ailes de l'intelligence et de l'amour.
Donc, il faut savoir.
Aussi, quand les frères ont du temps libre après l'office de la nuit, ils doivent l'employer à l'étude des psaumes et des leçons de l'office. Saint Benoît le veut ainsi (Reg. C. VIII).
Il faut savoir. Toute la tradition bénédictine est là. Là aussi est la raison de tant de travaux, commentaires, explications, gloses sur les psaumes et l'Ecriture, qui ont occupé es enfants de saint Benoît dans tous les siècles. Ils voulaient comprendre, ils voulaient savoir, afin de chanter avec intelligence, et de glorifier davantage Celui qui est à la fois lumière et amour, vérité et charité.
Chapitre XII : La liberté d’esprit
En écrivant ces mots, la liberté d'esprit, nous sentons la nécessité d'en donner la définition. On a, de nos jours, tant abusé du mot de liberté, qu'il devient indispensable de prendre les plus grandes précautions pour ne pas tomber dans quelqu'un des préjugés ou des erreurs modernes se parant du beau nom de liberté.
Donc, par la liberté d'esprit, nous entendons l'état d'une âme que rien ne gêne dans son élan vers la perfection, dans son essor vers Dieu.
Saint Benoît veut que son disciple ait l'âme bien à l'aise, l'esprit bien en paix. Si, extérieurement, il lui impose une discipline exacte, une règle qui au premier regard semble sévère, il n'y a là pour ainsi dire, qu'un jeu innocent par lequel l'homme extérieur est réformé, l'homme intérieur mis en liberté.
C'est là un grand travail, et saint Benoît ne fait aucune difficulté d'avouer que les commencements en sont quelque peu pénibles. Via salutis non nisi angusto initio incipienda (Prolog.). C'est le travail indispensable pour dégager l'âme des entraves qu'elle a apportées avec elle en venant du monde. Le péché et surtout l'habitude du péché, le dérèglement des affections, les misérables exigences d'une vie trop sensuelle sont autant d'obstacles à la sainte liberté de l'enfant de Dieu. Ce n'est pas sans peine que l'on se déprend de tant d'entraves; mais, à mesure que l'on s'en dégage, la peine diminue, puis elle disparaît bientôt, et le moine devenu obéissant ne trouve plus dans la Règle rien de pesant, rien de difficile. Nihil asperum, nihil grave (Prolog.). Peut-être en commençant il se traînait plus qu'il ne marchait; toutefois il avançait, c'est l'important.
Dès la première heure, saint Benoît demande que son disciple soit de bon cœur, Admonitionem pii patris libenter excipe (Prolog.). Il veut qu'il soit alerte, bien décidé. Si Dieu le crie: Qui veut la vie éternelle? Réponds-lui: Moi! (Prolog.).
Comment marchera celui qui a ainsi commencé? Après la difficulté de la première heure, difficulté qui n'existe pas toujours, et qui ne dure guère quand elle se présente, la voie de Dieu s'élargissant, la bonne volonté grandissant, le disciple de saint Benoît court plus qu'il ne marche. Saint Benoît le dit nettement, et dans le seul Prologue de la Règle, nous trouvons jusqu'à trois fois ce terme de courir. « Si nous voulons arriver au ciel, dit le saint patriarche, on n'y arrive qu'en courant: Nisi currendo minime pervenitur (Prolog.). »Et plus loin: « Il faut courir et faire maintenant ce qui nous doit profiter pour l'éternité: Currendum et agendum est modo quod in perpetuum nobis expediat (Prolog.). Vers la fin du même Prologue, Saint Benoît répète encore son mot favori: « Le cœur dilaté, dit-il, avec une inénarrable douceur d'amour, on court dans la voie des commandements de Dieu: Dilatato corde, inenarrabili dilectionis dulcedine curritur via mandatorum Dei (Prolog.). »
Saint Grégoire-le-Grand rapporte un fait extrêmement intéressant que nous citons ici, car il a sa signification. Il y avait dans la Campanie un solitaire nommé Martin. Il demeurait dans une caverne, et y était attaché par une chaîne de fer rivée à son pied d'une part, et de l'autre scellée au rocher de la caverne. Saint Benoît apprit le fait de ce solitaire, et il lui fit dire: « Si tu es serviteur de Dieu, tu ne dois pas être tenu par une chaîne de fer, mais par la chaîne de JÉSUS-CHRIST: Si servus Dei es, non teneat te catena ferri, sed catena Christi (2). » Le solitaire obéit aussitôt à la voix de saint Benoît: la chaîne de JÉSUS-CHRIST lui suffit en effet, car après avoir quitté sa chaîne de fer, il demeura de même prisonnier dans sa caverne.
Saint Benoît nous crie à tous la même chose: Non teneat te catena ferri : laissez tomber les chaînes de fer de vos péchés, de vos passions, de vos volontés; il est une chaîne plus salutaire, plus douce, plus légère, c'est la chaîne de JÉSUS-CHRIST: Catena Christi. Toutes les autres chaînes sont des fardeaux, celle-ci est la liberté même; nous ne la portons pas, c'est elle qui nous porte. Combien donc elle est souhaitable!
Quand le disciple de saint Benoît a trouvé ce trésor, toutes les observances s'accomplissent sans aucune peine: Absque ullo labore (Reg. C. VII.). Le secret de cette facilité du bien, c'est qu'on a appris à aimer le roi pour lequel on milite. On agit alors par le principe de l'amour de JÉSUS-CHRIST: Amore Christi (Reg. Prolog.). Cet amour nouveau a fait naître un homme nouveau qui, avec des habitudes nouvelles, marche librement vers le ciel; Consuetudine ipsa bona (Reg. Prolog.). Alors les vertus chrétiennes et monastiques remplissent le cœur d'une suavité incomparable: Delectatione ipsa virtutum (Reg. Prolog.). Combien il est facile après cela de courir dans la voie: Currendum et agendum est modo quod in perpetuum nobis expediat (Reg. Prolog.).
Le disciple ne court pas seul; saint Benoît est avec lui, et il veille avec une sollicitude incomparable à ce que rien ne vienne ni troubler ni contrister le paisible habitant de la maison de Dieu. Nemo perturbetur neque contristetur in domo Dei (Reg. C. XXXI). A l'extérieur rien ne trouble le moine fidèle, tout est si bien réglé dans la maison de Dieu! A l'intérieur rien qui puisse le contrister: il y a près de lui un père qui veille toujours, et un Dieu qui aime sans jamais interrompre l'acte divin par lequel il nous aime.
Il avait goûté cette doctrine, l'auteur qui écrivait:
« O Seigneur mon Dieu, délivrez-moi de mes passions, et guérissez mon cœur de toutes ses affections déréglées, afin qu'intérieurement guéri et bien purifié, je devienne apte à aimer.
C'est une grande chose, l'amour: c'est un bien tout-à-fait grand. Lui seul il rend léger tout fardeau; il donne à l'amertume même la douceur et la saveur.
L'amour veut être en haut: l'amour veut être libre. L'amour vole, court, se réjouit: il est libre, rien ne le retient.
Si quelqu'un aime, il comprend (De Imitat. Chr. Lib. III. C. V). »
Chapitre XIII : un Témoignage
La liberté d'esprit est un des biens que nous devons au Christianisme; saint Paul l'enseigne formellement: « Où est l'esprit du Seigneur, dit-il, là est la liberté (II Cor. III. 17). »
Et ailleurs: « Vous avez été appelés à la liberté, mes frères (2). »
Cette même liberté est un des caractères de l'esprit de saint Benoît. Voici à ce sujet un témoignage particulièrement intéressant. Nous le devons au savant et pieux P. Faber, de l'Oratoire de Londres:
« Où règne la loi de Dieu, où souffle l'esprit du CHRIST, là est la liberté. Nul ne peut lire les écrivains spirituels de l'ancienne école de saint Benoît, sans remarquer avec admiration la liberté d'esprit dont leur âme était pénétrée. C'est précisément ce que nous avons le droit d'attendre d'un Ordre dont les traditions sont si respectables. Ce serait un grand bien pour nous que de posséder un plus grand nombre d'exemplaires et de traductions de leurs œuvres.
Sainte Gertrude en est un bel exemple. Elle respire partout l'esprit de saint Benoît... L'esprit de la religion catholique est un esprit facile, un esprit de liberté; et c'était là surtout l'apanage des Bénédictins ascétiques de la vieille école. Les écrivains modernes ont cherché à tout circonscrire, et cette déplorable méthode a fait plus de mal que de bien (Tout pour JÉSUS. Ch. VIII § 13.) ».
Chapitre XIV : La lumière en toutes choses
Au chapitre XLI de la Règle, saint Benoît traitant de l'heure des repas, statue qu'en Carême on dînera après Vêpres, mais de telle manière que le repas soit terminé à la lumière du jour. Après avoir disposé toutes choses pour qu'il en soit ainsi, il ajoute, pour terminer tout le chapitre, cette réflexion: Que tout se fasse avec la lumière: Cum luce fiant omnia.
Nous disions dans un chapitre précédent: Il faut savoir! Et nous croyons pouvoir rapprocher ce mot de la maxime de saint Benoît: Cum luce fiant omnia. Que tout se fasse avec la lumière.
L'esprit des saints, formé à l'école de l'esprit de Dieu, est comme celui-ci, à la fois un et multiple. Nous lisons au livre de la Sagesse, que l'Esprit-Saint, Esprit d'intelligence, est un et multiple: Spiritus intelligentiæ Sanctus, unicus, multiplex (Sap. VII. 22). De même l'esprit des saints est un, parce que tout entier il se recueille en Dieu et en sa sainte volonté: il est multiple, parce que dans son unité il embrasse l'immense étendue des voies de Dieu et tout l'ensemble si harmonieux des moyens d'arriver à lui.
Aussi, quant à l'occasion des repas, saint Benoît voulait que tout se fît avec la lumière, son esprit allait bien au-delà des mots écrits par lui dans la Règle. Le tout se dilatait, et à la lumière du jour se superposait la lumière spirituelle, celle que Dieu verse dans les âmes.
Les âmes, elles aussi, ont leur lumière et leurs repas. Elles se nourrissent de l'éternelle vérité, elles se désaltèrent à la fontaine de vie. L'heure bénie de ces repas célestes c'est la prière, c'est la psalmodie, c'est le sacrifice eucharistique, c'est la communion, et plus tard le ciel avec la claire vue de Dieu.
Or, en toutes ces choses, il y a une lumière que saint Benoît souhaite à ses enfants. Il faut savoir! Les ténèbres ont quelque chose d'attristant, de répugnant, de terrifiant.
Au point de vue même matériel, saint Benoît ne veut pas qu'il y ait des ténèbres dans le monastère: une lampe doit éclairer le dortoir jusqu'au jour. A plus forte raison pour les âmes, il faut la lumière. Le demi-jour ne suffit pas; la foi elle-même cherche mieux que la foi: Fides quærit intellectum, c'est le mot de saint Anselme. Il faut la lumière, et il la faut pleine et entière, Notre-Seigneur l'a dit en parabole : Ayez à la main un flambeau allumé (Luc. XII. 35). Et saint Paul disait et écrivait à ses fidèles: Vous êtes enfants de lumière, hommes de grand jour: nous ne sommes pas gens de nuit, ni de ténèbres (I Thess. V. 5).
Quand, environné de ses frères, saint Benoît chantait l'Ambrosianum, l'hymne de saint Ambroise: Splendor paternæ gloriæ, comme il devait goûter Celui qui est la lumière, Celui qu'il trouvait là appelé Tout aurore. Aurora totus. Pour nous tout aurore, pour les anges tout lumière en son midi.
Ravi de joie dans les splendeurs de cette aurore, il savourait la douceur des divines illuminations, et en attendant le grand jour de l'éternité, il pénétrait déjà dans les profondeurs des clartés supérieures. « Les frères dormaient, saint Benoît, debout à sa fenêtre, était en prière dès avant l'heure de Matines. Il leva les yeux et tout-à-coup vit venir d'en haut une si grande lumière que toutes les ténèbres furent dissipées par une splendeur bien supérieure à la lumière du jour. Et dans cette splendeur qui n'était pas de la terre, le saint vit le monde entier amené devant lui et réuni comme sous un seul rayon de soleil (S. Greg. Dialog. Lib. II. C. XXXV). »
Quand, après de telles grâces, saint Benoît revenait à ses frères pour régler les choses même les plus communes de la vie, il disait avec un sens très-profond: Que tout se fasse avec lumière: Cum luce fiant omnia.
Il faut noter encore que ces harmonies merveilleuses qui remplissaient l'âme du saint, s'étendaient jusqu'à la forme dont se revêtait sa pensée. Comme travaillée, poétisée par une inspiration céleste, l'expression prenait la forme d'un vers iambique de toute beauté:
Cum luce fiant omnia.
Vraiment, il serait bon, il serait doux de lire ainsi, de lire souvent dans l'esprit des saints.
Chapitre XV : La gloire de Dieu en toutes choses
Lisons encore une fois dans l'esprit de saint Benoît. Nous l'avons entendu prescrivant la lumière en toutes choses: écoutons-le chantant la gloire de Dieu en toutes choses.
Au chapitre LVII de la Règle, saint Benoît édicte diverses prescriptions relatives aux ouvriers, aux artistes qui peuvent se trouver au monastère. Il veut que leurs ouvrages soient vendus au-dessous du prix fixé parmi les séculiers, et voulant donner à la loi qu'il porte une fin toute surnaturelle, il termine par cette admirable sentence: « Afin qu'en toutes choses Dieu soit glorifié: Ut in omnibus glorificetur Deus. »
Une enfant sans lettres avait un jour lu quelques chapitres de la Règle de saint Benoît. Elle en était émerveillée et rendait ses sentiments par ces mots: Comme cela mène droit à Dieu!
Oui, droit à Dieu! C'est là qu'est tout saint Benoît. Droit à Dieu, et il faut non pas y aller, mais y courir. Saint Benoît le dit à trois reprises dès le prologue de la Règle, il le répète encore au dernier chapitre. Il dit: « Courons tout droit à notre Créateur: Recto cursu perveniamus ad Creatorem nostrum (Reg. C. LXXIII). »
On comprend que le but étant ainsi bien déterminé, Dieu, le moyen de l'atteindre bien défini, la course; on comprend que saint Benoît veuille qu'en toutes choses Dieu soit glorifié. Ut in omnibus glorificetur Deus.
Nos pères attachaient à cette belle maxime un prix inestimable. Ils l'avaient au cœur à l'exemple de leur Père: elle leur était très-familière, et volontiers ils l'écrivaient avec les seules initiales des mots latins:
U. I. O. G. D.
Donc, avec saint Benoît, disons, Qu'en toutes choses Dieu soit glorifié!
Avec lui, courons!
Avec lui, droit à Dieu!