Vernaculaire ou hiératique ?

De Salve Regina

La réforme de 1969
Auteur : Jean van der Stap
Date de publication originale : 25 décembre 1966

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen
Remarque particulière : Stagnovillae, in notae Nativitatis DNJC

VERNACULAIRE OU HIÉRATIQUE ?

« Le chrétien s’efforcera d’être théologien
dans la doctrine, mystique dans les Sacrements. »


Pour qui voyage quelque peu dans les pays du vieux monde, il doit être évident que la Constitution conciliaire sur la liturgie a partout été reçue, appliquée et extrapolée de manières si diverses que l’on se demande s’il s’agit bien de la même sainte liturgie de notre Eglise, une et catholique. Notamment la célébration eucharistique diffère profondément d’un pays à l’autre, d’un diocèse à l’autre et jusque dans une et même paroisse où, souvent, monsieur le deuxième vicaire tient à avoir sa façon particulière qui n’est pas celle de monsieur le curé ou du premier vicaire de célébrer le Saint Sacrifice. Combien d’âmes sont en peine ? Combien les âmes sont en peine ? Le désarroi est grand. Il est profond.


La première cause du trouble est sans contestation possible l’envahissement progressif du culte par le vernaculaire[1] : l’emploi outrageant des langues vulgaires avec, corrélativement, le mépris du latin et du grégorien et leur éviction quasi totale.

Parlant de vernaculaire outrageant, nous ne visons pas en premier lieu les transpositions piteuses ou bâclées qui ont été faites du latin vénérable, ni même les traductions tronquées ou doctrinalement erronées de textes dogmatiques. Nous visons le principe même que des liturgistes invoquent pour passer outre à la lettre et à l’esprit de la constitution. Ne prétend‑on pas que le vernaculaire s’impose dans le culte parce que le chrétien du XXè siècle, devenu adulte, aurait découvert son droit, et le réclamerait, de «comprendre» ce qui s’accomplit sur l’autel ? Comme si le peuple de Dieu au cours de vingt siècles avait été frustré de son droit le plus légitime par un Magistère impérialiste ! On se demande vraiment si les liturgistes connaissent un tant soit peu l’histoire de l’Eglise ! Ils devraient pourtant savoir que l’Eglise que nous croyons assurée de l’assistance divine, a toujours montré beaucoup d’appréhension et une légitime suspicion quant à l’emploi de langues vernaculaires. Si bien que fut expressément déclaré anathème celui qui oserait prétendre que la Messe doit être célébrée en ces langues : si quis dixerit... lingua tantum vulgari Missam celebrari debere, anathema sit[2].

En effet, le vernaculaire ne s’impose pas et l’Eglise ne l’impose pas. Il est, partiellement et sous conditions, permis, et cela est tout autre chose. Et nous pouvons penser que l’Eglise ne saurait permettre et, à fortiori, imposer le vernaculaire dans toute la célébration eucharistique sans gravement méconnaître la fonction que les langues hiératiques ont toujours et partout assumée dans le culte rendu par l’homme à la Divinité. D’ailleurs, s’il était vrai que l’autorisation, je dis partielle et conditionnelle, avait été arrachée de la manière que l’on dit, on ne comprendrait pas pourquoi les Pères conciliaires n’eussent pas imposé le vernaculaire intégral au lieu d’en permettre sous conditions son emploi partiel[3]. Et si donc le Concile a été d’une si grande prudence, ne serait‑ce pas précisément parce que l’Eglise doit toujours avoir les mêmes raisons de maintenir le latin, langue hiératique, dans le culte divin ? Il est vraisemblable que dans la précipitation de nous affliger de leurs tristes innovations linguistiques, les liturgistes ne se sont jamais livrés à une étude comparative et préalable des langues hiératiques au point précis de cette fonction qui en fait des langues sacrées.

C’est la thèse qui a été soutenue à l’université de Leyde (Hollande) en ces termes : «La récente introduction du vernaculaire dans la liturgie de l’Eglise Catholique Romaine n’a pas été suffisamment fondée sur une étude comparative des langues hiératiques ; elle est une méconnaissance de la fonction que ces langues assument partout dans le monde ; il est extrêmement urgent que les autorités ecclésiastiques donnent des directives qui se fondent sur la connaissance ethnologique du problème »[4]. Et ne croyons pas qu’il s’agit là de l’opinion de quelque liturgiste en chambre ou de quelque vieux curé nostalgique : l’homme qui ose ainsi parler à une compagnie de savants est un linguiste réputé, doublé d’un anthropologiste et, qui plus est, missionnaire de notre Eglise qui avait jugé l’enjeu assez grave pour interrompre un instant son labeur apostolique et scientifique parmi les Papous et rappeler aux liturgistes de tout poil les exigences de la science confirmée par une longue expérience sur le tas.


Nous n’avons pas l’intention de nous parer des plumes d’un frère puîné ni de lui emprunter sa plume de savant, mais nous pensons qu’une réflexion sur notre vieux catéchisme rejoindra les conclusions de l’ethnologie et de la linguistique. Ce catéchisme porte en exergue une maxime trop ignorée aujourd’hui : « Le chrétien s’efforcera d’être théologien dans la doctrine, mystique dans les Sacrements ». Qu’est‑ce à dire ?

Constitué aussi bien dans l’ordre spéculatif de l’intelligence que dans celui, pratique, de l’agir humain, le Catholicisme est à la fois une doctrine et une morale, un enseignement et une éducation, une mine de vérités et une source de grâces. Notre Dieu, Jésus‑Christ, est Révélateur et Sanctificateur et dans son gouvernement à notre égard, il se sert en même temps des deux moyens appropriés : de la Révélation ‑ où prédomine l’aspect de doctrine, et des Sacrements ‑ où la sanctification a la primauté. Certes, il n’y a pas de sanctification en dehors de la Révélation puisque ses moyens, les Sacrements, relèvent eux‑mêmes de la Révélation. Et la Foi est initiale et reste primordiale.

Il ne demeure pas moins vrai que la Révélation concerne avant tout la Vérité : c’est l’ordre de l’intelligence où les signes divins sont ordonnés à la connaissance du message évangélique. Par contre les Sacrements concernent avant tout la sanctification : c’est l’ordre pratique où les signes divins sont ordonnés à la communication de la grâce.

Or, on sait que lorsqu’il s’agit de Révélation (doctrine, enseignement) il nous faut attribuer la primauté de signification au sens littéral (historique) des termes de l’Ecriture et de la Tradition et non pas à leur sens spirituel ou mystique. Dans notre article sur la Virginité de la Très Sainte Mère de Dieu, nous avons démontré quelle violence est nécessairement faite à l’intelligence, au dogme, à la parole évangélique lorsque l’on refuse cette doctrine classique de l’Eglise relative au sens des termes[5]. Il s’en suit pour la question qui nous occupe aujourd’hui que la recherche de l’intelligibilité dans la liturgie est justifiée pour autant que le culte est du domaine de la doctrine. Cela ne veut pas dire, comme le Cardinal NEWMAN l’avait déjà si finement remarqué, que Dieu ait racheté son peuple par des leçons de logique, mais cela veut dire que pour nous faire connaitre ses vérités, Dieu se sert normalement et ordinairement de nos facultés intellectuelles surélevées par son don de grâce. Si bien que l’acte de Foi par lequel nous adhérons à ces vérités est un acte de l’intelligence humaine, divinement éclairée, certes, et acte non posé sans une impulsion de la grâce donnée à la volonté; acte d’intelligence humaine, cependant : le verbe mental exprimant formellement la vérité révélée. Cet acte ne produit pas la vérité, mais il l’exprime : le signe divin fait connaitre à l’esprit la Réalité signifiée en tant qu’il la lui rend présente. On comprend dès lors que nous souscrivons à l’emploi du vernaculaire dans la mesure où le culte relève de cet ordre spéculatif et est destiné à notre enseignement. Et ici nous sommes toujours et pleinement accordés à l’esprit comme à la lettre des Conciles de Trente et de Vatican II.

En revanche, dans l’ordre des Sacrements la primauté de signification divine doit appartenir au sens mystique. Par le simple passage du spéculatif au pratique et l’inversion des causes (de la cause formelle à la cause finale), il se produit une inversion des primautés. Il faut le dire et redire à nos liturgistes : la grâce ne hante pas la spéculation ; elle n’est pas une idée; elle n’est pas une vérité communicable par la parole, fût‑ce la parole vernaculaire. La grâce est un fait surnaturel vivant qui relève de l’expérience. Il n’y a pas autour de nous un sujet d’analogie qui puisse nous en donner l’idée et nous dispenser de nous mettre en rapport direct avec lui pour la connaitre, elle. Pour connaitre la grâce, il n’existe qu’un seul moyen : la recevoir. La grâce, disait un auteur du XIXè siècle, c’est la Foi du cœur. Il est infiniment plus important de la recevoir que d’en entendre parler dans d’interminables discours vernaculaires, comme il est infiniment plus salutaire de participer au Saint Sacrifice en récitant le chapelet, comme le dit saint François de Sales, que d’en avoir des connaissances spéculatives ou historiques. Car dans le domaine de la sanctification il ne s’agit pas de connaître, mais d’être. La langue « bastarde », comme disait encore ce même saint, n’a pas affaire ici.


Après ce trop bref rappel de la doctrine classique sur laquelle beaucoup observent un étrange mutisme en ces temps périlleux[6], il est bon de l’appliquer à la Messe. Et nous disons donc que la Messe est d’abord du domaine de la Révélation en ce sens qu’elle suppose la Foi constituée : sans Foi, il n’y a pas de Messe.

Nous disons ensuite que la Messe appartient encore au domaine de la Révélation (enseignement) en ce sens qu’elle est aussi un enseignement de vérités que Dieu propose, avec des signes spéculatifs ordonnés à leur connaissance (p.e. Épître et Evangile). Mais, disons‑nous, la Messe n’est pas que cela ; elle ne l’est ni principalement ni essentiellement et il ne faudrait pas que des clercs sans doute zélés ou des laïcs tout aussi bien intentionnés en fissent un cours d’instruction religieuse ou une leçon de catéchisme de l’Introït (s’il existe encore) jusqu’au Missa est. La Messe n’est pas non plus une réunion théâtrale, parfaitement organisée d’ailleurs, où tous les rôles sont bien tenus, équitablement distribués parmi les hommes et les femmes et où les acteurs, conscients des valeurs sociales qu’ils miment ou expriment... oublient qu’ils ne sont que des figurants. Car Dieu seul est le vrai et unique Acteur. La Messe, disons‑nous, est d’abord et avant tout, surtout, après tout et essentiellement le culte divin lui‑même, c’est‑à‑dire le SACRIFICE du Christ accompli par le Christ.

Et en même temps Sacrement. Nous ne répéterons jamais assez que, selon la déclaration infaillible de l’Eglise (Concile de Trente), la Messe est essentiellement le SACRIFICE de la Nouvelle Loi et, par suite, Sacrement : le Christ accomplit son SACRIFICE pour nous sanctifier. Mais notons le bien: le SACRIFICE du Christ n’est pas ordonné à notre sanctification comme un moyen à une fin (finis cuius gratia), mais comme une cause est ordonnée à son effet (finis effectus). La Cause, le Sacrifice divin, est supérieur à son effet, notre sanctification.

Sous l’Ancienne Loi il y avait des sacrifices et des sacrements, les uns bien distingués des autres. Sous la Nouvelle Loi il n’y a qu’un seul Sacrifice (et plusieurs Sacrements), mais ce seul Sacrifice est en même temps et conséquemment Sacrement. La Messe n’est ni une connaissance, ni une image sensible, ni une figuration ou symbole d’une je‑ne‑sais quelle solidarité humaine, ni un signe sans Réalité signifiée : la Sainte Messe est le Sacrifice du Christ et pour nous communication de grâce, la source de toute grâce et de toute sanctification, puisqu’elle ne donne pas seulement la grâce, elle en donne son Auteur.

Ainsi est quelque peu dévoilée la cause du trouble dans l’Eglise du Seigneur, dans les âmes de ses fidèles serviteurs. Etant, au double titre de Sacrifice et de sacrement, du domaine de la mystique, la Sainte Messe reste inaccessible à la raison raisonnante ; elle répugne à l’art théâtral des laïcs comme à la science des Relations Publiques que certains cultivent avec bruit. Rationaliser « selon le génie français » ses Préfaces qui seraient « trop empreintes de la majestueuse redondance qui va si bien au latin romain » est une action aussi mauvaise qu’escamoter sa Consécration dans les missels et les catéchismes. Car de rationalisation en suppression on doit fatalement aboutir au néant mystique, à l’absence de tout Sacrifice et à la négation de tout Sacrement. Aux Pays‑Bas, on nous a déjà donné l’assurance que bientôt il n’y aurait plus de repas eucharistique catholique du tout (et nous notons au passage que ce qui nous sépare de la Cène protestante n’a que la valeur d’un simple adjectif) ; il ne restera plus, nous dit‑on, qu’une « commémoration oecuménique d’un simple fait historique : le dernier repas du Seigneur ». Demain l’histoire déterminera le rôle funeste que certains centres dits de pastorale liturgique ont joué dans l’avènement de l’ère d’obscurantisme liturgique et de sécheresse mystique dans laquelle nous venons d’entrer, mais nous pouvons penser que ces mêmes centres ne tarderont pas à redécouvrir les trésors inestimables que nous avons scandaleusement méprisés.

Et à redécouvrir que l’âme a besoin d’une langue hiératique et ne peut vivre sans elle ! Le fait que nous revendiquons hautement le latin (en nos contrées) ne signifie nullement que nous méconnaitrions le fait très réel de la diversité des langages. Nous le déplorons surtout. Car le vernaculaire, héritage de Babel, est surtout et nécessairement porteur de division. Nous déplorons également ce fait à peine croyable que selon la pratique d’un certain clergé, qui ‑ à l’encontre de la constitution conciliaire ‑ introduit ce porteur de division dans le culte divin, notre Eglise, rempart séculaire de l’unité du genre humain dans son origine et dans sa fin, commence à tourner le dos à son unité et à sa catholicité. On a beau nous objecter que la diversité des langues ne nuit pas à l’unité de doctrine. Ce pourrait n’être pas vrai s’il faut attribuer quelque valeur à la maxime : lex orandi lex credendi. De toute manière, on répondrait ainsi à une question qui n’a pas été posée. Il ne s’agit pas, ici, de savoir si la langue usitée a une incidence sur l’intégrité de la doctrine. (En fait il y en a une). Il s’agit de savoir si l’emploi du vernaculaire permet ou ne permet pas, facilite ou ne facilite pas la participation active des fidèles aux manifestations liturgiques; et de savoir si tous les fidèles peuvent ou ne peuvent pas en toute circonstance prendre part au culte eucharistique ; et de savoir si tous les catholiques de tout âge et de toute condition, en tous lieux et en tous temps peuvent avoir ou n’avoir pas accès aux Sacrements; de savoir si le vernaculaire est nuisible ou non aux fidèles, s’il est capable ou non de se substituer au latin. Bref, il faut répondre à la question : le vernaculaire peut-il se substituer à une langue hiératique ?


Partout on constate cet éclatement de la liturgie, cette division, ce mouvement vers le pluralisme et le particularisme et même vers le totalitarisme liturgique et linguistique. Et paradoxalement, ces phénomènes se produisent à un moment de l’histoire qui plus que tout autre réclame son unité ! Car sans parler d’un sens de l’histoire selon la conception marxiste ou d’une convergence historique selon la conception teilhardienne (on se demande du reste si celle‑ci n’est pas comme une tentative avortée de baptiser celle‑là), il est indiscutable que nous assistons à une unification accélérée du monde. L’eschatologie chrétienne, dans la perspective de laquelle on eût aimé pouvoir placer la convergence chère à Teilhard, suppose cette unification si elle‑même n’en est pas la source.

Or, à cette époque de brassage des peuples, de tourisme généralisé, d’unification des codes juridiques des nations et d’élargissement des communications mondiales, la Messe en vernaculaire exclut en fait une foule immense de la participation que la Messe en latin avait toujours et partout réalisée. Pour cette foule la comparaison romaine n’est pas fallacieuse. Elle peut dire qu’en vérité elle est quotidiennement contrainte à rester étrangère à la participation liturgique. S’il est déjà pénible de devoir subir des fleuves de discours vernaculaires auxquels on ne comprend rien, soit parce qu’ils sont inaudibles, soit parce que l’on ignore telle langue ou tel dialecte, il est absurde que dans une époque qui se veut d’union, d’amour fraternel et d’œcuménisme tant de fidèles qui, jusqu’à un jour récent, avaient pu participer au Saint Sacrifice où qu’ils se trouvassent, en soient désormais exclus[7].

Ecoutons saint François de Sales : « Mais de grâce ! Examinons sérieusement pourquoi on veut avoir le Service divin en langue vulgaire. Est‑ce pour y apprendre la doctrine ? Mais, certes, la doctrine ne peut s’y trouver à moins qu’on ait ouvert l’écorce de la lettre dans laquelle est contenue l’intelligence. La prédication sert à ce point en laquelle la parole de Dieu est non seulement prononcée, mais exposée par le pasteur... Nous ne devons en aucune façon réduire nos offices sacrés en langage particulier, car comme notre Eglise universelle en temps et en lieu, elle doit aussi célébrer les offices publics en un langage qui soit universel en temps et en lieux. Le latin parmi nous est évident, le grec en Orient; et nos Eglises en conservent l’usage d’autant plus à propos, que nos prêtres qui vont en voyage ne pourraient dire Messe hors de leur contrée, ni les autres l’entendre. L’unité, la conformité et la grande étendue de notre sainte religion, requiert que nous disions nos prières publiques en un langage qui soit un et commun à toutes les nations »[8].

En effet, qui ne voyage pas aujourd’hui ? Dans quel pays n’y a‑t‑il pas de ressortissants ou de travailleurs étrangers ? Ou les Français auraient‑ils la naïveté de croire que ces phénomènes se produisent seulement en France ? Et faudrait‑il donc que tout Français se rendant sur la Costa Brava prit des leçons de catalan, ou que tout voyageur partant ‑pour Dublin se plongeât d’abord dans l’étude du gaélique ‑ auquel il ne comprendra d’ailleurs rien jamais ‑ avant de pouvoir participer à la célébration eucharistique ? Aurait-on le don des langues que ce serait insuffisant et inopérant. Car, en vérité ‑ et c’est cela le fond du mystère ‑ tout fidèle participe au Saint Sacrifice par un langage et par des mouvements de l’esprit et du cœur qui sont « sui generis », strictement personnels. Et ce, grâce au latin ou à une autre langue hiératique (en Orient).

Nous disons bien que la langue latine fait participer en langage personnel ! Nous disons que c’est le latin qui, mystérieusement, permet à tout catholique quel qu’il soit et où qu’il se trouve dans le monde occidental, de prendre part au Saint Sacrifice dans le langage de son cœur et de son âme. Paradoxe ? C’est quand, aidées, exprimées et soulignées par les mêmes gestes du célébrant, les paroles latines sonnent à l’oreille du fidèle que se déclenche chez lui cet incomparable mécanisme de traduction spontanée d’une langue jamais apprise ! Pour « comprendre » s’il était possible le Saint Sacrifice et pour y participer réellement et avec fruit, il n’est nullement nécessaire de savoir le latin. Le plus inculte chemineau n’est point désavantagé par rapport au plus savant latiniste : il traduit’ aussi spontanément que l’autre dans son « dialecte cordial » le latin entendu et jamais appris. La langue latine est la plus universelle qui soit et la plus «vivante » parce qu’elle est continuellement traduite par un demi milliard de personnes qui l’ignorent en autant de langages personnels.

Sans doute est‑il difficile et délicat de mettre à jour ce qui se passe dans les profondeurs d’une âme vivant en symbiose avec le Christ. Sans doute ce mécanisme de traduction se greffe‑t‑il sur une éducation chrétienne séculaire. Mais ici encore aucune comparaison ne saurait rendre raison d’une réalité qui s’enracine dans un domaine réservé où l’âme est seule avec le Christ et où, nul autre, ni homme ni femme, ni ange ni diable, n’a accès. Aucun sujet d’analogie ne semble pouvoir nous aider à éclairer ce mystère. La psychologie moderne ? On hésite à lui emprunter quelque image ou comparaison. Les psychologues disent bien que par la vulgarisation du lexique de la symbolisation freudienne, il se serait produit chez de nombreux gens cela même qu’il s’agissait de découvrir chez eux, c’est‑à‑dire que les formules instrumentales de constatation auraient engendré les réalités à constater, comme la lecture répétée d’un livre médical provoquerait chez le lecteur assidu la maladie dont il ne cesse de lire la description. Est‑ce de façon semblable que l’emploi séculaire du latin a produit dans l’âme chrétienne une fonction vitale d’assimilation linguistique qui, les conditions requises étant réunies, s’exercerait spontanément, sous l’effet de la grâce ? Ou bien est‑ce une sorte de miracle linguistique qui s’accomplit quotidiennement dans nos églises comme une répétition permanente de la première Pentecôte?

Rappelons‑nous plutôt ce passage de l’Ecriture. Réunis au Cénacle, Pierre et les Onze reçurent subitement le don du polyglottisme : après la descente du Saint‑Esprit chacun d’eux a été capable de s’exprimer en plusieurs langues qu’il n’avait pas apprises par l’une des voies ordinaires. La suite du texte de la Vulgate (Act. Il, 5‑12) se prête grammaticalement à l’interprétation selon laquelle chacun d’eux aurait parlé en même temps plusieurs langues. Même pour un miracle, cette interprétation ne semble pas convenable, puisqu’un tel fait extraordinaire supposerait en un et même Apôtre plusieurs intelligences et donc plusieurs âmes.

Aussi croyons‑nous que le miracle linguistique devant le Cénacle où diverses nationalités entendirent chacune parler leur propre langue, a été de nature auditive, et non pas glottique, en ce sens que lorsqu’une langue fut parlée à un moment donné plusieurs autres furent entendues à ce même moment. Le premier miracle, celui du polyglottisme subit conféré à Pierre et les Onze dans la « salle haute », a été suivi d’un second devant le Cénacle : un miracle de l’ouïe dont les ouailles de Pierre ont été les bénéficiaires.

Tout en maintenant le caractère surnaturel (quoad modum) des événements linguistiques de la première Pentecôte il ne nous semble par interdit de penser qu’un comparable événement, soit naturel, soit préternaturel, se produit quand le latin est en usage et que chacun des fidèles le traduit spontanément dans son langage personnel. Nous disons langage personnel pour bien marquer qu’une telle traduction n’est pas nécessairement exacte du point de vue grammatical. Elle ne l’est peut‑être jamais. Qu’importe ! La grammaire n’est pas en cause parce qu’elle se trouve dans un tout autre registre : il ne s’agit pas du sens littéral ou historique des paroles entendues; il s’agit du sens spirituel, mystique et réservé à chaque âme individuellement; et il s’agit d’une connaissance qui n’est pas réfléchie par la conscience. Une telle traduction se trouve au‑delà d’une trahison grammaticale et peut pour un même texte ou une même parole latine varier infiniment selon les grâces actuellement reçues, selon les dons du Saint‑Esprit plus ou moins actifs, selon les dispositions particulières, les bonnes inspirations, les circonstances passagères ou les besoins momentanés d’une âme en respiration amoureuse avec son Epoux.

Il nous plaît d’évoquer ici un exemple frappant. Notre bienheureuse mère qui prenait le grec pour du latin et ne comprenait ni l’un ni l’autre, s’est souvent plainte : « Ils (les liturgistes) m’ont même pris MON Kyrie Eleison » auquel elle tenait comme à son âme. Pareille à d’innombrables chrétiens elle avait le babélisme vernaculaire en horreur. Mais nous avons des raisons pour penser que ces paroles qu’elle croyait latines ont dû produire dans son âme cristalline des sonorités d’une amplification inouïe, des résonances d’une gamme illimitée et susciter des «traductions » de mille nuances. Un jour, elle nous a dit aussi que les quatre épithètes de la Préface (dignum, justum, aequum, salutare) que les liturgistes prétendent aujourd’hui « pratiquement synonymes » (synonymes, mais pour qui ?) pouvaient dire « infiniment plus » que la traduction vernaculaire figurant dans son missel bilingue. Et combien de fois nous a‑t‑elle raconté que le Sanctus de la Messe « sonnait différemment » à chaque Messe « depuis son enfance » ? Et que les prières du Canon, tout en étant les mêmes chaque jour, ne sont jamais les mêmes et se renouvellent à chaque Messe sans jamais s’épuiser ?

En vérité, si l’on réfléchit sur de tels témoignages que l’on peut observer autour de soi, il apparaît bien que le latin est la voie que tout catholique emprunte sans la savoir. Si une comparaison avec le monde ornithologique était permise, nous dirions volontiers que les fidèles qui ignorent le latin font de la traduction latine comme les oiseaux se mettent à chanter et ne savent pas qu’ils font de la musique. Ils chantent pourtant et leur chant est une expression vitale d’une réelle beauté qu’ils ignorent mais qui n’est nullement ignorée de la Beauté souveraine. Certes ! Les oiseaux produisent du beau et ne le savent pas. Récemment S. S. Paul VI remarqua que toute âme, qu’elle soit musicienne ou non, semble bénéficier de ce charisme qui lui fait cueillir les bienfaits de la musique sacrée par laquelle, dit S. S., l’âme se rapproche de Dieu « même inconsciemment». Il en va de même pour le latin qui, lui aussi, conduit les âmes à Dieu comme malgré elles. Si le mécanisme de sa traduction ‑ tel bec tel chant ‑ est difficile à faire émerger dans une zone éclairée de la conscience ou à soumettre à une analyse rationnelle, c’est que la liturgie tout en étant humaine et historique, temporelle et visible, plonge par son principe et sa fin dans l’éternité. Elle est divine par sa fin. C’est pourquoi elle ne nous permet pas, fussions‑nous compétents, de nous prononcer en connaissance de cause sur la partie que nous connaissons seulement par l’infinité de celle que nous ignorons. Ce que nous en savons c’est ce que les mystiques d’une part, les ethnologues et philosophes d’autre part nous apprennent du dialogue de l’âme avec Dieu.


Tous les auteurs mystiques nous enseignent que pour participer avec fruit aux Saints Mystères, il faut passer par une purification de l’esprit, des sens, de la mémoire, de l’imagination. Il faut éliminer les concepts habituels et chasser les images sensibles. « Pour être disposé à l’union divine, dit saint Jean de la Croix dans sa Montée du Carmel, il faut que l’entendement soit purifié, vide de tout ce qui lui vient des sens, de tout ce qui peut se présenter à lui avec clarté. » Et Ruysbroeck, dans ses Noces spirituelles : « Pour descendre dans l’abîme de la divinité que ne peut atteindre la lumière d’aucune intelligence créée, il nous faut nous débarrasser de tout concept habituel et de toute image pour offrir à Dieu un cœur dans lequel n’est imprimée que l’image du Verbe Incréé. » Saint Thomas d’Aquin sans sa Somme théologique, Tauler dans ses Sermons, ne parlent pas autrement.

Or, le langage vernaculaire le plus spirituel connote toujours et nécessairement ses origines ; il dévie toujours et nécessairement vers le sensible d’où dérive toute connaissance ; il lie l’esprit aux concepts habituels et banaux qu’il doit véhiculer à longueur de journée; il évoque des souvenirs trop matériels et suscite tout un passé d’images sensibles. Le vernaculaire est affecté d’un « péché originel » linguistique, il est trop univociste, trop immergé dans la matière, trop charnel et trop commun pour pouvoir permettre le dialogue personnel et absolument « sui generis » de l’âme avec Celui qui la transcende infiniment et qui pourtant est plus intime à elle qu’elle ne l’est à elle‑même. Le poète n’aspire‑t‑il pas à avoir un langage poétique dont il possède seul la clef ? N’éprouve‑t‑il pas une grande insatisfaction devant les limites linguistiques que le vernaculaire lui impose comme autant d’obstacles infranchissables ? Ebloui par la Beauté un instant entrevue dans l’éclair de son extase poétique, il cherche à s’affranchir du langage banal et commun : il se crée un langage tout personnel. Semblablement, mais dans une situation bien plus spirituelle, le fidèle en prière se compose un langage mystique qui lui est personnel. Et qui est pur. Originellement le vernaculaire commun et quotidien est, sans rémission, affecté de toutes les scories sensibles de la vie terrestre. Mais on ne met pas le vin nouveau dans de vieilles outres. Il nous faut pour toutes nos prières un véhicule propre, un moule pur, une langue sacrée qui soit hors du commerce commun de la pensée.


Les ethnologues, de leur côté, ont observé que toujours et partout les peuples du monde, de tous les temps et de toutes les époques, de toutes les races et de toutes les couleurs, se sont réservés une langue hiératique pour leurs rapports avec la divinité. Que ce fût en paganisme, que ce soit en chrétienté, toujours et partout, l’homme se sert d’une langue particulière, sacrée, réservée pour son commerce avec Dieu. S’ils en constatent le simple fait linguistique que nos liturgistes modernes ne semblent pas même soupçonner, les philosophes, eux, nous en donnent une interprétation et une justification qui ne sont pas nécessairement empruntées à une révélation initiale faite par Dieu au début de l’humanité et transmise par héritage, mais qu’ils trouvent dans la nature humaine elle‑même. L’homme, disent‑ils, est un animal religieux qui éprouve le besoin naturel de se mettre sous la dépendance absolue de l’éternel, de l’immuable, de Dieu qui est sa fin naturelle (finis naturalis). Vivant ici‑bas dans un monde perpétuellement changeant, friable et transitoire, l’homme est naturellement enclin à suspendre sa condition précaire au divin transcendant et solide. Or, cette relation permanente du temporel à l’éternel, du changeant à l’immuable, qui suspend la condition humaine à la transcendance divine est SACRÉE, parce qu’elle concerne le rapport du Créateur au créé ; elle est permanente, parce que l’un des termes est la constitution métaphysique de l’homme, l’autre l’Etre même par essence.


On comprend dès lors que le langage humain exprimant ce rapport permanent doit être hiératique, c’est‑à‑dire sacré ; et anhistorique, C’est‑à‑dire manifestant des signes naturels immuables et non soumis aux vicissitudes du langage ordinaire.

On comprend aussi qu’en faisant de Dieu, Jésus‑Christ, la fin de la nature humaine (finis naturae) la Grâce n’a nullement aboli ce sentiment religieux naturel qui faisait de Dieu sa fin naturelle (finis naturalis), mais l’a surélevé à un niveau supérieur qui dépasse l’ordre purement naturel sans le détruire. Et c’est ainsi que les théologiens mystiques sont parfaitement d’accord avec les ethnologues et les linguistes. L’homme exige pour ses rapports intimes et personnels avec Dieu un langage hiératique qu’il assume en langage personnel. Dans notre Eglise occidentale c’est le latin seul (avec quelques formules grecques consacrées ‑ consacrées en le double sens du mot) qui réponde à ces exigences de la mystique et de la science. Et qui y réponde d’autant mieux que tout en connaissant le « tu », il ignore le tutoiement.


Ouvrons ici une parenthèse. Le clergé français qui se dit « à la page » semble ignorer combien les âmes sont peinées, horrifiées jusqu’à l’indisposition physique, nausées et vomissements, par le tutoiement de Dieu ! Et en supposant qu’un jour, les Français puissent se soumettre à cette insupportable violence qui leur est faite, des millions d’étrangers qui connaissent le français et assistent aux offices français continueront encore à en être scandalisés. Pour eux, comme pour tous ceux, qui, spécialement les malades et infirmes, doivent se contenter des Messes de la radio et de la télévision, le tutoiement restera un outrage. Certes, nous sommes d’autant moins spécialistes de la langue française que nous ne l’avons pas apprise sur les genoux de notre nourrice. Mais nous aimons le français et nous le cultivons comme le latin, le grec, l’allemand et les autres langues apprises après notre langue maternelle. Cependant, les considérations grammaticales sur le « tu » et le « vous » et sur un retour à la tradition antérieure au XVIè siècle (c’est ce que l’on appelle le progrès) ne convainquent absolument pas et ne peuvent nous empêcher de penser et de sentir que le «tu » n’est pas une forme purement grammaticale comme il l’était dans le français d’avant Etienne Pasquier et comme il l’est encore dans le latin et dans l’arabe[9]. Il n’est pas non plus une exigence doctrinale comme chez le peuple de la Bible qui, parce qu’il vivait au milieu de peuples idolâtres et polythéistes, a été obligé pour préserver l’unicité de Dieu, d’employer le verbe au singulier, le substantif « Elohim » (Dieu) étant selon sa forme un pluriel[10]. On ment à soi‑même en s’imaginant que le « tu » français contemporain est pur.

Car il n’est pas pur : il est lourdement chargé de notes et de connotations syndicalo‑démocratico‑popu‑révolutionnaires. Et il est banal et illustre exemplairement que le ‑vernaculaire connote toujours du banal, du commun, du non‑sacral. Le « tu » serait un signe de l’intimité confiante de l’âme avec Dieu ? Allons donc, messieurs les liturgistes, vous savez bien que non. Votre tutoiement n’est pas seulement un anachronisme, il est une insulte. Ceux qui connaissent l’histoire authentique de Lourdes et de la vie de sainte Bernadette savent que déjà sur terre, il y eut une très sainte et grande intimité entre la Très Sainte Vierge et la sainte bergère des Pyrénées. Or, jamais il n’y eut de tutoiement entre Elles ! Méditons cet exemple qui nous vient d’en haut !

Quant au tutoiement du « Notre Père », entrepris, nous dit‑on, dans un dessein oecuménique, nous pensons qu’il y a des arguments qui ne valent pas leur cause, comme il y a des moyens sans rapport avec leur fin. Au surplus, dans ce nouveau texte, dit oecuménique, les traducteurs ont réintroduit l’équivoque qui avait été si heureusement éliminée de l’ancien. Ils prétendent, il est vrai, qu’en traduisant « et ne nos inducas in tentationem» par « et ne nous soumets pas à la tentation » ils auraient obtenu un résultat positif de leur recherche fondamentale. Positif ? En voilà un exemple de ce « retour aux sources » qui fait table rase de ce dont l’Eglise s’est enrichie au cours des âges et qui avait été condamné maintes fois par divers Papes. Car, s’il est bien vrai que, quand nous lisons la Bible, « tenter » peut aussi signifier « éprouver» (et c’est en ce sens que l’Ecriture parle de tenter les peuples, que Job et que Jésus dans le Jardin de Gethsémani, furent tentés), il ne reste pas moins vrai que par une lente élaboration théologique, l’Eglise, pour éviter toute équivoque, et dans un souci de clarté et de précision, avait introduit dans son langage, la distinction souhaitable et nécessaire dont saint Jérôme n’avait pas à connaitre. Théologiquement, en effet, la tentation est une sollicitation au mal par le diable ou par la concupiscence. L’épreuve, au contraire, est une action divine pour vérifier la qualité d’une vertu. Dans le langage de l’Eglise catholique (mais les liturgistes modernes ne tiennent ni au langage de l’Eglise ni à la tradition dogmatique de l’Eglise, ni à son infaillibilité), Dieu ne soumet pas à la tentation. Il permet seulement que nous soyons tentés. De quel droit les traducteurs réintroduisent‑ils l’équivoque que l’Eglise avait éliminée ? Nous ne sommes nullement opposés à la recherche fondamentale ou au rapprochement de textes d’avec des textes plus primitifs (bien des choses seraient, du reste, à dire sur la comparaison du passage avec certains textes grecs), mais nous devons rappeler que pour découvrir le sens littéral des Ecritures, il ne suffit pas toujours de la grammaire, du dictionnaire et des règles d’une exégèse rationnelle. Il faut aussi suivre d’une manière positive les règles de l’exégèse chrétienne et catholique qui procède sous la lumière divine de la Foi[11].

Le philosophe Jacques Maritain que les progressistes considèrent volontiers comme l’un des leurs avait, avant de devenir Paysan de la Garonne, écrit que c’est une sorte de blasphème contre le gouvernement providentiel de l’histoire que de vouloir retourner aux conditions historiques d’une époque à jamais révolue. Maritain se révoltait contre les nostalgiques du Moyen Age qui voudraient faire marche arrière au temps et retourner à cette époque sacrale périmée. Mais en quoi la révolte maritainiste ne serait‑elle plus justifiée quand il s’agit pour les liturgistes de revenir aujourd’hui à l’âge biblique ? Autant changer notre quatre‑chevaux contre un âne. Nous ne sommes pas opposés à une recherche fondamentale faite à bon escient, mais c’est une erreur que d’introduire dans notre langage une équivoque qui n’existait pas pour les anciens lecteurs de la Bible.

Compromission ? Compromis ? Comment qualifier ce texte oecuménique

En tous cas : s’il n’est pas une tentation, le tutoiement est certainement une épreuve. Fermons la parenthèse.


Hâtons nous maintenant de dire qu’en demandant, pour toutes ces raisons qui ont été exposées ici, le maintien du latin et du grégorien, c’est‑à‑dire : exigeant l’observance stricte et l’application droite et sincère de la Constitution conciliaire sur la sainte liturgie par ses auteurs en premier lieu, nous ne songeons pas à rouvrir quelque querelle des rites chinois. Nous pensons qu’il est concevable que dans des pays d’évangélisation débutante et dans des pays absolument étrangers à la civilisation occidentale, l’Eglise élabore une liturgie entièrement indigène, célébrée en langue indigène ‑ pourvu que celle‑ci soit hiératique, sacrale et sacrée ‑ et accompagnée ou non de tam‑tam et d’une musique qui sonnerait à nos oreilles comme une cacophonie de yé‑yé. Mais il serait inconcevable que dans des pays où depuis si longtemps et au profit de tant de nationalités diverses, le latin a été la seule langue vraiment hiératique, l’Eglise élaborât maintenant autant de liturgies diverses et procédât à l’introduction du babélisme et évacuât du culte sacramentaire, ce qui le constitue en propre : la mystique.

Quant aux rites orientaux que l’on nous oppose parfois comme une preuve de la « viabilité » du vernaculaire, il nous est permis de nier simplement l’existence du problème. Distinguons ! Ce qui est indiscutable, c’est que les rites orientaux sont dans leur déroulement si divers, qu’en dépit d’une structure de base similaire, les fidèles habitués aux cérémonies de l’un, ne peuvent que difficilement participer à celles d’un autre. Cela est sans doute regrettable, mais ces regrets s’estompent un peu quand on songe que l’Oriental voyage peu et que les pays de l’Orient sont comme statufiés dans leur immobilisme ancestral et figés comme l’art sacré des icônes qui n’a pas varié non plus depuis mille ans. L’Orient ne connaît pas non plus ces mouvements d’étrangers qui caractérisent l’Occident moderne, encore que le mouvement touristique occidental vers ces pays commence déjà à poser de sérieux problèmes.

En revanche, le problème linguistique, de langues vernaculaires qui seraient liturgiques ou de langues liturgiques qui seraient vernaculaires, ce problème n’existe pas. Car les langues usitées dans les églises orientales (généralement le grec) ne sont pas vernaculaires et il n’y a pas de vernaculaire qui soit liturgique. Les langues usitées en Orient ne sont ni banales ni habituelles; elles ne sont pas le véhicule usuel de la pensée dans la vie quotidienne; elles sont sacrales et sacrées, réservées au culte divin et elles remplissent en Orient exactement le même rôle que le latin en Occident. Les fidèles les ignorent linguistiquement, grammaticalement, mais ils les « comprennent » et les « traduisent » aussi spontanément que nos Occidentaux comprennent et traduisent le latin. Il faut donc dire que dans les églises orientales, il y a des langues liturgiques en usage qui ne sont pas le latin, mais qui sont tout aussi réservées, hiératiques que la langue latine. Et si donc une langue s’impose dans la liturgie, c’est bien la langue hiératique. Bien loin d’infirmer notre thèse, les églises orientales la confirment brillamment : dans ses communications avec l’infini l’homme se réserve un langage... réservé, précisément. Et si l’homme du XXe siècle, devenu adulte, possède un droit, c’est bien celui d’adorer selon les exigences de sa propre nature humaine que la science lui reconnait et que la Grâce présuppose. Nos liturgistes modernes feraient bien de méditer cette sagesse que selon Plutarque on pouvait lire sur le fronton du temple de Saïs :

« Je suis ce qui a été, Ce qui est, Et ce qui sera Nul mortel ne souleva jamais mon voile ».

Peut‑être comprendraient‑ils combien le vernaculaire est, comme l’autel à l’envers, contre‑nature et anti‑mystique.


Nous ne saurions terminer cet exposé sans le rappel d’une autre vérité que les liturgistes modernes méconnaissent gravement : la nécessité du silence.

Un Epître en vernaculaire, puis l’Evangile en vernaculaire, puis l’Homélie (où l’on constate hélas l’absence de l’art et de la science sacrés d’antan), puis encore toutes sortes d’annonces et d’observations : c’est plus que nous soyons à même de supporter et d’absorber en l’espace d’une heure ou deux. Un seul texte biblique nous fournit déjà matière à méditation pour toute une journée !

Et les cérémonies communautaires, nous voulons y participer, car, nous aussi, nous sommes membres de l’Eglise. Et nous le pouvons, à condition que ces cérémonies nous acheminent vers le Christ et qu’elles n’empêchent pas l’oblation intérieure qui se fait en silence ou qui ne se fera pas du tout. Nous ne condamnons pas l’oraison discursive, nous condamnons son exclusivité. Nous ne rejetons pas l’exercice des vertus acquises, mais nous réclamons le silence pour que le Saint‑Esprit puisse prendre possession de nous par ses dons et vertus infuses. Il ne faut pas qu’un activisme aussi stérile que spectaculaire, aussi désséchant que bruyant nous interdise d’accéder au Rédempteur. Ici s’applique encore ce que nous disions du signe et du Signifié : le mode humain doit céder devant le mode divin. Si l’oraison discursive et communautaire ne s’achève pas dans la contemplation personnelle, elle restera finalement aussi stérile qu’une ascétique qui ne s’achèverait pas dans l’union mystique. Et nous voudrions particulièrement que le Saint Sacrifice, de l’Offertoire à la Postcommunion, ne fût plus continuellement perturbé par des chants vernaculaires inopportuns, par des lectures, annonces, cris, ou autres vociférations vernaculaires ou explicatives. Vous donnerez vos leçons de catéchisme et vos instructions syndicales en dehors du Saint Sacrifice. Nous réclamons le silence durant cette partie de la Sainte Messe, pour avoir la possibilité de fait (nous en avons déjà le droit par institution divine) de nous ouvrir au Seigneur, de Lui parler de cœur à cœur, de saisir Ses lumineuses suggestions, de recevoir Ses justes reproches, de prendre part à Son oblation et de partager Ses souffrances divines. C’est dans cette partie du Saint Sacrifice que l’âme chrétienne ne doit pas être empêchée de s’immoler avec son Epoux, de se perdre dans la nuit translumineuse de la Foi, de se jeter dans le brasier de l’Amour divin, de s’offrir en holocauste avec le Christ, d’être crucifié avec Lui et de n’être qu’un avec Lui. Et c’est effectivement dans cette partie de la Sainte Messe, entre Offertoire et Postcommunion, que l’âme se perd en Jésus, qu’elle est trans­formée en Lui, par Lui, qu’elle ne respire plus que par Lui et ne vit plus que par Lui, en Lui. Et alors, partageant avec le Christ d’inexprimables souf­frances pour le salut du genre humain, l’âme humaine s’étend jusqu’aux limites du monde et du temps et seule dans le Christ, elle comprend en Lui toute la communauté des hommes, morts, vivants et à venir. C’est quand, dans le plus grand silence, l’âme semble le plus solitaire qu’elle est le plus solidaire de la cité de Dieu : c’est alors qu’elle est vraiment membre de l’Eglise.

De grâce ! qu’on nous rende, avec le latin et le grégorien, le silence !


  1. Verna : bâtard né d’une esclave.
  2. Conc. de Trente, Sessio XXII, Canon IX.
  3. On nous dit qu’après avoir assisté à une célébration du rite oriental (qu’ils n’avaient pu suivre) les Pères conciliaires seraient tombés piège d’une fallacieuse comparaison qui dans leur fut soufflée à l’oreille par d’habiles liturgistes : « Voilà, Monseigneur, comment cela se passe tous les jours pour nos fidèles du rite latin qui ignorent le latin comme vous ignorez le grec »
  4. Le révérend Dr P. van der Stap 0. F. M. (Séance du vendredi 8 juillet 1966).
  5. La Pensée Catholique, n° 104‑105, p. 40.
  6. Les futurs historiens de l’Eglise auront à examiner ce mutisme comme aussi l’impuissance dans laquelle se trouvent les Pères conciliaires d’appliquer individuellement et de faire respecter dans leur propre diocèse les décisions communes prises au Vatican II.
  7. Et comment qualifier ce fait, qu’un missionnaire venant de la Nouvelle‑Guinée et désirant célébrer selon le rite latin rencontre tant d’obstruction du clergé dans sa propre patrie, parce qu’il n’a pas appris à dire la Messe en hollandais ? Et comment qualifier ce fait que les deux gosses qui ont « osé » servir et communier aux Messes latines de notre missionnaire ont été punis par leur curé qui, dès le retour du Père aux missions, les a chassés de la sacristie comme jadis on a dû chasser les hérétiques de l’Eglise ? Monsieur le curé P. 0. de la paroisse de V. n’a qu’une excuse : celle d’allier la bêtise à son fanatisme vernaculaire.
  8. Controverses, 2e partie : Les règles de la Foi, Discours 25
  9. Au premier abord surpris on ne se sent jamais offensé lorsqu’un Arabe nous tutoie . on sent et l’on comprend qu’au travers des mots français, il nous parle en arabe.
  10. Gen. 1, 1 . « Au commencement Dieux créa le ciel et la terre ». Certains théologiens voient dans ce pluriel suivi d’un verbe singulier un premier indice de la pluralité d Personnes divines dans l’unité de leur substance.
  11. Cf. RÉG. GARRIGOU‑LAGRANGE, « Perfection chrétienne et Contemplation ». 70 éd., tome I, p. 70.
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