L'Eglise de Rome
De Salve Regina
L'Eglise | |
Auteur : | abbé Victor-Alain Berto |
---|---|
Source : | Itinéraires n°139 |
Date de publication originale : | Janvier 1970 |
| |
Difficulté de lecture : | ♦♦ Moyen |
Remarque particulière : | Introduction de Jean Madiran : La grande étude sur « l'Eglise de Rome » que je demandais à l'abbé Berto depuis des années, il s'y était mis enfin; en 1968 ; il l'a laissé inachevée à sa mort. La voici telle qu'il l'a laissée. Après une ample introduction et des souvenirs personnels, et après une digression déjà connue de nos lecteurs, elle aborde le sujet, puis s'arrête au milieu d'une phrase. |
L’Eglise de Rome - Mater et Magistra
« MATER ET MAGISTRA GENTIUM ... CATHOLICA ECCLESIA CONSTITUTA EST ... »
A un évêque qui lui demandait de tenir la main à l'exécution d'une Constitution apostolique de son propre Pontificat, Jean XXIII répondait bonnement : « Mais le Pape ne lit pas ses Encycliques! » Ce que nous croyons volontiers du même Jean XXIII, mais nullement de ses prédécesseurs : nous savons de science certaine que Pie XI, tout en ayant recours à des théologiens de métier pour la rédaction de l'Encyclique Quas primas, les faisait travailler comme sous ses yeux, demandant qu'on s'étendît ici, qu'on se resserrât ailleurs, mettant lui-même la dernière main au document. A elle seule, la critique interne le démontrerait : qui a entendu Pie XI reconnaît du premier coup dans l’Encyclique ce style lent, assez embarrassé, surchargé de relatives et d'incidentes, laborieux autant à écouter qu'à lire, mais finissant toujours par dire ce qu'il voulait dire, inculquant, tenaillant, martelant et assénant sans élégance aucune, mais avec une indomptable vigueur. Tel il était dans ses discours, tel nous le retrouvons dans ses écrits. De Pie XII, il faudrait dire la même chose, sauf la différence, à la vérité surprenante, des génies : là le forgeron s'essoufflant à frapper l'enclume, ici l'essor d'une expression aisée, naturellement souveraine, avec le je ne sais quoi qui subjugue et donne envie de suivre.
N'ayant pas vécu à Rome sous son Pontificat, nous n’avons jamais été à portée de savoir comment il faisait travailler ses théologiens, mais la critique interne suffit encore ; il n'y a qu'à comparer l'une ou l'autre de ses innombrables allocutions avec l'une ou l'autre de ses Encycliques, Sacra Virginitas ou Mystici Corporis ; rien dans celles-ci de moins majestueux ou de moins fortement dit que dans Ubi arcano ou dans Quas primas, mais cet aérien, ce lumineux qui manquait au rude Pie XI. Rude ! Plût à Dieu que Pie XII l'eût été davantage ! Nous y aurions perdu beaucoup de ces « paroles ailées » dont parle Homère, mais nous y eussions gagné un autre épiscopat. Pie XI est mort le 12 février 1939 : il n'y avait plus, le 11 octobre 1962, beaucoup d'évêques de sa nomination. Le 11 octobre 1962, il n'y avait pas tout à fait quatre ans que Jean XXIII régnait : ce n'était pas un espace à pouvoir nommer un grand nombre d'évêques Sans nous livrer ici à une étude statistique, on peut avancer que la plupart des cardinaux qui ont élu Paul VI étaient des créatures de Pie XII, et que les sept dixièmes au moins des Pères conciliaires tenaient leur promotion de Pie XII.
On ne croira pas davantage que Paul VI « ne lise pas ses Encycliques ». Non seulement il a lu Humanae Vitae, mais nous jurerions presque qu'il l'a composée. C'est tellement lui ! Lui avec sa compassion sans mesure pour la faiblesse humaine, lui avec sa conscience scrupuleuse sous l'aiguillon de laquelle il gémit écrasé. Comme s'il disait tout le temps : « Mes pauvres enfants, que je voudrais vous dire autre chose Je l'ai tant souhaité, tant espéré, vous dire autre chose J'ai attendu longtemps, j'ai travaillé, j'ai prié surtout. Seulement voilà, ma prière n'a pas été écoutée, ou plutôt Dieu ne répondait qu'une chose : Tu es Petrus. Ce n'est pas l'envie qui me manquait de bouger un peu, mais les rochers ne peuvent pas bouger, le Rocher que je suis malgré moi moins que tout autre. Ce n'est pas l'envie qui me manquait d'être un peu tendre, de me laisser entamer un peu. Mais les rochers, c'est de la pierre, et le rocher que je suis est une pierre inentamable. A mesure que j'ai voulu m'attendrir, je me suis senti devenir plus dur. Tout ce que je sais, c'est que c"est pour votre bien, mes pauvres enfants puisque, dans le sable du monde, vous ne sauverez vos pauvres âmes qu'en vous cramponnant ferme au Rocher que je suis. Que je bouge, vous êtes tous perdus. Qu'un éclat se détache de moi, ceux qui s'y seront accrochés seront perdus. Vous voyez bien que je ne peux pas bouger, que je ne peux pas me laisser entamer. Je ne suis votre salut qu'à ce prix, parce que c'est à moi, hélas, à moi qu'il est dit : e Tu est un Rocher, et sur ce Rocher je bâtirai mon Eglise ».
Oui, c'est là Paul VI, et l'Encyclique le peint. Nul envol, nulle ampleur, une constriction de la gorge plutôt, des mots qui ont peine à sortir, le ton même que Paul VI avait lorsque dans Saint-Pierre il déclara « la très sainte Marie Mère de l'Eglise » comme s'il eût craint, (et il craignait et il avait sujet de craindre), un cri de fureur sur certains bancs conciliaires. Un évêque italien nous disait que non loin de lui, des Pères ne s'étaient pas joints à l’acclamation commune, étaient restés assis, verts de rage, verdi di rabbia. Là non plus, il ne pouvait pas dire autre chose ; là aussi, malgré lui le Tu es Petrus résonnait dans sa conscience. Nul de ceux qui l'ont entendu ce jour-là ne songera à dire que Paul VI « ne lit pas ses Encycliques ». Bien plutôt ils diront qu'on l'y entend.
Ici prenait place une digression « arrachée » à l'abbé Berto par la « Note pastorale » de novembre 1968.
Mais, en raison de l'urgence, cette digression d'actualité ne pouvait attendre, pour être publiée, qu'il ait terminé la présente étude. La digression devint donc notre supplément intitulé : « Humanae vitae et la Note pastorale », paru et diffusé en décembre 1968 , puis elle prit place dans notre numéro de janvier 1969 sous le litre : « Les évêques et la contraception ».
Après ces pages véhémentes que nous a arrachées cette trahison de l'Encyclique, cette connivence avec le mal, qui, au pied de la lettre, nous empêche de dormir depuis trois jours, revenons à notre sujet.
Nous supposons que Jean XXIII, qui, de son aveu (une boutade, nous le voulons bien, mais que rend vraisemblable ce que nous savons de son scepticisme auquel n'échappait qu'une foi d'enfant) « ne lisait pas ses Encycliques », a bien dû lire au moins la première phrase de celle que nous citions en commençant et s'applaudir d'un si beau coup de cymbales : « Mater et Magistra », indéniablement, c'est une ouverture trouvée, comme aurait dit Péguy. Le malheur, et, selon nous, l'immense et presque irrévocable malheur, c'est que cette magnifique expression soit placée en apposition aux mots : Ecclesia catholica, alors qu'elle n'aurait dû souffrir auprès d'elle que les mots Ecclesia ROMANA.
Ce n'est pas, on le pense bien, que l'Eglise catholique ne puisse être appelée la Mère et la Maîtresse des peuples ; il ne s'agit que de savoir à quel titre elle mérite cette glorieuse appellation. Ce n'est pas non plus que, dans les documents émanés de la Première Chaire, ces mêmes mots n'aient jamais été appliqués à l'Eglise universelle, nous n'en savons rien, nous n'avons pas dépouillé vingt siècles de Bullaires. Toutefois, de tels documents nous n'en connaissons pas un seul. Dans la Profession de Foi catholique de Pie IV, on trouve au contraire cette phrase solennelle, dont notre étude ne sera que le commentaire : « Sanctam Catholicam et Apostolicam ROMANAM Ecclesiam omnium Ecclesiarum matrem et magistram agnosco, Romanoque Ponfifici beati Petri Apostolorum Principis successoris ac Iesu Christi Vicario veram obedientiam spondeo ac iuro. » Phrase contenue dans la formule de serment de la profession de foi, formula iuramenti professionis fidei, que Pie IV, par la Bulle Iniunctum nobis, imposa aux bénéficiers ecclésiastiques le 13 novembre 1564. Depuis lors, c'est-à-dire depuis quatre siècles, Cardinaux, Evêques, Docteurs en Théologie, préalablement à leur création, promotion ou institution, ont émis ce serment. Il n'a été remplacé qu'en 1965 ou 1966, par une formule beaucoup plus courte, une addition de quelques lignes au Symbole de Nicée, où mention demeure de la primauté du Pontife romain, mais où a fait naufrage la reconnaissance de l'Eglise particulière de Rome comme « Mère et Maîtresse de toutes les Eglises », ce qui est pour nous et pour bien d'autres, la source d'un intarissable regret.
L'autorité de l'Eglise romaine (une fois pour toutes disons que dans cette étude, « Eglise romaine » signifiera « Eglise particulière de Rome » et non « l'Eglise catholique romaine ») est tout entière dérivée de celle de son Evêque, comme toute autorité dans l'Eglise.
Seulement, elle est la seule Eglise particulière dont l'Evêque soit le Pape. Elle est la seule qui jouisse du privilège de se donner son Evêque, et par là même du privilège incomparable de donner, en la personne de son Evêque, un chef à toute l'Eglise. « Il n'est douteux pour personne » dit le IIIe Concile oecuménique célébré à Ephèse, « il est au contraire connu de tous les siècles que le saint et très bienheureux Pierre, Prince et Chef des Apôtres, colonne de la foi et fondement de l'Eglise catholique, a reçu de Notre-Seigneur Jésus-Christ, Sauveur et Rédempteur du genre humain, les clefs du royaume, lequel jusqu'à maintenant et pour toujours vit et exerce la judicature en la personne de ses successeurs ». D'où il suit, ajoute le XXe Concile oecuménique (Vatican 1) « que quiconque succède à Pierre en cette chaire selon l'institution du Christ lui-même, reçoit la primauté sur toute l'Eglise ». Contrairement à ce que même de pieux fidèles, mais mal éclairés; s'imaginent, les Papes ne sont point évêques de Rome à raison de ce qu'ils sont Papes, comme si le siège de Rome était en dépendance de la dignité pontificale ; c'est la dignité pontificale qui est attachée au siège de Rome, et les Papes sont Papes à raison de ce qu'ils sont Evêques de Rome.
Il y a ici la rencontre providentielle d'une disposition divine et d'une conjoncture historique. Dans l'antique et vénérable définition du Pape Petri heres in sede romana il y a d'abord le Petri heres : pour être Pape, il faut être l'héritier de Pierre, cela, c'est ce qui a été immédiatement déterminé par le Seigneur. Mais nous ne lisons point qu'il ait expressément désigné Rome pour le lieu où mourrait Pierre, et où le successeur devrait recueillir l'héritage. Que Pierre fût mort sur son premier siège d’Antioche, à perpétuité ce sont les évêques d'Antioche qui eussent été les Papes. In sede romana, c'est la conjoncture historique. Mais comme il n'existe pas de machine à remonter le temps et à effacer l'histoire, il demeure à la fois divinement vrai et historiquement certain que le Pape est « l'héritier de Pierre sur le siège romain, Petri heres in sede romana », et personne n'y peut plus rien.
Personne ? Nous ne croyons pas qu'il soit entré dans la tête d'aucun Père de renverser cet arrangement dont le caractère, pour qui du moins croit à la Providence, est assurément providentiel. Mais à quoi ne s'est pas attaquée la rage antiromaine de certains « experts » ? Nous en avons entendu un ‑ entendu de nos oreilles – nous dire que le temps était venu de dissocier la Papauté d'avec le Siège romain ; qu'il convenait que le Pape désormais fût élu, non par les seuls membres cardinaux du clergé romain, mais par un sénat représentatif des évêques du monde entier, ou même au suffrage universel par les évêques du monde entier, et que cet élu pût être l'archevêque de Sidney ou de Chicago ; lequel serait Pape sans quitter son siège et sans occuper celui de Rome, en sorte que Rome ne serait plus qu'un évêché parmi les autres, et son évêque un évêque parmi les autres.
Si cet inepte rêve a troublé d'autres cervelles, nous l'ignorons ; nous n'en serions surpris qu'à moitié : il y a eu autour de ce Concile tant de conventicules et de conciliabules où ont plastronné tant d'homoncules, que nous ne voudrions jurer de rien. Le vraisemblable serait plutôt qu'il y ait eu un comploticule en gésine d'un horrible avorton. C'est bien fait. Car, sans parler du reste, cette sottise était encore plus impraticable que venimeuse. Imagine-t-on les innombrables services nécessaires à l'activité du Chef de l'Eglise catholique, même réduits à l’extrême, obligés de se déconstituer et reconstituer sans cesse, et de se transporter tous les dix, douze ou quinze ans d'un continent à un autre, accompagnés de cent trains d'affaires courantes, de cinq cents trains d'archives, sans compter le personnel et le mobilier ? La « lenteur romaine » est proverbiale, et sans nous en émouvoir outre mesure, nous n'en sommes pas plus enchanté que d'autres. Mais s'il fallait subir les délais d'une affaire commencée à New York, continuée à Copenhague, et poursuivie à Melbourne, la « lenteur romaine », par comparaison, paraîtrait un prodige d'expédivité.
C'est nous arrêter trop longtemps à une élucubration absurde. Mais un autre bruit court, avec, hâtons-nous de le dire, tous les caractères d'un « ballon d'essai » qui paraît, disparaît reparaît et disparaît encore, parce que de Rome même, rien ne vient qui l'aplatisse une bonne fois. On insinue, on chuchote, que le Pontife régnant, sans déposséder entièrement son Eglise du privilège aussi ancien qu'elle-même de choisir son Evêque, l'en dessaisirait partiellement. Elle ne serait plus seule